Pour une écologie décoloniale

Par le Front d’écologie sociale de l’UCL Bruxelles

L’exploitation environnementale du système capitaliste s’est articulée automatiquement avec les différents mécanismes du colonialisme tout au long de l’histoire. Les deux s’auto-alimentent constamment. Depuis l’époque expansionniste jusqu’à notre actualité, les axes du grand capital imposèrent sur nos sociétés ce que Malcolm Ferdinand conçoit comme l’habiter colonial[1]*: une manière destructrice d’habiter la terre. Les différentes politiques menées par les institutions étatiques de “protection” des écosystèmes ne sont que des couvertures sous lesquelles les tendances de la monoculture, l’extractivisme, la privatisation des espaces et une recolonisation du territoire se cachent. 

N’ayons pas une vision partielle de l’urgence écologique, qui ne reconnaisse pas les nombreuses mesures économiques néocolonialistes sur les peuples du Sud global. L’extractivisme est exacerbé en Asie postcoloniale, Amérique Latine, et en Afrique, du fait du monopole d’importation sur les axes Nord-Sud. Celui-ci condamne les économies de nos sociétés à dépendre de leurs matières premières, et à la fois permet aux économies majeures de reproduire leur pillage de main d’œuvre et de ressources naturelles. Il va de soi le dommage écologique que ces pratiques très souvent minières représentent, surtout en raison du développement des réseaux de transport qu’elles exigent (autoroutes construites en Amazonie, contrôle des eaux pour le commerce maritime en Afrique[2]). À ceci s’ajoutent la monoculture et l’élevage intensif dans les ex-colonies, réservées en grande partie à l’exportation au profit de la nutrition européenne, y compris la consommation “saine” et “équilibrée” promue au sein des classes aisées. Ces deux phénomènes augmentent les prix dans les marchés intérieurs des pays producteurs, et instrumentalisent les pratiques et connaissances agricoles des paysan.ne.s,nous insérant ainsi dans la logique capitaliste d’emploi précarisé. L’écart entre la quantité de production et de consommation alimentaires dans les ex-colonies ne peut s’expliquer sans rendre compte de ces multiples injustices commerciales. Par ailleurs, nos régions subissent souvent la privatisation des services publiques, ainsi que la concurrence déloyale de multinationales contre les producteur.trices locaux.ales. L’appropriation de la gestion du territoire et des ressources afin de maximiser la rentabilité est une base de l’impérialisme capitaliste. 

C’est du colonialisme environnemental. Toutes les problématiques écologiques auxquelles nous faisons face ont été récupérées par les États et les entreprises dominantes, et pleinement inscrites dans les hiérarchies de colonisation présentes sur tout le globe. C’est dans cette dynamique que les questions d’énergies fossiles, par exemple, se posent sous le prisme occidental, qui visibilise les préoccupations (certes importantes) de pollution de l’air de leurs propres espaces, mais négligent les conséquences[3] au sein des territoires où l’exploitation pétrolifère-même se réalise (Syrie, Irak, Venezuela, Brésil, Nigeria et Angola, pour n’en citer que quelques-uns). De plus, la transition énergétique envisagée par les sociétés impérialistes signifie souvent d’installer dans les pays du Sud des infrastructures de production massive destinée à l’exportation. Fabriques de lithium au Chili et en Bolivie, usines de panneaux solaires en Ouganda, sont autant d’exemples actuels. C’est sur ces productions dites écologiques que des grandes entreprises du Nord concentrent des investissements monstrueux, ouvrant ainsi la voie au lobbyisme, au monopole de la gestion des espaces et des structures, et à la politique internationale spéculative, outils majeurs du néocolonialisme. En parallèle s’ajoutent une série de pratiques destructrices exercées par les grands pôles : marchés des droits à polluer[4], rejet des déchets des pays industrialisés dans les océans, déforestation, biopiraterie[5], … Nous voulons mentionner en surcroit le monopole des techniques de télécommunication, l’extraction minérale qu’il exige (pensons notamment à la 5G et à l’extraction de Cobalt en Congo qu’il « perquisitionne »), et la cyber-vigilance sûrement disproportionnelle sur les racisé.e.s qu’il accélerera. Cette diversité des conséquences sur l’habitat de nos pays au Sud cause d’emblée une crise migratoire écologique, qui s’accentuera sans aucun doute dans les années à venir. Si le Nord reste dans sa politique xénophobe actuelle, la venue des migrant.e.s écologiques dans sa société capitaliste s’articulera autour de la reproduction d’un héritage colonial. Bureaucratie excluante, négations culturelles et linguistiques, exploitation du travail domestique, différences salariales et chômage, violence raciste policière, inégalité d’accès à l’éducation,  invisibilisation historique, seront dès lors probablement de mise. 

Anibal Quijano, sociologue et philosophe péruvien, met également en perspective la colonialité du pouvoir. Nous ne pouvons articuler une lutte au sein du front écologique sans déconstruire les occupations politiques, militaires et institutionnelles du néocolonialisme. Celles-ci s’acharnent sur des multiples instances qui existent de nos jours et qui jouent un rôle mécanique dans la relation intrinsèque capitale-coloniale : 

  • L’ONG-isation blanche qui, masquée de philanthropie, monopolise la gestion des espaces autochtones en vue d’un “aménagement” destiné au tourisme politique, et rejette toute forme de relation à l’écosystème de ses habitant.e.s.
  • Les bases militaires à l’étranger françaises, chinoises, anglaises, américaines, et russes, terriblement polluantes et dévastatrices, analogues à l’occupation illégale des territoires.
  • Les institutions supra étatiques (G20, OMC, FMI, Banque Mondiale) qui accordent les fonctionnements mondiaux entre les grandes puissances, installent le népotisme et le clientélisme parmi les postes politiques de nos sociétés pour limiter notre autogestion, et appliquent une pression de marché surplombante. 
  • L’antiracisme institutionnel, qui s’approprie la lutte décoloniale et propose une série de lois arbitraires qui sont censées éliminer l’expression du racisme, mais s’assurent ainsi l’intangibilité de sa reproduction structurelle et systémique.
  • La « guerre contre la drogue » menée par les États-Unis et ses alliés, qui en plus de représenter une dépense monstrueuse de l’argent extrait en grande partie grâce aux mesures économiques néocolonialistes, a débouché dans des conflits, des invasions paramilitaires, des opérations meurtrières, et plus de 200 000 mort.e.s depuis 2006 au Mexique seulement[6]*. La destruction environnementale que ces opérations ont générée, du fait de la fabrication d’armes et de zones de tir entre autres, est évidente.
  • Le système carcéral et les centres fermés, disproportionnellement peuplé par des racisé.e.s. Celleux-ci travaillent pour rien et génèrent un profit économique pour l’État, alimenté par le racisme systémique hérité de l’esclavagisme colonial. La production de labeur des prisonnier.e.s, la construction des régimes pénitentiaires, leur maintien, l’énergie qu’ils exigent, multiplient les dégâts environnementaux en même temps qu’elles reproduisent les schémas coloniaux et patriarcaux de hiérarchie de classes.
  • Les interventions politiques des États-Unis et de l’Europe dans les pays du Sud (coups d’État, guerres civiles, assassinats, campagnes de terrorisme d’état[7]*), tout au nom d’une relation unilatérale entre les gouvernements qui permet de perpétuer les liens géo-économiques d’exploitation. 

Finalement, il ne faut pas concevoir les mécanismes de colonialisme environnemental comme des forces simplement exercées par les pays dominants sur les ex-colonies. Il ne s’agit pas uniquement de dynamiques duales que les puissances colonialistes continuent de forcer sur nosrégions ; en parallèle, nous observons le phénomène théorisé par la sociologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui : la colonialité de l’être. Il s’agit de l’aliénation perpétuée et l’incorporation de constructions sociales occidentales dans nos esprits mêmes. Celle-ci réplique l’attitude paternaliste de l’empire face aux indigènes, qui sont non-seulement pensé.e.s relativement à une logique du capital (analyse utilitariste de leurs sociétés et structures en vue d’un gain économique), mais aussi sacralisé.e.s dans une théâtralisation de l’Altérité. Cette dernière s’anime par une stéréotypisation qui les conçoit rur.aux.ales et physiquement caricatur.aux.ales, et par une patrimonialisation qui les exclut de la construction du monde. La muséification de leur culture au nom d’une “conservation” de celle-ci n’est que le maquillage d’un dédain raciste et eurocentriste, qui les veut hors de la table globalisée. De multiples phénomènes de colonisation culturelle, allant de la hiérarchisation, voire l’élimination de nos langues, à la glorification des modes de connaissance eurocentrées, en passant par la fuite des cerveaux et les lycées européens à l’étranger, s’ajoutent à cette désidentification collective. La « civilisation », telle qu’on la conçoit, n’est qu’un bagage de culture libérale qui nie notre identité au profit d’une vie blanche, capitaliste, patriarcale, seigneuriale, en quête du capital et de la propriété privée. Pire encore, cette vie nous est vendue comme un “désir” naturel, du fait de notre précarité forcée par ce système capitaliste-même. Les rapports de domination patriarcaux, cishétéronormatifs, chrétiens, bourgeois et familistes sont légitimés de cette manière, et leur reproduction devient structurellement automatique. 

Or, ces mécanismes sociologiques que le néocolonialisme insère dans les esprits, ont parmi leurs moteurs la fausse perception de dualité Humain/Nature, qui a dirigé la colonisation en premier lieu, importée ensuite dans les colonies. Elle perpétue ainsi dans une échelle globale les différentes exploitations environnementales contre lesquelles nous nous positionnons. Cette fausse dualité réduit les indigènes dans des “bon.ne.s petit.e.s gardien.ne.s de la nature”, sans leur permettre de gérer directement les espaces qu’ielles ont habités historiquement. C’est une approche archaïque et bourrée de culpabilité coloniale au sujet de leurs droits écologiques, culpabilité qui veut se réconcilier en romantisant une population qu’elle continue pourtant de discriminer. L’aliénation psychologique et sociale s’inscrit aussi dans le mouvement écologiste, et nous nous opposons à une vision qui incrimine et engendre une profonde anxiété dans les habitant.e.s des sociétés du Sud. Très colonialiste est une écologie quinousexige de nous sentir blâmé.e.s de nos modes de vie et de consommation, après avoir été forcé.e.s dans un cadre de développement capitaliste au long de 500 ans. 

Nous proposons de prôner d’abord un exercice de mémoire. Il faut condamner intégralement le négationnisme, celui qui veut invisibiliser les génocides et les assassinats, celui qui bâtit des statues d’hommes meurtriers dans des villes peuplées de migrant.e.s, celui qui détache le problème écologique de la question anticoloniale. Nous supportons également une démocratie directe localisée et autogérée dans nos sociétés, la collectivisation de nos moyens de production et de nos ressources, nos luttes prolétaires, populaires, et anarchistes. Nous nous battons pour une société libertaire dans laquelle les migrant.e.s participent en tant qu’acteurs légitimes, pas en tant qu’ « invité.e.s ».

Les mort.e.s des sociétés colonisées sont des victimes de l’impérialisme environnemental. Entre l’importation des maladies dévastatrices européennes aux temps des colonies, et l’appropriation capitaliste du territoire, des ressources et des esprits de nos jours, l’abus écologique de l’État colonisateur est coupable de millions de meurtres. Et tandis que l’Europe (et la Belgique) se prétendent être accueillantes et cosmopolites, les femmes en « séjour illégal » sont enfermées dans des conditions inhumaines à Holsbeek[8]*, en temps de crise sanitaire. Les sans-papier.e.s restent sans régularisation, leur niant ainsi un accès quotidien à la santé,aux mobilisations nationales, à une mobilité sure, au logement salubre, au travail déclaré, aux aides sociales, à la sécurité financière, à une télécommunication abordable économiquement. Qui plus est, celleux qui arrivent à être régularisé.e.s doivent quand même payer des différences gigantesques lors des transactions bureaucratiques,pour les études, la mutuelle, les assurances, la banque, etc. La précarisation que ces discriminations accroissent débouche souvent dans un ou des emploi.s irrégulier.s, et dans l’impossibilité de suivre les règles de distance sociale. Des problèmes juridiques, des poursuites policières, l’emprisonnement et l’entretien des institutions carcérales, sans même parler des probabilités d’infection, sont encore des conséquences analogues. L’État européen anti-écologique nous est aujourd’hui colonialiste. 

Régularisation des sans-papier.e.s ! Fermeture définitive des centres carcéraux ! 

Collectifs et organisations anarchistes libertaires des sociétés postcoloniales :

  • Federación de Organizaciones de Base Autonóma (FOB) – Argentine     
  • Taller Libertario Alfredo López – Cuba     
  • Pan y Rosas Bolivia – Bolivie    
  • Grupo Libertario Via Libre – Colombie      
  • Federación Anarquista Uruguaya (FAU) – Uruguay      
  • Zabalaza Anarchist Communist Front – Afrique du Sud       
  • Coordenãçao Anarquista Brasileira – Brésil       
  • Aotearoa Workers Solidarity Movement – Nouvelle-Zélande       
  • Federación Anarquista Santiago – Chili

BIBLIOGRAPHIE

FERDINAND, Malcolm, Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Enjeux politiques et philosophiques de conflits écologiques (Martinique, Guadeloupe, Haïti, Porto Rico)

SHIVA, Vandana, Biopiracy : The Plunder of Nature and Knowledge

QUIJANO, Aníbal, Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina

MIGNOLO, Walter D., Coloniality of Power and Subalternity

SEGATO, Rita, La crítica de la colonialidad en ocho ensayos. Y una antropología por demanda

RIVERA CUSICANQUI, Silvia, Ch’ixinakax utxiwa. Una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadoresRIVERA CUSICANQUI, Silvia, Violencias (re) encubiertas en Bolivia

[1] Dans sa thèse de doctorat, Ferdinand définit les principes du phénomène : subordination géographique, altéricide de l’autre non-chrétien, exploitation du non-humain, massacre des indigènes, viols des femmes indigènes et abattage de bois.

[2] Citons par exemple, l’autoroute BR-163 de 4 476 km en Amazonie brésilienne, terminée en 2019 par le gouvernement de Jair Bolsonaro. Quant au commerce maritime en Afrique, celui-ci est constitué en 40% d’exportation pétrolifère (https://unctad.org/fr/Pages/PressRelease.aspx?OriginalVersionID=476) à travers les ports des littéraux.

[3] Génération de fragments de rochers qui polluent les nappes phréatiques lors de l’extraction, éjection d’eaux salées nuisibles aux écosystèmes des zones voisines, émission des gaz dans l’atmosphère à cause des infrastructures de production. Cette étude(https://www.business-humanrights.org/sites/default/files/documents/Contaminaci%C3%B3n-Petrolera.pdf) précise les conséquences environnementales de l’activité pétrolifère au Venezuela, 9e pays en exportations nettes mondialement. 

[4] Ouvert en 2005, il s’agit du marché de transactions par lesquelles les pays industrialisés achètent des droits 0 polluer, c’est à dire, l’achat à une autorité centralisée de permis de déchets polluants pour une période de temps. Le marché vise à réduire les dégâts environnementaux en mettant en marche une logique de concurrence dans laquelle les transnationales et les grandes entreprises spéculent avec l’État. C’est une marchandisation de l’air.  

[5] La biopiraterie est l’exploitation de ressources génétiques de la biodiversité d’une région, ou des connaissances communautaires autochtones sur ces ressources, sans autorisation préalable (ou en partage des avantages avec l’État), destinée á la fabrication de nouveaux produits alimentaires, agricoles et pharmaceutiques. Vandana Shiva, écologiste indienne, propose que la biopiraterie, aujourd’hui mise en œuvre par des centres de recherche et des entreprises privées, est en fait une stratégie modernisée de colonisation de l’espace corporel qui s’effectue depuis les temps coloniaux sur les fertilités des femmes, transportée aux plantes et aux animaux.

[6] Selon les chiffres de Drug Policy Alliance (https://www.drugpolicy.org/issues/drug-war-statistics), lesquelles on met en ambiguïté du fait du nombre très probable de morts non registrées.  

[7] Le Coup d’État supporté par les États-Unis au Chili en 1973, l’assassinat de Patrice Lumumba par l’intelligence belge, ou l’Opération Condor menée par le gouvernement américain en Amérique Latine responsable d’au moins 60 000 morts (estimé), sont quelques exemples. 

[8] Des témoignages avec des femmes enfermées dans le centre, par rapport aux conditions sanitaires et au manque de mesures prises par les autorités, sont disponibles ici: https://soundcloud.com/839815654/sets/enregistrements-centres-fermes?fbclid=IwAR3SPbQR98ROobqC7YSCGDkwZvXGyMX4z_3fP9sNCJ_7ZKaCGpt8vA8XHqk.

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