Par Makhno (AL Douai)

Récit d’une journée de travail à Amazon Douai, par un militant communiste libertaire  : une ambiance de surveillance généralisée, où le moindre écart est passible de sanctions. Malgré tout, des groupes de résistance ouvrière s’activent. Il y a quelques mois, une section SUD (Union syndicale Solidaires)a vu le jour, et elle carbure  !

Voilà, on y est ! Avant de rentrer sur le parking, premier contrôle d’un agent de sécu qui me demande mon badge, pour vérifier que je ne suis pas un intérimaire – il leur est interdit de se garer sur le ­parking. Je me gare en respectant bien la règle : en marche arrière, sinon sanction. Et je remonte le long parking jusqu’à l’énorme entrepôt garni de « pick towers » – des espaces de stockage sur quatre étages. Je rumine : Que vont-ils encore me reprocher aujour­d’hui ? Quelles erreurs ? Combien de temps d’arrêt ? Ai-je bien rangé mon chariot avant de partir hier ? Ici, tout est sujet à nous cartonner. Certaines et certains chefs vous le susurrent d’un air paternaliste : « Si ça ne va pas, il va y avoir des représailles… » Avec le sourire bien sûr, car lorsqu’on arrive chez Amazon tout est beau, tout scintille, bienvenue au pays des Bisounours avec bonbons Haribo et pompom girls !

Toutes et tous les intérimaires, qu’on reconnaît à leur badge vert, se donnent à fond pour obtenir le saint Graal : le blue badge (qui veut dire CDI). Pourtant, peu après l’obtention de ce « privilège » on se rend compte que l’on est bel est bien prisonnier de cet empire capitaliste obsédé par la rentabilité et la productivité, où tout est mis en œuvre pour nous pousser à bout.

Safety (sécurité), quality (qualité), productivity (productivité), voilà les trois mots d’ordre que l’on nous martèle dès notre arrivée. On mélange les trois, et on a comme le sentiment que le résultat va à l’inverse. La sécurité, par exemple, est davantage ­utilisée comme outil de sanction que pour aider le travailleur. Par exemple : tu ne tiens pas la rampe d’escalier ? Allez hop sanction. Ça commence par des remontrances de la hiérarchie ; puis tu es convoqué en entretien avec la direction ; et ça peut aller jusqu’au licenciement.

Après cela tu comprends pourquoi le jour où tu signes ton CDI, on te propose déjà la sortie de secours (« si tu as une autre opportunité, tu peux partir avec 2 000, 4 000 euros… »). Le turn-over est énorme. Un ou une collègue avec un liseré or sur son badge ? C’est qu’il a 5 ans d’ancienneté. Il a tenu. On le surnomme « l’Ancien »…

Le scan, ce traceur GPS qui sait tout de moi

Bref, avec tout cela, je ne dois pas oublier de prendre mon outil de travail : le scan, ce traceur GPS qui sait tout de moi. Chaque matin, il me pose les mêmes petites questions, par exemple : « Est ce que ton chef te traite avec respect ? » Petite question soi-­disant anonyme, mais qui t’est posée après que tu as scanné ton badge… Forcément, après cela, ils ont plus de 80 % de réponses positives. Le chef, justement. Le brief de début de poste, c’est la petite séance d’autosatisfaction quotidienne avant la liste des interdits, des règles, des incitations à la délation (« si vous voyez quelque chose de pas bien, venez nous le dire ») et les menaces de sanctions. Vient ensuite une petite séance de gym – non obligatoire mais fortement conseillée – de quoi avoir la tête bien retournée avant d’enquiller sept heures de boulot dans ce qui s’appelle une « cellule »  : l’espace de travail où tu es seul avec ton chariot, dans une allée. Enfin seul, pas vraiment  : avec les vigiles qui rodent autour, les caméras et les collègues qui viennent, au nom du chef, te reprocher toutes tes « erreurs » de la veille. Et pour compléter le tout, le chef qui passe faire son petit tour dans l’allée afin de te finir moralement avec sa liste de reproches : temps d’arrêt, « performance » (comme si nous faisions du sport…). Et tout ceci bien sûr avec les menaces ordinaires : « Tu sais, là, je ne fais que te prévenir… si c’est les RH, ça sera au­tre chose… »

La section SUD jouit d’une vraie cohésion

Tout est fait pour étouffer la moindre velléité de résistance face à cette horde de petits chefs prêts à tout pour « évoluer » dans le monde merveilleux de Jeff Bezos…

Et pourtant, de la résistance, il y en a. À Douai comme ailleurs, il y a des syndicats combatifs, qui sont autant de caillou dans la chaussure de l’empire Amazon. Il y a quelques mois, un groupe de collègues a créé une section syndicale SUD. Elle vient s’ajouter à la CFDT et à la CGT. Bon, la CFDT est composée à 80 % de chefs, donc pour qu’un opérateur vienne les voir, c’est pas trop évident… La CGT est honnête, mais en perte de vitesse et d’énergie revendicative depuis le départ du secrétaire de la section.

La section SUD jouit d’une vraie cohésion, et ça fait plaisir à voir. Tout le monde y a son mot à dire ! Depuis sa création elle distribue entre 1 à 3 tracts par mois – ça peut paraître peu, mais c’est nouveau : avant il n’y en avait quasiment jamais. En mars, deux syndiqués SUD sont partis à Poznan, en Pologne, pour soutenir la section OZZ-IP (anarcho-syndicaliste) d’Amazon, en lutte con­tre Feedbackom, une procédure de contrôle hebdomadaire de la productivité, assortie de sanctions voire de licenciement si le ou la travailleuse n’atteint pas les objectifs à plusieurs reprises. Après que la multinationale aura testé Feedbackom en Pologne, le généralisera-t-elle ? D’autres délégations syndicales (CGT espagnole, FAU allemande) étaient présentes pour une manifestation commune.

Les camarades de SUD en sont revenus remontés comme des coucous. Bref, la section carbure bien et elle gêne. La preuve : son secrétaire, Jérôme Guilain, est menacé de licenciement ; il a été convoqué, il y a peu, à un entretien préalable… Il y a un mois, c’était Habib Latrech, le secrétaire CGT, qui y avait eu droit. Demain on diffusera des tracts pour dénoncer cette répression, et ce sera relayé par les syndicats des autres sites Amazon.

À la sortie, “la BAC” surveille la pointeuse

Pour l’instant, la journée tire à sa fin. Il est temps de se libérer du scanner. À la sortie, une escouade de chefs (on les surnomme « la BAC ») surveille la pointeuse : il s’agit d’être pile ­poil à l’heure, et pas une seconde avant ! Tout le long de ton retour au casier, tu visualises les affiches qui respirent la bonne conscience, les annonces de « have fun », genre événements qu’organise la direction et qui volent la vedette au CE…

Enfin dans ma voiture. Je n’ai plus qu’à patienter dans l’embouteillage final : des centaines de travailleuses et de travailleurs, comme moi, vont échapper pendant quelques heures de repos à cet univers de codes barres et de surveillance généralisée.

AL, Le Mensuel, mai 2019