Par Léo (AL Val-de-Marne Nord)

framasoftLes technologies numériques se trouvent au cœur de deux grandes luttes d’émancipation : d’un côté, celle pour la libération des utilisateurs et utilisatrices vis-à-vis des multinationales du numérique comme du Big Brother étatique ; de l’autre, celle pour une société décroissante, écologiste, peu gourmande en énergie et en matériaux non recyclables. Mais les deux communiquent rarement et peuvent même paraître incompatibles. Une articulation communiste libertaire est-elle possible ?

Début novembre 2016 est sorti le biopic d’Oliver Stone sur le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui, en 2013, a rendu publics les programmes secrets de surveillance de masse de la NSA, agence de renseignement états-unienne (PRISM, Xkeyscore, etc.).

Ces programmes ont été possibles grâce à la collaboration active des grandes multinationales du numérique : Google, Apple, Microsoft, Yahoo, Facebook, etc. (collaboration régulièrement démentie par celles-ci, mais sans cesse reconfirmée, comme par exemple début octobre lorsque Yahoo a été accusé d’accepter de plein gré le rôle de sous-traitant de la surveillance étatique [1]).

Remettre sur le tapis la « question Big Brother »

La France n’est pas en reste, comme le montre le récent décret TES (Titres électroniques sécurisés) du gouvernement Valls, qui instaure une forte centralisation des données d’identification de l’ensemble des Françaises et Français [2]. Voilà l’occasion de remettre sur le tapis ce que l’on pourrait appeler la « question Big Brother ». Bien que peu débattue parmi les libertaires (par manque d’intérêt ou de consensus ? par méconnaissance ?), il s’agit d’un nœud central de la lutte d’émancipation anti-étatique. Difficile de se défendre contre la répression, voire d’organiser la révolution, dans un État policier tel que la France sous état d’urgence.

Difficile aussi, cependant, d’attendre de chaque militante et militant qu’il utilise uniquement des logiciels libres et chiffre ses e-mails car cela nécessite encore un investissement important (malgré les réels efforts de démocratisation de ces outils qui ont suivi les révélations Snowden [3]).

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Être conscient des problèmes de sécurité informatique et ne pas se reposer sur des intermédiaires capitalistes pour les échanges critiques (organisation d’actions directes antifascistes ou écologistes par exemple) est toutefois un « minimum syndical » pas toujours acquis. Nous, communistes libertaires, devrions certainement porter un message politique libriste [4] sans ambiguïté ni complaisance. Par exemple, ne pas tolérer le discours « Je n’ai rien à cacher » [5].

Pour une décroissance sans technophobie

Une autre lutte libertaire amène à prendre position sur le numérique : la sortie de la crise écologique par l’adoption d’une économie anticapitaliste dite « décroissante ». Bien entendu, le terme « décroissant » recouvre une réalité large et variée, allant des anarcho-primitivistes aux marxistes autoritaires défendant une planification écologique, et leurs analyses sur des questions complexes comme celle du numérique varient tout autant.

Mais l’une des analyses les plus frappantes sur le numérique est celle défendue, par exemple, par le journal La Décroissance, de l’association Casseurs de pub [6], dont la ligne éditoriale anti-EELV et anticapitaliste est en bonne partie compatible avec les positions écologistes d’Alternative libertaire.

Que dit La Décroissance sur le numérique ? À vrai dire, quiconque ouvre un numéro de ce mensuel s’en rendra très vite compte [7] : partant du constat (fondé) que le numérique pollue, déshumanise les relations sociales, isole les internautes, permet la surveillance de masse, etc., ils en déduisent qu’il faut combattre unilatéralement la « société des écrans », refuser de « s’y mettre », se moquer de celles et ceux pour qui Internet a permis d’horizontaliser un peu plus la société, etc. Ils jettent sans hésitation le bébé avec l’eau du bain : leur décroissance est irréconciliable avec le numérique, et donc avec le librisme.

Pourtant, Wikipédia apporte la culture à tous ; le pair-à-pair (peer-to-peer) promeut le partage, la décentralisation, l’autogestion et a violemment mis à mal le copyright capitaliste ; le réseau informatique TOR permet aux activistes de pays dictatoriaux tels que la ­Chine de contourner la censure gouvernementale tout en se protégeant contre la répression. L’enseignement de la programmation à l’école pourrait permettre d’illustrer la différence entre erreur (scientifique), pédagogiquement fructueuse, et échec (scolaire), facteur d’exclusion sociale… Les exemples abondent et il n’est, en fait, ni nécessaire, ni même possible de tous les énumérer ici pour convaincre : nier l’intérêt du numérique est une posture tout aussi caricaturale et pleine de mauvaise foi que celle qui consiste à nier les problèmes qu’il pose.

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Double besogne

La question que les mouvements libertaires devraient donc se poser n’est pas tant celle du boycott aveugle du numérique que celle de l’articulation entre la lutte libriste et la lutte antiproductiviste. Quelle place réserver au numérique dans le projet de société communiste libertaire ? Une double besogne, analogue à celle de l’anarcho-syndicalisme, consistant à s’engager simultanément dans une lutte libriste d’« amélioration immédiate des conditions de vie des utilisateurs et utilisatrices du numérique » et dans une lutte antiproductiviste visant à instaurer un Internet autogéré, la fin de l’obsolescence programmée et de la course à la puissance de calcul, un recyclage aussi poussé que possible des composants, et ainsi de suite, est-elle envisageable ?

Des questions sans réponses claires à l’heure actuelle, mais qui méritent un débat et une réflexion sur ce sujet transversal, ni exclusivement écologiste, ni exclusivement anti-autoritaire.

AL, Le Mensuel, Janvier 2017