Par Wil (AL Paris-Nord-Est)
Le principal reproche que l’on peut adresser aux « réformistes » ne vise pas la modestie de leurs revendications. La contestation du réformisme réside dans l’affirmation de son caractère illusoire et fondamentalement irréaliste dans la conjoncture de crise du capitalisme.
Ce qui fonde un positionnement révolutionnaire, c’est la reconnaissance de l’impossibilité de réformes durables dans un sens favorable au grand nombre. Cette impossibilité n’est pas « politique ». Des réformes provisoires pourraient être mises en œuvre à la faveur d’une modification du rapport de force, mais elles échoueraient immanquablement à plus ou moins brève échéance. Plus précisément, si des latitudes existent lorsque l’accumulation connaît une dynamique forte, ce n’est plus le cas quand manifestement cette dynamique s’essouffle.
Lorsque les rapports capitalistes entrent dans un processus de crise, les opportunités de réforme en effet se ferment de façon d’autant plus définitive que le processus en question est plus avancé. La croyance qu’il pourrait en être autrement, et cela à la condition seule de le vouloir politiquement, repose sur une méconnaissance des mécanismes en jeu dans le développement du capitalisme. Pour la gauche critique, le principe des crises réside, en dernière analyse et conformément à la lecture qu’en donne un keynésianisme hégémonique en son sein, dans des déséquilibres intervenant au niveau du « partage de la richesse ». Ces déséquilibres sont supposés résulter seulement de la cupidité laissée à elle-même des détenteurs de capitaux, avec cette conséquence d’amputer l’économie d’une part toujours plus importante de la « demande ». Si tel était le cas, un rééquilibrage du poids politique des masses laborieuses et la formation d’un compromis social stable appuyé sur ce dernier ne seraient critiquables en effet qu’au titre d’objectif par trop mesuré.
Capitalisme néolibéral
La dérégulation néolibérale aurait donc été imposée à la faveur d’un coup de force mû par le désir insatiable d’argent des magnats de l’industrie et de la finance. Le « désir insatiable d’argent » est en réalité une constante anthropologique caractéristique de l’homo capitalismus et, en cela, il ne saurait rendre compte à lui seul de la bifurcation néolibérale opérée dans les années 1980. On se rappellera plus significativement qu’elle prend place dans un contexte de crise aiguë affectant avec une sévérité remarquable les profits d’alors. En réalité, pour des motifs de nature structurelle, le capitalisme est confronté de façon récurrente à une raréfaction critique de la seule forme de richesse qui lui importe, la « richesse abstraite », celle figurée par l’argent. Cette affirmation a quelque chose de contre-intuitif puisque c’est la démesure qui s’impose à l’attention : l’observation quotidienne des masses de « richesses matérielles » déversées au péril de notre écosystème et les fortunes colossales concentrées en quelques mains. Dans la société industrielle marchande, l’argent représente l’activité passée, présente et future des travailleurs. Le capital fictif à cet égard, qui a revêtu des proportions extravagantes sur les trois décennies écoulées, correspond à des « projets » d’investissements productifs. Ils ne connaitront aucune traduction dans la réalité mais serviront de gages pour obtenir de l’argent frais. Si donc la spéculation sur les gains « futurs » a gagné en importance dans la conjoncture dite néolibérale, c’est en raison de la pénurie des occasions de valorisation de court-moyen terme. Sans l’endettement massif – par exemple – des ménages américains, les excédents commerciaux européens et asiatiques n’auraient trouvé aucun débouché. Autrement dit, l’économie de la dette n’a pris l’essor considérable qu’on lui connaît qu’à partir du moment où les mécanismes endogènes de croissance ont commencé à faillir. Outre le facteur subjectif de la soif de profits immédiats de l’actionnaire, le « court-termisme » fréquemment invoqué trouve donc son origine dans le rétrécissement objectif des fenêtres d’opportunité en matière d’investissement. De ce point de vue, les profits faramineux dont la presse fait régulièrement étalage sont l’arbre qui cache le potager…Nous ne disons pas que la domination est mise à mal en général, seulement que sa modalité capitaliste est en crise. C’est ce que l’indignation réformiste ou l’« économisme atterré » contribue grandement à faire ignorer. Sacrifiant opportunément à l’humeur contestataire d’une partie croissante de la population, qui n’est pas sans entretenir une certaine ambiguïté avec le populisme, la critique réformiste procède à une dénonciation tonitruante de la finance bien faite pour conférer le charme de la subversion aux prises de position les plus banalement alter-capitalistes.
La théorie critique de Marx
Pour Marx, le caractère cyclique des crises est imputable aux contradictions propres au système capitaliste. En plus de l’antagonisme de classe qui se matérialise dans la déformation du partage des revenus en faveur des propriétaires des instruments de production, Marx identifie dans le développement technique et la rationalisation de l’organisation du travail les causes principales de la liquidation du travail humain qui, arrivée à un certain seuil, finit par constituer un obstacle décisif à la poursuite de l’accumulation. Car – et ce fait n’est pas assez compris – c’est la croissance de l’activité-travail à un certain rythme qui assure le cas échéant une demande suffisante aux marchandises produites. Or, plus les standards de productivité s’élèvent, plus cette croissance devient problématique. Ainsi, une masse toujours plus grande de marchandises est réalisée avec toujours moins de travail salarié. D’où les difficultés de réalisation des ventes qui avec la révolution de la microélectronique se sont encore approfondies. Ses conséquences potentiellement dévastatrices n’ont été repoussées que grâce au gonflement sans précédent de capital fictif. Néanmoins, comme l’indiquent la succession rapprochée des crises, ainsi que l’intensité croissante de celles-ci, l’expédient de la dette et le sursis qu’elle a pu accorder arrivent à leurs limites historiques.
Un système en crise
Les menées agressives récentes du capital contre la société ne sont pas le seul résultat de l’avidité, laquelle définit invariablement l’oligarchie. Le système capitaliste se trouve être réellement en crise. Cette crise prend certes la forme d’une paupérisation absolue des travailleurs, mais ce n’est pas seulement du fait de l’égoïsme sans borne de quelques financiers et de la prompte servilité des élites politiques. Il faut également en saisir la raison dans le recul inexorable de la part du travail salarié dans la production d’ensemble. Ce recul est opéré dans un contexte de forte concurrence et au moyen des sophistications incessantes de l’appareil productif. Il s’agit là du côté objectif et systémique de l’accumulation capitaliste qui accompagne, côté subjectif, la résolution des capitalistes à accroître leurs gains. En somme, la violence de classe joue naturellement le rôle majeur dans cette affaire, mais elle s’exerce en même temps dans le cadre des conflits inhérents à la production marchande : d’un côté le salaire apparaît comme un débouché, de l’autre comme un coût ; le capitaliste individuel cherche à réduire le plus possible les coûts du travail tandis que le capitalisme global réclame davantage de travail au titre de l’élargissement de la consommation, et tout cela dans le cadre d’un processus tendant à l’élimination croissante du travail. Aussi, le choix entre politique de l’offre et politique de la demande sur lequel la gauche supposée radicale appelle à se prononcer n’est-il rien d’autre qu’une manière d’occulter les contradictions réelles du capitalisme et leur dynamique délétère. Il importe de prendre clairement nos distances avec le réformisme théorique et politique et faire le choix de l’utopie plutôt que celui de la chimère.