Les sources de l’hétéronomie

Par Julien Clamence

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J’ai eu l’occasion, dans un précédant billet, de présenter rapidement la pensée de Cornélius Castoriadis et plus spécifiquement son projet d’autonomie. L’autonomie est pour lui l’émancipation individuelle et collective, la capacité de l’individu de construire son univers social et politique avec les autres. Or, Castoriadis a aussi beaucoup théorisé les causes de l’hétéronomie, l’état ayant dominé l’espèce humaine pendant presque toute son histoire. L’hétéronomie relève de toutes les formes de dépendances des individus à des institutions héritées et imposées ; elle signifie aussi l’incapacité des acteurs politiques à mettre en question la société, à détruire les formes sociales aliénantes et à en fonder de nouvelles, plus émancipatrices. Intéressons-nous cette fois aux sources de l’hétéronomie.

Castoriadis évoque explicitement deux grandes sources : la privatisation des individus et la bureaucratisation des organisations politiques et économiques. Les deux se nourrissent l’une l’autre ; la privatisation permet à la bureaucratie d’asseoir son hégémonie structurelle et la bureaucratie renforce le sentiment d’impuissance qui conduit au retrait des individus dans leur sphère privée, leur oïkos. Castoriadis dénonce également une l’apathie politique, liée aux deux phénomènes précédents, mais qui s’exprime plutôt en une forme de crétinisation de la société. Ce concept parcourt son œuvre en filigrane. Les sociétés occidentales, fortes d’un savoir millénaire et des révolutions scientifiques et philosophiques des siècles derniers s’enfonceraient dans une reproduction de la bêtise comme moyen de contrôle des peuples. Le philosophe peut ainsi dire, je paraphrase : agir c’est éteindre la télévision ; on acquiert sa liberté en agissant et non en consommant, en étant actif et non passif.

Analysons successivement les différentes sources de l’hétéronomie.

  1. La privatisation

Cette transformation de la sociabilité, que Castoriadis date des années 50-60, se révèle encore plus systématisée et révélatrice aujourd’hui. Jamais sans doute le citoyen occidental n’a été aussi passif politiquement. Bien sûr, il existe encore des mouvements sociaux mais ils ne sont plus massifiés. Ils sont caractérisés par leur fragmentation, leur instantanéité et leur faiblesse programmatique. De fait, les individus ne remettent plus en cause l’ordre établi – or, peut-on vraiment dire que c’est par adhésion pour ce dernier ? Au contraire, le comportement individuel semble dominée par l’apathie, le rejet de l’action elle-même. Castoriadis dit : « nous vivons dans une société de hobbies et de lobbies. ».

Il faut d’ailleurs préciser que les citoyens ne se rétractent pas sur leur oïkos au sens strict mais sur une construction sociale privatisante. Les organisations et les associations ne tentent pas de construire des identités collectives et de mettre en place une forme de relations méta-individuelles mais fonctionnent sur un modèle atomique. Ainsi, non seulement la sphère privée – et toute la dimension consommatrice qu’elle charrie – représente un refuge pour l’individu qui se sent incapable d’agir collectivement ; mais de plus, la sphère privée/publique, l’agora, se trouve envahie par une multiplicité de lobbies, regroupement d’individus atomisés, dont les revendications sont ultra-minimalistes et ne cherchent pas à changer l’essence de la situation.

Pourquoi les citoyens se retranchent-ils derrière les murs de leur individualité ?

Il n’y a pas de réponse simple à cette question. D’un côté, le sentiment d’impuissance et de l’inutilité de l’action politique doit jouer un rôle. Ce sentiment est renforcé par la constitution de la bureaucratie et d’une classe politique professionnelle, fermée au renouvellement de ses cadres et ayant abandonné tout volontarisme politique en acceptant la Dictature économique et l’Austérité.

L’effondrement de la pilarisation idéologique des organisations sociales et des médias est aussi en cause. Le passage d’une presse éclatée et idéologiquement opposée à un système médiatique monolithique – ce qu’on appelle souvent le mainstream – génère une dépolitisation de l’information. L’autocensure politique et la neutralité de façade empêche la mise en place de toute perspective perceptive sociale.

Enfin, et c’est à mon avis la raison la plus importante, la guerre culturelle a été gagnée par le capitalisme qui a résolu l’un de ses problèmes principaux : la constitution d’un front de classe conscient. Le marxisme, sous diverses formes, a conduit à la conscientisation du mouvement ouvrier et, dans une moindre mesure, de l’ensemble des travailleurs. Dès les années 50, le clivage de classe a commencé à se déliter et pour cause le système économique s’est modernisé et les services ont pris une plus grande importance face à l’industrie. Au lieu de s’adapter à la situation, la théorie critique s’est brisée en deux grands courants : les marxistes et néo-marxistes qui défendent encore une vision « classique » de la lutte des classes opposant prolétariat et bourgeoisie (avec parfois la classe moyenne comme arbitre) et les théoriciens de la domination qui donne une prépondérance aux différents groupes de dominés (femmes, immigrés, jeunes, homosexuels, etc.) dans le renversement de l’ordre établi. Les premiers vivent dans l’illusion des luttes passées et les seconds ont abandonné l’idée même d’une lutte anti-capitaliste (unifiée).

Face à cette situation, les individus, même politisés, ne peuvent plus imaginer une forme de lien unissant tout les damnés de la terre fondant un monde autre, bien entendu meilleur.

  1. La bureaucratie

D’un point de vue collectif, la forme bureaucratique s’est généralisée à tous les niveaux de la société occidentale. Les organisations sont marquées par un fossé titanesque entre les donneurs d’ordres et les exécutants ; elles reproduisent les mêmes formes de domination impersonnelle, verticale, déshumanisée et privilégiant une logique purement « rationnelle ». Les individus sont doublement aliénés. Ils sont considérés à la fois comme des atomes, esseulés et donc déforcés ; et comme une masse informe, mécanisée et non-créative.

Cet état de lieu concerne en premier lieu les entreprises privées et l’appareil étatique mais, de fait, s’applique aussi à toutes les organisations syndicales et de la « société civile ». La généralisation de l’approche bureaucratique amène à la managérialisation, au primat de l’efficacité et à la théorie de la gouvernance. L’enseignement, le monde culturel et les médias sont les nouveaux terrains de conquête pour la bureaucratie.

Il est à mon avis anecdotique de se demander dans cet article comment la bureaucratie s’est mise en place, il s’agit d’un phénomène historique particulier et inhérent au capitalisme. Mais, on peut se demander pourquoi cette forme d’organisation est devenue hégémonique et quelles sont les conséquences de cette hégémonie ?

Le contrôle rationalisé de la bureaucratie permet de mater toute autonomisation des travailleurs et de leur appliquer des politiques « prêtes à porter ». Les mêmes méthodes managériales peuvent être employées aux États-Unis et en Europe ; n’importe quelle entreprise ou n’importe quel service a vocation à gérer ses employés de la même manière. De fait, elle réduit aussi le nombre de donneurs d’ordres au strict minimum. Si on faisait aujourd’hui le compte des personne possédant un réel pouvoir de décision en Europe, elles se compterait en milliers, voir en centaines. Cela est ridicule par rapport à la population européenne.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que la bureaucratie, qui était d’abord nationale, a servi de modèle à la construction de l’Union Européenne et en est le modèle de fonctionnement actuel. Les élites nationales (disons, les donneurs d’ordres nationaux) ont été eux-même supplantés par des élites trans-nationales, principalement composées de membres de la classe politique et des classes économiques (banques, multinationales, etc.).

Quant aux conséquences, elles sont nombreuses. La bureaucratie a renforcé la privatisation mais, d’un autre côté, elle a généré toute une série de problèmes que le capitalisme mondial tente actuellement de corriger. Les individus, privés d’espace créatif, ont tendance à déprécier le travail en lui-même et donc à faire baisser leur potentiel de productivité. De même, les formes de renouvellements économiques et culturels sont bridées par l’affaissement de l’imaginaire collectif. Même si les libéraux nient ce fait, l’économie nécessite des travailleurs possédant un certain nombre de qualités : intérêt pour son travail, honnêteté dans l’exécution des tâches et dans le chef des donneurs d’ordres, une certaine forme de passion. Tous ces traits sont détruits par la bureaucratie et remplacés par des habitudes anti-économiques : rejet du travail en général, tendance à profiter aux maximum des fissures du système, apathie et manque d’imagination.

  1. La crétinisation

Ce concept est sans doute celui qui est le plus périlleux. Dire que le capitalisme fonctionne d’autant mieux que les travailleurs sont dépossédés de tout savoir critique ne pose pas beaucoup de difficulté. Il existe suffisamment d’études, théoriques et pratiques, sur le rapport entre éducation et sociabilisation politique ou sur la reproduction de la hiérarchie sociale dans l’enseignement. Par contre, soumettre à l’analyse des problématiques complexes – telles que comprendre comment le système éducatif construit la domination sur le long terme ? Quelles sont les responsabilités des différents acteurs ? Et, surtout, en quoi les progrès technologiques et l’évolution des mœurs jouent un rôle ?- revient à comprendre le rapport fondamental entre démocratie, socialisme et savoir.

La critique de Castoriadis, qui n’a jamais, à ma connaissance, explicité ce facteur d’hétéronomie, porte avant tout sur le développement d’un rapport des masses avec l’information et la connaissance. La télévision n’est pas seulement un média dont le contenu est impropre mais dont la manière de véhiculer tout contenu est impropre. Elle se révèle un mauvais médium avant tout. La crétinisation se concentre donc à la fois dans l’utilisation massifiée d’une source d’informations polluées et qui ne peut pas devenir un facteur d’émancipation et de lutte. Le relativisme qui caractérise certains milieux actuels renforce cet état de fait et la dévalorisation de savoir comme positivé a priori.

Mais la crétinisation n’est pas seulement un rapport à l’information objective. C’est aussi un rapport des producteurs d’informations (journalistes, universitaires, etc.) aux percepteurs de l’information (les masses). Dès l’instant où les élites et les intellectuels, qui disposent d’un monopole relatif de production de l’information, considèrent leur public avec mépris et lui proposent un succédané de connaissance, le système éducatif-permanant s’effondre. Il est d’ailleurs étrange de constater que le paradigme des Lumières qui considérait le savoir comme une clé presque absolue de la libération individuelle a été aujourd’hui remplacé par un pessimiste profond qui évolue en parallèle à l’idée que l’Histoire s’est arrêtée et que le règne du Dernier Homme a débuté.

Au final, la crétinisation revient à nier la philosophie de l’action au profit celle de la passivité et de l’impuissance. Le postmodernisme avec le relativisme, le marxisme avec la rationalité absolue ont tous deux abandonné l’idée que l’action puisse être à la fois transcendante et libre, fonder sa propre morale et sa propre politique. Castoriadis a levé le voile d’un mode de domination qui n’est pas basé sur la terreur et la coercition mais sur la généralisation de l’entertainment et de la puissance des hobbies comme seule convergence des frustrations sociales.

Ces trois formes d’hétéronomie, la privatisation, la bureaucratie, la crétinisation ont toutes en commun de transformer l’imaginaire politique des peuples et de leur faire intégrer non seulement l’aliénation capitaliste mais aussi l’inexistence d’aucune autre alternative que les régimes totalitaires ou dictatoriaux. La lutte contre le néo-libéralisme, contre le capitalisme, contre le statu quo passe par une reconquête de l’univers social et politique dans le chef de l’individu lambda.

Les causes de l’hétéronomie, une fois analysées et comprises, deviennent des cibles concrètes. Il est possible de combattre la privatisation par l’exemple et par des entreprises de resocialisation, avec la mise en avant des valeurs de fraternité, d’amitié et de collectivité ; la bureaucratie ne peut sans doute être affaiblie que par l’auto-organisation de mouvements sociaux visant l’autonomie ou, plus difficilement, par un sabotage institutionnel venant de l’intérieur de leur appareil ; enfin, à la crétinisation doit répondre une éducation populaire et politique constante, à travers des médias antilibéraux et anticapitalistes aux publics différenciés, entre codes intellectuels et codes de propagandes plus larges.

L’autonomie est une exigence qui va avec un renversement de l’ordre social par l’intérieur et par des conditions externes. Il est malheureux que l’exercice révolutionnaire soit aujourd’hui aussi dépendant des crises du néo-libéralisme lui-même ; mais, la révolution est aussi une révolution des mœurs, de la morale et du logiciel de nos organisations. Lutter contre l’hétéronomie, c’est fournir les armes à ceux qui, demain, assisteront et participeront à la chute du système.

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