1976 : Entre espoir et désillusion, la renaissance de la CNT espagnole

Propos recueillis par Jérémie (AL Gard), traduction de Jérémie et José

MITING CNT MONTJUÏCDans l’Espagne débarrassée de l’ombre de Franco, un vent de liberté traverse la Péninsule. Après 40 ans de régime dictatorial, la centrale syndicale libertaire, la CNT, sort de la clandestinité. Témoin et acteur de cette renaissance, Angel Bosqued, secrétaire international de la CGT espagnole, revient sur ces années d’espoir d’un renouveau libertaire au pays de Cervantes, sur ses temps forts, ses contradictions et ses échecs.

Alternative libertaire : Quel est le contexte social et politique de l’État espagnol au cours des dernières années du régime franquiste ?

Angel Bosqued : Des changements fondamentaux se sont produits au cours des années qui ont précédé la mort de Franco, le 20 novembre 1975. Mais, jusqu’à la fin de l’année 2000, on trouve des traces du franquisme chez des personnalités significatives de la société espagnole.

Pour nous en tenir aux années 1970, après une phase de développement commencée en 1957, l’économie espagnole connaît une crise importante, avec une inflation qui atteint les 17 % et des taux de chômage entre 9 et 16 %.

Dans le contexte géopolitique de guerre froide, les traités d’« amitié et de coopération » avec les États-Unis sont renouvelés (installation de bases militaires contre la fourniture de lait en poudre). Sur le plan politique, l’ETA assassine le chef du gouvernement Carrero Blanco à Madrid le 20 décembre 1973. Toute une série de nouveaux assassinats de policiers et de militaires suit.

En 1975, on note malgré tout un certain fléchissement du régime. Pour la première fois, l’Église, qui exerce à cette époque un pouvoir de fait essentiel, se prononce publiquement en faveur des droits d’association et d’expression. Cette même année, le catalan, le basque et le galicien sont reconnues comme langues co-officielles aux côtés du castillan. Le 18 novembre, les Cortes, une sorte de parlement désigné par le parti unique, décrètent la fin de la présence espagnole au Sahara occidental.

Puig Antich

Côté répression par contre, le régime demeure inflexible et continue à assassiner ses ennemis. Parmi les dernières exécutions, soulignons celles de Puig Antich (garroté le 2 mars 1974 avec le condamné de droit commun Heinz Chez), de Paredes Manot « Txiki » âgé de 21 ans et d’Angel Otaegui, 33 ans, tous deux militants de l’ETA, fusillés à Burgos. Ce même jour, José Luis Sànchez Bravo, 22 ans, Ramon Garcia Sanz, 27 ans, et José Humberto Baena Alonso, 24 ans, membres du FRAP, sont fusillés à Hoyo de Manzanares. N’oublions pas non plus que le 3 mars 1976, à Vitoria, la police a lancé des bombes lacrymogènes à l’intérieur d’une église et tiré sur ceux qui en sortaient, tuant cinq personnes qui participaient à une lutte syndicale.

Le 20 novembre 1975, la mort de Franco s’accompagne, selon les personnes, de quelques jours de fête, de silences, de doutes et de changements au sein de l’appareil d’État. Un nouveau roi, désigné préalablement par Franco, exerce le pouvoir monarchique malgré la survivance temporaire des vieilles institutions qui assuraient le contrôle totalitaire. Ainsi, Juan Carlos Ier sera chef d’État, mais non pas chef de gouvernement. Ce n’est que le 15 juin 1977, après avoir ouvert la voie à la légalisation des partis politiques, qu’auront lieu les premières élections législatives à un parlement « démocratique ». Le 6 décembre 1978, une nouvelle constitution, toujours en vigueur, est adoptée par référendum.

Peux-tu revenir sur les premières années d’activité de cette CNT reconstituée ?

Jusqu’en 1951, la CNT et des groupes libertaires avaient maintenu une action clandestine très active, avec notamment une grève sauvage des tramways à Barcelone.

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Meeting de Montjuic, 2 juillet 1977

Le 27 mars 1976, l’acte de renaissance officielle de la CNT a lieu au cours d’un meeting public à San Sebastián de los Reyes à Madrid. Néanmoins, le moment fort de cette renaissance est surtout, le 2 juillet 1977 à Barcelone, le meeting de Montjuic, qui attira plus de 300 000 personnes. Un meeting qui impressionna tout le monde et qui marquait le retour officiel de la CNT dans le paysage social ibérique.

Malgré le succès du meeting de Montjuic, la réalité de reconstruction de notre centrale était moins évidente. L’activité de la CNT était fragile. Comme celle d’ailleurs de toutes les organisations du mouvement social dans cette période postfranquiste. Nous sortions d’une dictature de quarante ans et les envies de liberté étaient immenses. En même temps, nous faisions face à une violence très importante de l’extrême droite qui n’entendait pas perdre ses prérogatives.

La création de sections syndicales, de syndicats locaux, la présence au sein des assemblées, des manifestations, comme les combats de rue contre la police ou les fascistes, étaient continus. En partant de zéro, la CNT compta rapidement pas moins de 300 000 adhérents et adhérentes, dont 100 000 en Catalogne.

Face à cette croissance vertigineuse de nos effectifs, le fait est que nous n’étions pas préparés pour digérer autant de personnes qui venaient de traditions diverses. On y retrouvait : des syndicalistes de lutte de classe, la génération des vétérans de 1936 attaché-e-s à leur héritage historique mais aussi des camarades issu-e-s des luttes autour des thématiques plus en lien avec le monde des années 1970, à savoir : l’homosexualité, le nucléaire, le féminisme.

Le premier congrès de la CNT, à Madrid en décembre 1978, donna lieu dans ce contexte à une rupture brutale. S’y est concrétisé un vrai choc générationnel entre la vieille garde et la nouvelle génération, notamment autour du débat sur la question des élections syndicales. La génération de 1936 entendait de ne pas déroger au dogme de refus des élections syndicales. Quant à nous, nous avions la conviction qu’il s’agissait, en lien avec la nouvelle réglementation du droit syndical, de l’unique moyen de construire et consolider une organisation anarcho-syndicaliste de masse, en prise avec la réalité.

Un autre événement fut à l’origine de notre perte de vitesse, puisqu’il provoqua au départ d’une bonne partie de nos affilié-e-s, c’est l’affaire Scala. En marge d’une manifestation organisée par la CNT, à Barcelone le 15 janvier 1978, contre le Pacte de la Moncloa qui allait, avec le soutien des syndicats réformistes (UGT, CCOO) flexibiliser le marché du travail, des cocktails Molotov sont lancés contre un théâtre : la Scala. Un incendie s’y déclare et quatre salariés du théâtre meurent, avec, parmi eux, un adhérent de notre organisation. La CNT est accusée d’être à l’origine de l’incendie. Elle est stigmatisée par la presse qui la montre du doigt. En fait, après enquête et procès, il s’agissait d’une manipulation policière visant à discréditer le mouvement libertaire, alors en pleine expansion. Elle permettait, en tout cas, de justifier la répression à notre encontre. Le mal est fait : en interne, la CNT se déchire.

Quelles relations la CNT avait-elle au niveau international dans ces années 1970 ? Et quel fut, dans les faits, le soutien qu’apportèrent des organisations sœurs à la reconstruction de celle-ci ?

Les relations internationales étaient avant tout en lien avec la CNT en exil ainsi qu’avec les sections de l’internationale anarcho-syndicaliste : l’Association internationale des travailleurs et des travailleuses (AIT). Les soutiens que recevaient la CNT durant les années de dictature étaient nombreux. Ils émanaient de la CNT en exil, depuis ses sections au Mexique, Venezuela, Argentine, en Angleterre et Canada, qui nous envoyaient de l’argent, des livres, des journaux.

Mais le soutien le plus effectif depuis l’extérieur venait de l’exil proche, avec pour centre névralgique Toulouse et sa nombreuse colonie libertaire espagnole. La CNT en exil de cette ville apportait surtout un soutien au niveau stratégique et idéologique.

Ce soutien de la CNT en exil fut décisif : il nous a permis, nous, jeunes libertaires qui militions ici en Espagne, de reconstruire le fil conducteur de notre histoire de par ce lien avec des camarades qui avaient vécu la révolution de 1936. Grâce à eux, nous avons acquis la conviction qu’il était possible de reconstruire dans la Péninsule quelque chose.

Nous recevions aussi le soutien de la petite CNT française comme des secteurs anarcho-syndicalistes et libertaires qui militaient à la CFDT, à FO ou à la CGT.

12341396_10153589082060617_2352470621554080166_nUn autre soutien déterminant fut celui de la centrale syndicale libertaire suédoise : la SAC. Stockholm nous envoyait beaucoup d’argent pour la propagande (tracts, journaux, affiches), sans rien nous demander en échange. La SAC nous enseigna des idées modernistes du point de vue du paradigme idéologique, avec notamment une vision très constructive de ce que devait être l’internationalisme. Une vieille tradition de soutien d’ailleurs de la part de nos camarades suédois, puisqu’ils et elles furent nombreux et nombreuses à venir combattre les armes à la main dans les milices libertaires de 1936.

Le soutien de la SAC a, en tout cas, été important dans notre processus de reconstruction. Un soutien permanent puisqu’il s’étendit jusqu’à la fin des années 1980.

Si je devais, enfin, détacher une personnalité dont le soutien, fut précieux c’est Rudolf De Jong. Responsable de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, il a joué un rôle important pour regrouper et préserver nos archives, en particulier celles qui avaient trait au rôle de la CNT pendant la période 1936-1939.

De la crise de la CNT de ces années naîtra la CGT. En quoi, pour toi, la CGT d’aujourd’hui est-elle l’héritière de la CNT ?

De la CNT fondée en 1910 sont nées à l’aube des années 1970 des cadres militants, qui vont bien au-delà de la seule CNT de 1976. Une CNT à peine reconstituée mais qui connaît une vraie rupture trois ans plus tard. La CNT, suite à ses conflits internes, implose en 1979. De cette implosion sortent une CNT-AIT dite « orthodoxe » (dominée par la génération de 1936) et la CNT dite « rénovée » (portée, elle, essentiellement par la nouvelle génération militante). La CNT rénovée, en 1984, deviendra la CGT. Ce changement de sigle ne sera pas de notre fait : il sera la conséquence d’un procès que nous a attenté le secteur orthodoxe. On peut néanmoins se demander jusqu’à quel point la justice bourgeoise n’a pas délibérément favorisé par ce jugement le secteur orthodoxe qui était, de fait, le moins enclin à se développer syndicalement. Car, derrière cette histoire de sigle, il y avait un vrai enjeu autour, notamment, du retour à la CNT de ce que l’on appelle le patrimoine historique, à savoir les locaux syndicaux confisqués à la centrale syndicale libertaire par le régime franquiste en 1939.

De la CNT des origines, la CGT se revendique de sa filiation historique et idéologique. De même, nous nous inspirons de son fonctionnement horizontal : où les adhérentes et adhérentes construisent et prennent les décisions à la base. Nous poursuivons, en outre, l’idée d’expropriation des moyens de production et leur autogestion par les travailleurs et travailleuses. Nous portons, enfin, l’idée un peu folle que l’émancipation des exploité-e-s sera l’œuvre des exploité-e-s eux-mêmes, sans intermédiaire, ni avant-garde qui parle en son nom. Une émancipation qui ne peut exister que par une rupture radicale car, pour nous comme pour nos aïeux, le capitalisme n’est pas réformable.

AL, Le Mensuel, novembre 2016

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