Propos recueillis par Renaud (AL Alsace)

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Malgré une importance numérique relative et une certaine hétérogénéité idéologique, l’Association internationale des travailleurs a paru suffisamment forte pour effrayer patrons et gouvernements de l’Europe. Mathieu Léonard, auteur de L’Émancipation des travailleurs, une histoire de la Première internationale, revient sur l’importance de l’AIT ainsi que sur les divisions qui sont à l’origine des grands courants qui composeront le mouvement ouvrier dans le siècle suivant.

Quelle est la réalité militante de l’AIT ?

Mathieu Léonard : La question des effectifs de l’AIT est difficile à préciser, faute de comptage précis. À sa fondation en 1864, l’Internationale est un conglomérat de leaders trade unionistes, d’intellectuels positivistes, de proscrits démocrates, de communistes allemands et d’ouvriers mutualistes parisiens, associés dans un même élan, plutôt platonique, d’émancipation sociale et de fraternité. La constitution de l’AIT en une dynamique d’organisation de la classe ouvrière est lente et coïncide à la montée en puissance des grèves, que l’Internationale soutient, à partir de 1867.

En 1865, on compte à peine 500 adhérents à Paris et, en juin 1870, au moment de son troisième procès et de son apogée, Franquin, le trésorier, chiffre le nombre de cotisants parisiens à 1 250. On peut estimer, avec Jacques Rougerie, les effectifs français à une cinquantaine de milliers d’adhérents [1]– en 1870, la police avance le chiffre très précis, mais complètement farfelu, de 433 785 en France et 811 513 pour le monde !

Il nous faut distinguer deux formes de militants de l’AIT : les adhésions concrètes et les adhésions symboliques. Les premières sont toujours restées faibles : « Il n’y avait jamais plus de 60 francs en caisse », dit Héligon, le trésorier prédécesseur de Franquin. Nicolas Delalande qui a récemment étudié les circulations d’argent au sein de l’AIT parle d’un « colosse aux pieds d’argile » et décrit les plus grandes difficultés du Conseil général à récolter des fonds souvent dérisoires. Les adhésions symboliques, elles, expliquent le pouvoir de représentation de l’AIT à l’époque. « On adhérait à l’AIT comme on trinquait », évoque le proudhonien Ernest Fribourg, ce qui explique ce rapport très flottant entre les effectifs réels et sentimentaux.

En fait, dès que l’AIT entrait en contact avec une coalition ouvrière ou un comité de grève, ceux-ci pouvaient déclarer leur adhésion à l’association sans pour autant cotiser ou très peu. Que valaient réellement ces adhésions collectives ? Elles ont une force symbolique impressionnante, qui contribuera aux mythes de l’Internationale, puisque les patrons, les grandes puissances et certains internationaux eux-mêmes fantasment sur des millions d’adhérents. On peut imaginer le spectre menaçant que cela représente pour les patrons, mais surtout l’espoir de solidarité internationale pour les ouvriers qui se jettent dans la grève.

Comment fonctionne l’AIT ?

Mathieu Léonard : La définition que donne Marx à un journaliste américain en 1871 me semble intéressante : « L’Internationale n’est nullement le gouvernement de la classe ouvrière, c’est un lien, ce n’est pas un pouvoir. […] L’Association n’impose aucune forme aux mouvements politiques : elle exige seulement le respect de leur but. C’est un réseau de sociétés affiliées, qui s’étend à l’ensemble du monde du travail. Dans chaque partie du monde se présente un aspect particulier du problème, et les ouvriers s’efforcent de l’aborder avec leurs propres moyens. » C’est sûr que ce discours horizontal écorne quelque peu la postérité centraliste faite à Marx !

Réseau, lien, autonomie locale, l’AIT se crée sur la nécessité de synchroniser les revendications de la classe ouvrière et donc d’en étudier les réalités et les besoins. À la base, il y a la section qui peut correspondre à un groupe d’ouvriers (ex : première section parisienne des Gravilliers composée d’ouvriers de divers métiers) ou de proscrits dans une ville (ex : la section russe de Genève), à une coalition professionnelle locale (ex : les ouvriers boulangers de Marseille), à un comité de grève (ex : le Creusot), à une coopérative (ex : les restaurants La Marmite), etc. Une Fédération nationale est censée rassembler ces sections, mais celles-ci gardent leur autonomie.

Les congrès annuels – où chaque délégué est censé représenter environ 500 affiliés (mais c’est loin d’être mathématique !) – sont les lieux d’une élaboration programmatique selon les orientations présentées par le Conseil général, à travers des rapports souvent rédigés par Marx, mais aussi celles proposées par les sections ou fédérations. Les thèmes abordés sont ceux des luttes sociales en cours et des problématiques qui se posent à la classe ouvrière : mécanisation, travail des femmes et des enfants, instruction et formation.

L’AIT rassemble à l’origine de nombreux courants. Comment expliquer que le marxisme finisse par être dominant ?

Mathieu Léonard : Le question des tendances nous intéresse parce qu’elle semble avoir défini les idéologies politiques qui vont suivre. Mais sur le moment même, les positions sont sans doute plus complexes.

D’abord, évacuons une idée fausse, colportée par les marxistes comme par les antimarxistes : il n’y a pas de marxisme dans l’Internationale. C’est un terme inventé par Bakounine pour désigner ses ennemis et, à travers eux, une forme de « socialisme allemand » qui tient autant de Ferdinand Lassalle que de Marx, et serait caractérisé par un centralisme politique, favorable à l’action politique, étatiste, pangermaniste, autoritaire, etc. Cela nous renvoie plus globalement à la question de la perception politique des œuvres de Marx à l’époque et à son influence réelle. En un sens, les bakouninistes étaient aussi « marxistes », puisqu’ils furent parmi les premiers à s’intéresser au livre I du Capital, dont Carlo Cafiero, le plus intransigeant des anarchistes, a même fait un résumé populaire.

Pour revenir aux débats dans l’Internationale, c’est une période de construction des identités politiques où tout est débattu, parfois de façon virulente : rôle de l’État, de l’action politique, du mutuellisme, des coopératives, de la grève, de l’héritage, de la collectivisation des banques et des moyens de production ou du sol, des services publiques, etc. À travers ces thèmes, on voit une première ligne de fracture idéologique entre les « proudhoniens » mutualistes, qui défendent la propriété privée et sont hostiles aux grèves, et les collectivistes ; puis une seconde au sein même des collectivistes, entre étatistes et partisans d’une organisation à la base.

Enfin, il y a le fameux clivage entre autoritaire et anti-autoritaire, qui reprend la précédente opposition théorique, mais qui devient véritablement un élément destructeur de l’AIT après la Conférence de Londres, au moment où il est question de remettre en cause l’autonomie des sections et de donner un pouvoir exécutif au Conseil général, qui lui prétend lutter contre les « dérives sectaires » et faire le ménage des partisans de Bakounine ou supposés tels.

Les conflits entre le Conseil général et les tendances autonomistes ou fédéralistes – parmi lesquelles on ne trouve pas uniquement des « bakouninistes », mais aussi des trade unionistes dissidents, des socialistes belges, des syndicalistes hollandais et même des lassalliens (qui sur le fond sont très autoritaires) – ne doivent pas être étudiées par le seul prisme idéologique. Il y a là des problématiques propres à une organisation internationale fragilisée, réprimée par les États, avec des méfiances et des incompréhensions réciproques irrémédiables.

Enfin, toutes ces questions et leurs impasses, qui vont figer ces catégories, se reposeront en permanence, et avec encore plus d’âcreté, durant le siècle suivant : question de l’État, parlementarisme, professionnalisation de la politique, rôle d’une minorité d’avant-garde, substitutisme, etc.

L’AIT semble avoir eu une influence variable sur le mouvement ouvrier de chaque pays.

Mathieu Léonard : Là encore, il faut se méfier du schématisme et d’une lecture finaliste qui voudrait que les pays les plus industrialisés suivent automatiquement la voie de la social-démocratie, tandis que les pays les « plus arriérés » versent dans l’anarchisme.

Même si l’on peut dire de manière générale que l’Internationale va disparaître à mesure que se constituent les partis ouvriers nationaux, il y a des nuances à faire. L’Angleterre n’aura jamais un parti ouvrier fort avant 1906, malgré des tentatives comme la Socialist league en 1884, qui est traversée par des conflits très forts autour du parlementarisme. La Catalogne, bien qu’industrialisée, est majoritairement acquise aux tendances fédéralistes. On connaît la force et la singularité de l’anarcho-syndicalisme espagnol par la suite.

Durant la courte expérience de l’AIT aux Etats-Unis, étudiée par Michel Cordillot [2], les tendances autonomistes prôneront la participation aux élections tandis que la tendance centraliste (donc supposée « marxiste ») s’y opposeront. En France, après la Commune, les thèmes portés encore par les mutualistes proudhoniens, ne dérangent pas le pouvoir par leur apolitisme, mais ne portent plus de grands espoirs d’émancipation pour le mouvement ouvrier.

La période se clôt à la fois sur un reflux de l’internationalisme et sur la recherche de formes politiques nouvelles. La constitution en parti, quand les gouvernements le permettent, est une option finalement plus simple que l’organisation syndicale à la base, ce qui explique aussi la distance d’une vingtaine d’années entre la fin de l’AIT et la renaissance d’un mouvement syndical révolutionnaire. Au final, je crois que les catégories politiques sont moins déterminantes que la capacité d’organisation de la classe ouvrière et la lutte des classes au cas par cas. Le mouvement réel comme qui dirait.

CHRONOLOGIE

Des débuts prometteurs

17 février 1864 : « Manifeste des Soixante » en France, à l’initiative de Tolain pour des candidatures ouvrières et le droit de coalition (obtenu le 25 mai).

28 septembre  : Réunion à Saint-Martin’s Hall à Londres, à laquelle participent mutualistes français, trade-unionistes anglais et communistes allemands. Fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT).

5 novembre  : Publication des statuts de la Première Internationale rédigés par Karl Marx.

3-8 septembre 1866  : Ier congrès de l’AIT tenu à Genève. L’influence « proudhonienne  », hostile aux grèves et à l’action politique, est dominante.

Février 1867  : Grève des bronziers à Paris. Les leaders sont aussi membres de l’AIT, ce qui permet d’obtenir rapidement un soutien financier international. Les grèves se multipliant en France en 1867 et 1868, l’AIT rejoue ce rôle d’agence de liaison.

2-7 septembre  : IIe congrès de l’AIT tenu à Lausanne.

L’internationale devient une force réelle

6 mars 1868 : Le second empire s’inquiète du rôle croissant de l’AIT et dissout le bureau parisien, condamné pour « constitution de société secrète ».

22 mai  : Le deuxième bureau de Paris, (autour de Benoît Malon et Eugène Varlin), élu le 8 mars, passe en jugement. Ses membres seront condamnés à 3 mois de prison le 15 juillet.

6-13 septembre  : IIIe congrès de l’AIT à Bruxelles. Les mutualistes français sont mis en minorité par les collectivistes.

1869 : Nombreuses grèves durant l’année, parfois réprimées dans le sang (mineurs belges, gallois et stéphanois). L’AIT est souvent accusée d’en être à l’origine pour favoriser des intérêts étrangers.

28 juillet 1869 : l’Alliance de la démocratie socialiste, fondée à Genève par Michel Bakounine, adhère à l’AIT.

6-12 septembre : IVe congrès de l’AIT à Bâle. Les délégués français se prononcent dans leur majorité pour le collectivisme.

Mai-juin 1870 : Arrestation de plus de 150 internationalistes en France, sur ordre du ministre Emile Olivier, apeuré par les rumeurs d’insurrection. Le procès qui s’ouvre le 22 juin sert de tribune. L’Internationale est déclarée dissoute le 8 juillet.

4 septembre  : Après la défaite de Sedan, la République est proclamée.

26 mars 1871  : Élection de la Commune de Paris. Sur 80 membres élus, 23 sont membres de l’Internationale, qui est pourtant totalement désorganisée depuis la guerre.

30 mai  : Adresse du Conseil général de l’Internationale sur la guerre civile en France, rédigée par Marx.

17-23 septembre  : Conférence de Londres en remplacement du congrès rendu impossible par la répression des révolutionnaires dans de nombreux pays après la Commune. Adoption de la résolution IX qui proclame que « le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct ».

22 novembre  : Au congrès de Sonvilier, les sections du Jura, proches de Bakounine, critiquent la conférence de Londres et son virage centralisateur.

La lente agonie

14 mars 1872 : En France, la Loi Dufaure interdit l’Internationale.

4 août  : Congrès fondateur la Fédération italienne de l’Internationale à Rimini qui rompt avec le Conseil général.

2-7 septembre  : Ve congrès de l’AIT tenu à La Haye, auquel assistent Marx et Engels. Exclusion de Bakounine et de James Guillaume pour la formation d’une société secrète au sein de l’AIT. Le Conseil général est transféré à New York, loin des luttes d’influence européennes.

Du 15-16 sept  : Congrès de Saint-Imier de la tendance fédéraliste, dite aussi anti-autoritaire.

1er-6 septembre 1873  : congrès de l’AIT fédéraliste à Genève, pour tenter de rassembler toutes les fédérations favorables à l’autonomie (socialistes, étatistes, réformistes…)

7-13 septembre  : fiasco du congrès de l’AIT centraliste à Genève, sans aucun représentant du conseil général.

25 septembre : Bakounine se retire de la scène politique.

15 juillet 1876 : dernier congrès de l’AIT centraliste à Philadelphie, sans aucun délégué européen. Dissolution du conseil général.

6-7 septembre 1877 : dernier congrès de l’AIT fédéraliste à Verviers. Séparation des anarchistes et des légalistes.

14-20 juillet 1881 : Dernière tentative anarchiste pour réactiver l’AIT à Londres. Mais la ligne insurrectionnaliste qui l’emporte ne préconise pas la reconstitution d’une organisation internationale.

Source : AL, Le Mensuel, septembre 2014