L’anarchie et les rapports entre les sexes d’Emma Goldman (Anarchy and the Sex Question, traduction* de Julien Clamence)
I) Introduction historique par Féminisme Libertaire Bruxelles :
Nous publions la traduction d’un article écrit par Emma Goldman (1869-1940), L’anarchisme et la question sexuelle, paru dans The Alarm, en 1896.
Emma Goldman est une figure de l’anarchisme et du féminisme. Profondément anti-autoritaire, elle est notamment connue pour ses discours sur l’amour libre, la sexualité et le contrôle des naissances, la lutte des classes et sa dénonciation de l’institution du mariage. « Je ne serai la servante ni de dieu, ni de l’État, ni d’un mari ».
Elle est née sur le territoire de l’Empire Russe, dans une famille désargentée qui émigre à Rochester, aux États-Unis. Elle sera confrontée très tôt aux aliénations de classe et au patriarcat. Elle travaillera en tant que couturière ouvrière à l’usine dès ses 14 ans et elle expérimentera le divorce avant ses 18 ans. Les événements de Haymarket Square la pousse à rejoindre New-York et la mouvance radicale, où elle rencontre Alexander Berkman, son amant et ami libertaire. Emma Goldman sera emprisonnée à plusieurs reprises au cours de son long parcours militant.
II) Texte :
Le travailleur mâle, dont la force et les muscles sont tant admirés par les pâles et malingres rejetons des riches mais dont le travail suffit tout juste à garder le loup de la faim hors de son foyer, se marie seulement pour avoir une épouse et une ménagère qui doit servir comme une esclave du matin au soir tout en s’échinant, seule, à réduire les dépenses du ménage. Ses nerfs sont tellement tendus par l’effort continuel nécessaire pour faire vivre le foyer du maigre salaire de son mari qu’elle devient irritable et ne parvient plus à dissimuler son manque d’affection pour son seigneur et maître. Celui-ci en arrive hélas vite à la conclusion que ses espoirs et ses plans se sont égarés, et il commence presque à penser que son mariage est un échec.
La chaîne devient plus lourde, toujours plus lourde
Avec les dépenses qui ne cessent de grandir, l’épouse perd vite tout ce qu’elle avait de force au moment de son union, elle se sent de plus trahie et les constantes difficultés et craintes liées à la faim consument rapidement sa beauté. Elle déprime, néglige ses devoirs ménagers. Comme il n’y a pas de lien d’amour et de sympathie pour unir les deux époux et leur donner le courage d’affronter la misère et la pauvreté de leurs existences, ils deviennent de plus en plus étrangers l’un à l’autre et de moins en moins patients avec les fautes de l’autre, au lieu de s’entraider dans l’épreuve de leurs vies.
L’homme ne peut pas, comme le millionnaire, aller à son club privé, mais il va au bar et essaye de noyer sa misère dans un verre de bière ou de whisky. Son infortunée partenaire de misère, qui est trop honnête pour chercher l’oubli dans les bras d’un amant et trop pauvre pour s’offrir des distractions ou des amusements pourtant bien légitimes, reste au milieu du décor sordide et à peine entretenu qu’elle appelle « sa maison » et se lamente amèrement sur la folie qui a fait d’elle la femme d’un homme pauvre.
Malgré cela, ils n’ont aucun moyen de se séparer.
Ils doivent tout supporter
Aussi irritante que soit la chaîne qui a été mise à leurs cous par la loi, et parfois l’Église, elle ne peut être brisée que si les deux époux y consentent.
Si la loi est suffisamment clémente pour leur accorder la liberté, chaque détail de leurs vies privées est exposée en pleine lumière. La femme est condamnée par l’opinion publique et sa vie entière est ruinée. La peur de cette disgrâce cause souvent son effondrement sous le poids considérable de la vie d’épouse, sans qu’elle ose énoncer une seule protestation contre ce système qui a l’a brisée elle, et tant de ses sœurs.
La riche endure cette épreuve pour éviter le scandale – la pauvre pour le bien de ses enfants et la peur de l’opinion publique. Leurs vies sont une longue succession d’hypocrisies et de tromperies.
La femme qui vend ses faveurs a la liberté de quitter à tout moment l’homme qui les achète, alors que « l’épouse respectable » ne peut se libérer d’une union qui l’humilie.
Toutes les unions contre nature qui ne sont pas consacrées par l’amour sont de la prostitution, qu’elles soient sanctionnées par l’Église et la société ou non. De telles unions ne peuvent avoir qu’une influence dégradante sur la morale et le bien-être de la société.
C’est le système qu’il faut blâmer
Le système qui force les femmes a vendre leur féminité et leur indépendance au plus offrant est une branche du même système monstrueux qui accorde à une poignée le droit de vivre de la richesse produite par leurs semblables. 99 % de ceux-ci doivent peiner et servir comme des esclaves du matin au soir pour tout juste parvenir à joindre les deux bouts, alors que les fruits de leur travail est ingurgité par quelques vampires oisifs entourés de tout le luxe que la richesse peut pourvoir.
Regardez un moment ces deux faces du système social du XIXe siècle.
Regardez les maisons fortunées, ces palaces magnifiques où quelques fournitures somptueuses pourraient mettre des centaines d’hommes et de femmes nécessiteux à l’abri du besoin. Regardez les dîners de gala organisés par les filles et les fils fortunés, où un unique service pourrait nourrir des centaines d’affamés pour qui un simple repas de pain arrosé d’eau est un luxe. Regardez comment ces fervents admirateurs de la mode passent leurs journées à inventer de nouveaux moyens de jouissance égoïste – théâtres, bals, concerts, croisières, courant d’un coin de la Terre à l’autre dans leur recherche folle de gaieté et de plaisir. Et tournez-vous un moment pour regarder ceux qui produisent la richesse payant ces excès, ces jouissances contre nature.
L’autre face
Regardez-les se masser dans une cave sombre et humide, où, couvert de haillons, ils ne profitent jamais d’un bol d’air frais. Ils portent leur fardeau de misère du berceau à la tombe, leurs enfants courant les rues, nus, affamés, sans personne pour leur offrir un mot d’amour ou une tendre caresse, grandissant dans l’ignorance et la superstition, maudits depuis le jour de leur naissance.
Regardez ces deux saisissants contrastes, vous les moralistes et les philanthropes, et dites-moi qui est à blâmer ! Celles qui sont conduites à la prostitution, légale ou souterraine, ou ceux qui conduisent leurs victimes dans une telle perte de sens moral ?
La cause ne se trouve pas dans la prostitution mais dans la société elle-même ; dans le système inégalitaire de la propriété privée et dans l’État et l’Église. Dans le système qui légalise le vol, le meurtre et le viol de femmes innocentes et d’enfants sans défense.
Le remède contre le mal
Tant que ce monstre ne sera pas détruit nous ne seront pas libérés de cette maladie qui sévit au Sénat et dans toutes les administrations publiques, dans la maison des riches comme dans les baraques misérables des pauvres. L’humanité doit devenir consciente de sa force et de ses capacités, elle doit se sentir libre de commencer une nouvelle vie, une vie meilleure et noble.
La prostitution ne sera jamais supprimée par les méthodes du Révérend Dr. Parkhurst et les autres réformistes. Elle existera aussi longtemps que le système sera là pour lui fournir un terreau.
Quand tous ces réformistes uniront leurs efforts avec ceux qui luttent pour abolir ce système engendrant le crime sous toute ses formes, une autre société émergera, basée sur la parfaite égalité – une société qui garantira à tous ses membres, hommes, femmes et enfants, la rétribution complète de leur travail et un droit parfaitement égal à jouir des dons de la nature et d’atteindre un savoir plus élevé – la femme y sera autonome et indépendante. Sa santé ne sera plus écrasée par un travail et un esclavage sans fin, elle cessera d’être la victime de l’homme, qui ne sera plus possédé par des passions et des vices malsains et contre nature.
Un rêve anarchiste
Chacun entrera dans l’étape du mariage en pleine forme physique et avec une confiance morale en l’autre. Chacun aimera et estimera l’autre et l’aidera au travail non pas pour son propre bien-être, mais pour leur bonheur commun, et ils désireront le bonheur universel de l’humanité. Les enfants de tels unions seront forts et en pleine santé de corps et d’esprit. Ils honoreront et respecteront leurs parents, non par devoir, mais parce qu’ils le mériteront. Ils seront instruits et chéris par la communauté toute entière et seront libres de suivre leurs propres inclinations, il ne sera pas nécessaire de leur apprendre la flagornerie et les bases de l’art de tourmenter de leurs semblables. Leur but dans la vie sera, non pas d’obtenir le pouvoir sur leurs frères, mais de gagner l’estime et le respect de tous les membres de la communauté.
Le divorce anarchiste
Si le mariage entre l’homme et la femme s’avère insatisfaisant et désagréable, ils se sépareront calmement, de manière amicale, pour ne pas avilir les divers liens du mariage dans l’antipathie de leur union.
Si, au lieu de persécuter les victimes, les réformistes du jour unissaient leurs efforts pour éradiquer la cause, la prostitution ne serait plus une disgrâce de l’humanité.
Supprimer une classe et en protéger une autre est pire que de la sottise. C’est criminel. Ne détournez pas les yeux, vous les hommes et les femmes moraux.
Ne permettez pas à vos préjugés de vous influencer, regardez cette question d’un point de vue impartial.
Plutôt que de dépenser votre force inutilement, unissez vos efforts et aidez à abolir ce système corrompu et malade.
Si la vie maritale ne vous a pas dérobé votre honneur et le respect de votre propre personne, si vous avez de l’amour pour ceux que vous appelez vos enfants, vous devez, pour votre propre bien et le leur, rechercher l’émancipation et établir la liberté. Alors, et seulement alors, les horreurs du mariage disparaîtront.
Emma Goldman
(Originalement publié dans The Alarm, le 27 septembre 1896).
*Cette traduction tente de conserver l’esprit et le ton du texte original d’Emma Goldman. Toutefois, plusieurs modifications syntaxiques et stylistiques ont été opérées pour faciliter sa lecture et pour mieux l’adapter au français. La version originale est disponible ici : http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/goldman/sexquestion.html.