Par Winston Ronwen (AL Moselle)
Plutôt qu’une synthèse « marxiste libertaire », peut-être est-il plus adéquat de parler de prélèvement. Il s’agit pour l’anarchisme de s’emparer, dans le marxisme, des outils indispensables à la définition d’un courant révolutionnaire solide.
« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme », nous promettaient Karl Marx et Friedrich Engels, en 1848, dans le fameux Manifeste du parti communiste. Deux siècles plus tard, notre continent fait triste mine.
Suite aux échecs des régimes soi-disant socialistes, dont la mise en pratique des principes communistes s’est révélée au mieux discutable, au pire catastrophique, beaucoup ont vendu le capitalisme comme la fin de l’Histoire. Le sort en serait jeté. Il faudrait faire avec le capitalisme pour la simple et bonne raison qu’on ne saurait pas faire mieux en étant contre.
Sans doute, Marx et Engels auraient été les premiers incarcérés s’ils avaient vécu sous ces régimes soi-disant socialistes, comme l’ont été nombre de militants authentiquement fidèles à leur enseignement. Cela donne à réfléchir quant à la déformation de leurs travaux, en plus de l’aggravation des défauts dont l’œuvre initiale n’était pas exempte.
Les libertaires au sens large peuvent de leur côté se féliciter d’une certaine pureté dans leur engagement, leurs luttes, leurs idées, et d’une grande indépendance. Mais parfois, la naïveté, l’insuffisance d’analyse économique et de réalisme les a condamnés à se complaire dans l’isolationnisme, avec la perte d’influence que cela suppose.
« Prélèvement » plutôt que « synthèse »
Dès les années 1870, l’anarchisme et le marxisme ont donc été des « frères ennemis » pour reprendre la formule de Daniel Guérin. Puis, pendant quatre-vingts ans, le « communisme bureaucratique » de l’URSS et de ses satellites a obscurci les finalités authentiques du socialisme, et jeté le discrédit sur l’ensemble de la pensée marxiste, devenue la religion officielle d’une dictature policière. Depuis que ce n’est plus le cas, il est moins suspect de s’en réapproprier certains aspects. L’anarchisme lui-même peut ainsi dépasser le non-dit historique qui le conduisait à utiliser – sans l’avouer – les catégories économiques définies par Marx, et à assumer cette dimension « marxienne », vérifiable dès sa naissance à fin des années 1870. Marxienne, c’est-à- dire reprenant les catégories d’analyse économique synthétisées par Marx, sans pour autant adhérer à la stratégie étatiste de ses amis et successeurs.
Plutôt qu’une synthèse « marxiste libertaire », peut-être même est-il plus adéquat de parler de prélèvement. Il s’est agi de s’emparer, dans le marxisme, des outils indispensables à la définition d’un courant politique solide : la méthode dialectique en premier lieu. En adoptant, plutôt qu’une attitude de disciple, une attitude pragmatique. Rappelons que Karl Marx a beaucoup cheminé. Sa pensée a passablement évolué. Et son œuvre reste un vaste chantier, inachevé et ouvert.
Aussi le courant communiste libertaire n’a eu de cesse d’apporter des corrections et des actualisations aux idées de Marx. Un exemple avec le Projet communiste libertaire, édité par l’Union des travailleurs communistes libertaires en 1986 : en doublant la critique des rapports d’exploitation d’une critique des rapports de pouvoir, le communisme libertaire s’appuie sur une conception élargie de la lutte des classes. L’État n’y apparaît plus comme le simple produit des rapports entre les classes, voué à disparaître de lui-même une fois la classe capitaliste dissoute – la tragique expérience soviétique en atteste –, mais bel et bien comme une institution autoritaire en soi, productrice d’une classe dominante, incompatible avec le socialisme autogestionnaire.
Le courant communiste libertaire est également en rupture assumée avec certains dogmes anarchistes. Le « pouvoir » ? Il ne s’agit pas de le « détruire » – pure vue de l’esprit ! – puisqu’un pouvoir s’exerce naturellement dans toute société ou tout collectif, qu’on le veuille ou non. L’enjeu est bien plutôt de bâtir un pouvoir populaire, par en bas : c’est tout l’enjeu de la construction des contre-pouvoirs, dès aujourd’hui, dans la société capitaliste. L’État, en tant que structure politique séparée de la société, ne disparaîtra réellement que quand des institutions alternatives, fondées sur la démocratie directe, auront pris sa relève au cours d’une crise révolutionnaire. Et cela ne se produira pas d’un claquement de doigts.
Les luttes de libération nationale ? Elles ne sont pas nécessairement vues comme des « diversions bourgeoises à la lutte des classes ». On peut discerner, parmi elles, celles qui relèvent effectivement de cette catégorie, et celles qui ont une véritable dimension anticapitaliste. Au-delà de la sympathie spontanée pour le « droit des peuples à disposer d’eux- mêmes », il s’agit pour les révolutionnaires d’encourager autant que possible les forces liant émancipation nationale et émancipation sociale.
Pour un communisme libertaire
Enrichi par l’apport de l’expérience historique et enclin à se nourrir des apports positifs d’autres courants politiques, le communisme libertaire défendu par AL veut se hisser à la hauteur des enjeux de l’époque et proposer des perspectives aux luttes sociales et aux expériences alternatives qui forment des contre-pouvoirs ou, au moins, des contre-exemples au rouleau compresseur capitaliste.
Au chapitre des contre-pouvoirs, la lutte menée sur les lieux de production reste fondamentale, à la fois parce qu’ils concentrent une large part des salarié.es et parce qu’ils sont les lieux principaux de l’affrontement de classe. De la conscience de classe et de la confiance acquise dans les luttes collectives dépendra, demain, leur reprise en main et la construction d’un socialisme autogestionnaire.
Mais les « contre-exemples » que constituent les expériences alternatives méritent également un soutien sans réserve : des entreprises reprises en main par des collectifs ouvriers combatifs (comme Scop-Ti à Géménos), des champs ou des jardins collectivisés, des « zones à défendre » qui, tout en résistant aux grands projets inutiles, proposent de s’extraire quelque temps des rapports marchands.
Plus globalement, la stratégie des contre-pouvoirs prépare les conditions d’une transformation sociale qui s’inscrit dans les combats quotidiens et répondrait à un double mouvement :
- la réappropriation des moyens de production et d’échange par l’ensemble du prolétariat ;
- la constitution d’un mouvement social englobant de larges pans de la société, et pas seulement celles et ceux qui participent à la production.
C’est là que la construction d’une organisation communiste libertaire prend toute son importance. Outre l’activité des militantes et militants communistes libertaires au sein des mouvements sociaux, l’organisation politique est indispensable afin de donner une lisibilité au projet fédéraliste et autogestionnaire. Comme l’écrivait le vétéran Georges Fontenis dans ses Mémoires, en 1990, « il nous faut montrer que le socialisme, ce n’est ni le libéralisme honteux des sociaux-démocrates ni l’épouvantable mensonge issu, à travers Staline et les siens, du prétendu marxisme-léninisme – autre mystification –, ce mensonge dissimulant sous l’étiquette socialiste un capitalisme bureaucratique d’État ». Cet impératif reste d’actualité.
LES ESCROCS DE LA PENSÉE DE MARX
L’œuvre de Karl Marx s’étend sur des décennies. Sa pensée a cheminé, comme celle de toute personne, tout au long de sa vie. Il a également été influencé par de grands évènements – la Commune de Paris, par exemple. Mais sa pensée comporta aussi un bon nombre de continuités, en place pour la plupart dès le Manifeste du parti communiste et même auparavant. La trahison de sa pensée par certains régimes autoproclamés « marxistes » n’en devient alors que plus éclatante. Elle repose généralement sur deux mensonges :
- l’œuvre de Marx est achevée et nous incarnons la réalisation politique concrète de ses idées ;
- Marx s’est contredit largement au fil de son œuvre, notre lecture en vaut donc bien une autre.
C’est qu’il en faut, des déformations et des falsifications, pour travestir quelques-unes des idées fondamentales de Karl Marx :
- l’auto-émancipation du prolétariat ;
- la lutte des classes, qui verra leur abolition ;
- la dépérissement de l’État ;
- la nécessité de l’internationalisme.
La condamnation des régimes prétendument marxistes – l’URSS jadis, la Chine ou la Corée du Nord aujourd’hui –, où le pouvoir est détenu par une minorité privilégiée, et où règne l’exploitation du prolétariat, relève de l’évidence.
Ces régimes ont en réalité engendré un capitalisme d’État. Que ce capitalisme d’État ait ensuite été, par une étrange mystification, assimilé au socialisme ou à une transition socialiste, qui plus est « dans un seul pays » (avec tout le nationalisme que cela comporte), avec généralement un culte de la personnalité exacerbé à l’encontre du « chef » – Joseph Staline surclassa largement Nicolas II en la matière –, a de quoi scandaliser.
L’enrobage cosmétique et parfois folklorique de ces régimes ne fait pas dans la nuance. La nouvelle classe dominante s’appelle l’avant-garde éclairée. Et la dictature du prolétariat est en fait dictature sur le prolétariat. Avec tout ce qu’il faut d’éradication des contre-pouvoirs, de bureaucratie, de centralisme, de tortures et de massacres pour conduire le peuple vers cet « idéal ».
« La révolution communiste, disait le Manifeste, se dressant contre le mode traditionnel des activités, se débarrasse du travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, cette révolution étant l’œuvre de la classe qui, dans la société, n’a plus rang de classe et n’est pas reconnue comme telle : dès maintenant, elle marque la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., au sein même de la société présente. »
W. R.