Jérémie Berthuin (AL Gard)

Quand on pense Révolution russe de 1917, il est courant d’opposer les forces réactionnaires, les « blancs », aux révolutionnaires, les « rouges ». Il convient, néanmoins, de revenir sur le rôle d’une troisième composante : celle des anarcho-communistes d’Ukraine, menés par Nestor Makhno, qui expérimentent une véritable autogestion à partir de novembre 1918.

Cette expérience autogestionnaire s’incruste dans un îlot perdu au milieu de l’immensité de l’ancien empire tsariste qui a volé en éclat sous les coups de butoir d’une Révolution dominée par la vision étatiste et autoritaire des Bolchéviques. Riche en terres fertiles, l’Ukraine offre des récoltes incomparables. Considérée comme le « grenier à blé de l’Europe », cette région a de tous temps été marquée par un fort sentiment d’insoumission. « Quels que furent les efforts des tsars depuis Catherine II pour effacer l’esprit du peuple ukrainien toute trace de la « Volnitza » (Vie libre), cet héritage de l’époque guerrière des XIVes – XVes siècles et des « camps zaporogues » [1], s’y conserva quand même, et jusqu’à nos jours les paysans d’Ukraine ont gardé un amour particulier de l’indépendance. Cet amour se manifesta par une résistance opiniâtre contre tout pouvoir cherchant à les assujettir ». (Piotr ARCHINOV, L’histoire du mouvement Makhnoviste, page 39, éditions Bélibaste, 1969)

L’Ukraine dans la révolution

Cette réalité explique pourquoi les effets de la Révolution d’octobre ne se firent ressentir que plus tard en Ukraine. Alors que dans la Grande Russie, le Tsar Nicolas II abdique en mars 1917, et que Kérensky prenait la tête du gouvernement provisoire, se met en place en Ukraine un pouvoir parallèle dirigé par la petite bourgeoisie nationaliste, désireuse de recréer un État indépendant. Ce mouvement, animé par Vinitcheuko et Petlioura, s’établit surtout dans le Nord du pays. Dans le Sud, les masses paysannes, sous l’influence de groupes anarchistes très implantés, s’en détachent pour former un courant révolutionnaire qui, en décembre 1917 et janvier 1918, expulse les gros propriétaires et commence à organiser lui-même le partage et la mise en valeur des terres et des usines. Tout est remis en question lorsque, le 3 mars 1918, Lénine et le Parti Bolchévik signent le traité de Brest-Litovsk qui livre aux armées austro-allemandes l’Ukraine. La contre-révolution locale relève la tête. L’occupant rétablit aussitôt les nobles et les propriétaires fonciers (les agrariens) dans leurs privilèges. La nomination de Skoropadsky à la tête de la Rada centrale (Parlement) marque le retour au tsarisme et aux privilèges des puissants. Les propriétaires chassés peu de temps auparavant se hâtent, par esprit de vengeance, de resserrer leur étreinte sur le peuple qui subit, par ailleurs, les violences et le brigandage des troupes d’occupation. Devant cette double violence, le peuple tout entier se dresse. Le mouvement insurrectionnel des paysans et des ouvriers se déclare pour la révolution intégrale, avec comme finalité la complète émancipation du travail. On assiste, alors, à une organisation simultanée de corps de partisans francs-tireurs, sans aucun mot d’ordre venu d’un quelconque parti politique mais par les paysans eux-mêmes. La violence et les représailles de la Rada ukrainienne, appuyée par les troupes austro-allemandes, sont sanglantes (juin-juillet-août 1918). La nécessité d’une riposte face à la répression se fait sentir. Ce sera le groupe anarchiste de la ville de Goulaï-Polié qui en prendra l’initiative. En son sein, va se détacher un leader de premier ordre, Nestor Makhno.

Batko Makhno

nestor-makhno-picNestor Makhno est originaire de la région au Sud de l’Ukraine, terre des cosaques rendus célèbres par le romancier Nikolai Gogol et son « Tarass Boulba ». Fils de paysans pauvres, à l’adolescence, après la révolution avortée de 1905, il rejoint les organisations anarcho-communistes qui se constituent alors en Ukraine. Après une tentative d’attentat contre le gouverneur local, il est arrêté par l’Okhrana, la police tsariste, avec 13 de ses camarades et condamné à mort. Sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité par le Tsar en raison de son jeune âge. Son caractère rebelle et son insoumission permanente, lui font passer le plus clair de son temps en isolement. Il en profite pour s’instruire et dévorer les classiques de la littérature russe. Il y assoit, aussi, sa formation politique au travers des écrits des penseurs libertaires. En prison, dans l’humidité des cachots, il y contracte une tuberculose dont il ne guérira jamais et qui finira par l’emporter.

L’insurrection de Moscou, le 1er mars 1917, va lui permettre de recouvrer sa liberté et rentrer à Goulaï-Polié où il reçoit un accueil triomphal. Les habitants et habitantes l’affublent d’un surnom, qui peut surprendre du fait de ses idéaux, « Batko » (le Père ou guide), qui démontre la confiance qu’il nourrit auprès des masses opprimées de la terre d’Ukraine. Il part pour Moscou parfaire son éducation militante. Il y rencontre le vieil anarchiste Piotr Kropotkine mais également un autre figure du mouvement libertaire russe, Pierre Archinov dont il deviendra l’ami.

De retour en Ukraine, Makhno est alors chargé par un comité révolutionnaire de former des bataillons de lutte contre l’occupant et la Rada centrale de l’Hetman Skoropadsky. II participe à de nombreux meetings, multipliant les appels à l’insurrection générale. Au cours d’un d’entre eux, il lance à la foule : « Vaincre ou mourir -voici le dilemme qui se dresse devant les paysans et les ouvriers de l’Ukraine au présent moment historique. Mais mourir tous nous ne pouvons pas, nous sommes trop. Nous c’est l’humanité. Mais nous ne vaincrons pas pour répéter l’exemple des années passées, remettre notre sort à des nouveaux maîtres ». [3]

Lorsque les armées d’occupation qui protégeaient l’Hetman sont rappelées dans leur pays à la suite de la défaite du bloc germanique sur le front occidental, c’est la débandade chez les propriétaires, qui fuient à l’étranger.

Commence, alors véritablement, l’expérience autogestionnaire de masse en Ukraine et la mise en pratique de la théorie d’organisation libertaire. Une expérience qui par son éthique et son esprit se trouve en opposition directe avec les réalisations bolcheviques en Grande-Russie et l’instauration de l’État soviétique.

Communes agraires autogérées

Jusqu’à la fuite de Skoropadsky, le mouvement avait été surtout marqué par des faits d’armes où Makhno et ses partisans, par leur pratique de guérilla, font des miracles. Cavaliers intrépides, ils fondent sur l’ennemi le prenant au dépourvu. «La rapidité des déplacements était la tactique particulière de Makhno. Grâce à elle et aussi l’étendue de la région, il apparaissait toujours à l’improviste, à l’endroit où on l’attendait le moins» (VOLINE, La révolution inconnue, page 527, éditions Belfond, 1986). Avec l’unification des régions Nord et Sud de l’Ukraine, les Makhnovistes précisent un plan d’organisation des opprimé-e-s au cours du premier congrès de la Confédération des groupes anarchistes qui prend le nom de Nabat (le Tocsin).

Les principales décisions en sont : le rejet des groupes privilégiés ; la défiance envers tous les partis politiques ; la négation de toute dictature et du principe de l’État (y compris ouvrier) ; le rejet d’une période « transitoire » de « dictature du prolétariat » ; l’auto-direction du peuple au travers des conseils (soviets) ouvriers et paysans libres.

Ces différentes dispositions s’opposent à la vision verticale et autoritaire des Bolcheviks dans le reste du pays. C’est par la pédagogie, que le mouvement libertaire ukrainien présente et explique ses idées aux travailleurs et aux travailleuses, sans, pour autant, essayer de leur imposer. L’armée insurrectionnelle se définit comme un groupe d’autodéfense, car, pour Makhno et ses partisans, l’idéal anarchiste de bonheur et d’égalité générale ne peut être atteint à travers l’effort d’une armée, quelle qu’elle soit, même si elle est formée exclusivement par des anarchistes.

Ainsi, peut-on lire dans La Voie vers la liberté (organe makhnoviste) : «  L’armée révolutionnaire, dans le meilleur des cas, pourrait servir à la destruction du vieux régime abhorré ; pour le travail constructif, l’édification et la création, n’importe quelle armée qui, logiquement, ne peut s’appuyer que sur la force et le commandement, serait complètement impuissante et même néfaste.

Pour que la société anarchiste devienne possible, il est nécessaire que les ouvriers eux-mêmes dans les usines et les entreprises, les paysans eux-mêmes dans leurs villages, se mettent à la construction de la société antiautoritaire, n’attendant de nulle part des décrets-lois ».

Durant six mois (de novembre 1918 à juin 1919), on assiste à une véritable expérience anarchiste au cours de laquelle la population vit sans aucun pouvoir, créant ainsi de nouvelles formes de relations sociales. À côté de la gestion directe des usines par les ouvrier-e-s sur la base de l’égalité économique, sont créées des Communes libres, dont s’inspireront, en 1936, les collectivités agricoles de Catalogne et d’Aragon. Dans ses mémoires, Nestor Makhno écrit :

«La majeure partie de ces communes agraires était composée de paysans, quelques-uns comprenaient à la fois des paysans et des ouvriers. Elles étaient fondées avant tout sur l’égalité et la solidarité de leurs membres. Tous, hommes et femmes, œuvraient ensemble avec une conscience parfaite, qu’ils travaillassent aux champs ou qu’ils fussent employés aux travaux domestiques. La cuisine était commune. Le réfectoire également. Les membres étaient également tenus de se lever de bonne heure et de se mettre aussitôt au travail, auprès de des bœufs, des chevaux, et à d’autres besognes domestiques. Chacun avait droit de s’absenter, lorsqu’il le désirait, mais il devait en avertir son compagnon de travail le plus proche, afin que celui-ci pût le remplacer pendant son absence. Le programme de travail était établi dans des réunions où tous participaient. Ils savaient ensuite exactement ce qu’ils avaient à faire (…) Un nouvel état d’esprit naît aussitôt de ces expériences, car les paysans en arrivent rapidement à considérer ce régime communal libre comme la forme la plus élevée de la justice sociale. Ainsi, les membres du groupe se faisaient à l’idée d’unité collective dans l’action et tout particulièrement dans l’action raisonnée et féconde. Ils s’habituaient à avoir naturellement confiance les uns dans les autres, à se comprendre, à s’apprécier sincèrement dans leur domaine respectif. Les travailleurs des communes se mirent à l’œuvre, au son des chants libres et joyeux, reflétant l’âme de la révolution. Ils ensemençaient, jardinaient pleins de confiance en eux-mêmes, résolus à ne plus permettre aux anciens propriétaires de reprendre cette terre » (Nestor Makhno, La révolution russe en Ukraine, 1918-1921, pages 188-189, éditions Belfond).

Au niveau des échanges avec les villes, les paysans rejettent tout intermédiaire. Sans passer par les structures de l’État, ils fournissent aux ouvriers des villes fruits, céréales et nourriture, en contrepartie desquels les ouvriers leur échangeront leurs produits, sur la base de l’estimation réciproque et de l’entraide, telle que l’a définie dans son ouvrage, La conquête du pain, Kropotkine. Sur le plan éducatif, ce sont les principes pédagogiques de Francisco Ferrer qui sont mis en application dans les écoles. Des maîtres sont recrutés dans toute la Russie. Parmi ceux-ci : une figure de l’anarchisme russe, Voline qui deviendra un fidèle compagnon de route de Makhno.

Plutôt Denikine

Le modèle de communisme libre qui se développe en Ukraine repose sur des valeurs aux antipodes de ce que le pouvoir bolchévique met en pratique dans le reste de la Russie. Dans les campagnes, il n’y est nulle question de libre association des moujiks (paysans pauvres) comme en Ukraine. Au contraire, ceux-ci sont forcés d’intégrer les fermes d’État, dirigées par des Commissaires du Peuple. Dans les usines, ouvrières et ouvriers n’autogèrent pas les moyens de production. Au contraire, ils se retrouvent attachés à leurs machines comme aux temps sombres du tsarisme. Et bien souvent, les contremaîtres qui hurlent leurs ordres dans les ateliers demeurent les mêmes qu’avant 1917. Le contrôle et la discipline y sont appliqués avec la même sévérité, au moyen d’un Livret ouvrier qui enchaîne les exploités à leur lieu de travail. La presse est muselée. Les partis d’opposition, notamment les autres forces révolutionnaires, sévèrement réprimées.

makhno-and-dybenko-web.jpgLe « Communisme des casernes » du Parti Bolchévique doit néanmoins composer avec la réalité libertaire qui prévaut en Ukraine. La légitimité révolutionnaire y est anti-autoritaire, et que cela leur plaise ou non, Lénine doit faire avec. Et ce d’autant qu’un ennemi commun menace la Révolution en Ukraine : les troupes monarchistes du général Dénikine. Un accord, entre Bolchéviques et Makhnovistes, formalise cette union sacrée de circonstance contre les « blancs ». Léon Trotski reconnaît les mérites de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle de Makhno, dont les combattants sont qualifiés de « courageux partisans ». Sur le terrain, les troupes de Dénikine sont stoppées dans leur progression. Au plan politique, néanmoins, et ce malgré l’unité d’action avec les « noirs », le Kremlin supporte de plus en plus mal l’existence de cet « autre communisme », qui se développe en Ukraine et menace de s’étendre au reste du pays.

L’accord est rompu. Le régime bolchévique se durcit et accentue la répression dans le reste du pays contre les libertaires. Les prisons se remplissent d’anarchistes. Le journal Nabat est interdit. L’étau se resserre autour de Makhno et ses partisans. Conscients de la gravité de la situation, les Makhnovistes convoquent un Congrès des délégués ouvriers, paysans et partisans. Trotski est formel : Tout participant à ce Congrès sera arrêté. Il ajoute : « II vaut mieux céder l’Ukraine entière à Dénikine que permettre une expansion du mouvement makhnoviste : le mouvement de Dénikine comme étant ouvertement contre-révolutionnaire pourrait être aisément compromis par la voie de classe, tandis que la Makhnovstchina se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous ». [7] L’armée makhnoviste connaît, sur le terrain, des revers face aux armées « blanches ». Trotski multiplie les attaques : insuffisances du commandement autogestionnaire de l’armée « noire » de Makhno, accusations de pillage et d’antisémitisme. Pures calomnies, Makhno s’attache justement à condamner tout type d’exactions au sein de ses troupes (Piotr ARCHINOV, L’histoire du mouvement Makhnoviste, page 212, éditions Bélibaste, 1969.). Le mal est fait. Trotski et les Bolchéviques préparent le terrain pour justifier le coup final qui mettra fin aux rêves libertaires de l’Ukraine insoumise.

Au plan militaire, la situation va de mal en pis : la moitié des troupes de Makhno est décimée par une épidémie de typhus. Face aux forces de Dénikine, les « noirs » et les « rouges » battent en retraite. Situation d’autant plus préoccupante que s’est ouvert un nouveau front avec les armées « blanches » de Wrangel, qui viennent prêter main forte à celles de Dénikine. Nouvel accord de circonstance entre Trotski et Makhno face à l’ennemi commun. La Makhnovstchina accepte encore d’aider l’Armée rouge. Le danger tsariste définitivement éliminé, les Bolchéviques mettent à exécution leur plan d’élimination de l’armée noire. Makhno intercepte trois messages de Lénine à Rakovsky, président du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine. Les ordres sont clairs : arrêter tous les militants anarchistes et les juger comme des criminels de droit commun. Le mouvement makhnoviste est battu. Bientôt ce sera au tour de la Commune de Cronstadt de tomber. C’est le modèle bolchévique, « qui a transformé la Grande Russie en une immense prison », qui triomphe. En août 1923, Makhno, épuisé, pourchassé par la Tchéka [9], s’enfuit en Roumanie, puis en Pologne, pour enfin finir sa vie à Paris dans la misère et l’abandon.

AL, Le Mensuel, octobre 2018