Par Abel Paz
Le 26 janvier 1939, les troupes franquistes investissaient la ville qui avait été l’épicentre de la Révolution espagnole. Les débris de l’armée républicaine vont désormais reculer jusqu’à la frontière française, protégeant l’exode de civils destinés à la misère et aux camps de concentration. Militant des Jeunesses libertaire, Abel Paz (1921-2009) a alors 17 ans. Dans ses Mémoires, il raconte la tragédie de la chute de la ville, entre fantasmes de terre brûlée et sauve-qui-peut.
Barcelone ne faisait plus partie de l’arrière ; c’était désormais une position de deuxième ligne qui devenait chaque jour davantage une position de première ligne. Les bombardements se succédaient à un rythme tel que nous n’y prêtions plus attention. On mangeait à peine, on ne dormait presque plus ; tout se faisait à moitié. La grande question était de savoir si on appliquerait à Barcelone la politique de la terre brûlée, ou si elle serait livrée sans combats à l’ennemi. Tout semblait indiquer que la capitale catalane n’offrirait aucune résistance. Les réunions des organes politiques se succédaient dans l’espoir de trouver une force, qui de fait n’existait plus. Au fond de nous-mêmes, tous, et en particulier la jeunesse – notre guerre-révolution était conduite par des jeunes –, nous avions la volonté de résister, mais il manquait la foi qui aurait conduit à une telle décision.
La guerre avait épuisé l’enthousiasme révolutionnaire. La défaite était devenue inéluctable. Je crois que la dernière réunion du Mouvement libertaire [1] eut lieu à la Casa CNT-FAI le 15 janvier dans l’après-midi. Ce fut une réunion assez informelle, c’est-à-dire qu’elle n’avait été réclamée par aucun comité. Cependant, tous les comités des trois branches du Mouvement libertaire étaient là au complet, ainsi qu’une grande partie des militants libertaires barcelonais. Il n’y avait pas d’ordre du jour. Les discours se succédaient, sans fil conducteur. García Oliver [2] se promenait nerveusement d’un côté de la salle, et, de l’autre côté, Diego Abad de Santillán [3] faisait de même. Les personnages importants restèrent muets pendant cette réunion. […]
Après que quelqu’un eut indiqué ce que nous savions tous, à savoir que Franco était presque aux portes de Barcelone, Manuel Buenacasa [4] se leva de son siège, et sa petite taille ne l’empêcha pas de faire une grande intervention. Il croyait en ce qu’il disait. Sur le mode de la harangue, il proposa une mobilisation générale pour défendre Barcelone, même s’il fallait y perdre la vie. Il y allait de l’honneur révolutionnaire de la Barcelone prolétaire. Il y eut comme un moment de confusion parmi les assistants qui échangèrent des regards, mais ce fut tout. Puis le silence se fit.
Augustin Roa, qui représentait le comité de défense que les jeunes libertaires de Barcelone venaient de former, et dont je faisais partie, s’adressa à l’assistance pour exposer ce que nous pensions à ce moment-là : « Les jeunes libertaires ont préparé un plan pour dynamiter Barcelone. Dans cette affaire, les ouvriers n’ont rien à perdre. La bourgeoisie sera la seule à être affectée puisqu’elle ne pourra pas récupérer ses usines. »Roa détailla les conséquences d’une telle proposition, mais les visages de l’assistance indiquaient clairement que tout cela ne trouvait aucun écho. […]
L’intervention de Germinal de Sousa [5] porta sur les propositions de Buenacasa et de Roa ; il se montra pessimiste quant à leurs effets sur le cours des événements. La politique de la terre brûlée aurait pu avoir des incidences positives si elle avait été pratiquée des mois auparavant ; dans les circonstances actuelles, alors que l’enthousiasme était tari, elle devenait inutile. Cependant, ajouta-t-il, il fallait se méfier de l’exil. […] La bourgeoisie française ne nous pardonnerait pas les mauvais moments que nous lui avions fait passer. Elle serait cruelle. N’avions-nous pas tenté et mis en pratique une révolution sociale sans précédent dans l’histoire moderne du prolétariat ? […]« Souvenez-vous du comportement de la bourgeoisie française envers les communards parisiens de 1871. Non, ne vous faites aucune illusion : toutes les portes se fermeront, et nos compañeros français ne pourront rien faire pour l’éviter. C’est dans ce contexte que la proposition des jeunes libertaires prend tout son sens, et ce n’est pas moi qui les en dissuaderai… » […]
À la fin de la réunion, après avoir écouté les commentaires de couloirs, alors que la nuit était déjà tombée, Serra et moi prîmes congé tête basse de Roa et d’Ubeda à la porte même de la Casa CNT-FAI. […] Comme toujours, Barcelone était dans l’obscurité. Il n’y avait pas une seule étoile dans le ciel. Il faisait froid et il pleuvotait. À cette heure-là, il était dangereux de se promener dans Barcelone. Les patrouilles du SIM [6] arrêtaient sans relâche les jeunes gens qu’elles soupçonnaient d’être des fachos ; et lorsqu’elles tombaient sur un anarchiste, elles l’arrêtaient avec plus de plaisir encore. Sur nos gardes, Serra et moi avancions les yeux grands ouverts et pistolet au poing. En arrivant sur la place du Clot, nous respirâmes.
Notre surexcitation croissait avec les jours qui passaient. Toujours d’un côté à l’autre, de réunion en réunion, la maîtrise du temps nous échappait. Les sièges des partis politiques et même les locaux dépendant de la Généralité et du gouvernement central vivaient d’intenses préparatifs qui indiquaient clairement que Barcelone serait abandonnée sans tirer un seul coup de feu. En sourdine, le sauve-qui-peut avait commencé. […]
Le 21 janvier, Francisco Martin, un compañero qui faisait partie du comité de coordination locale de Barcelone, entra de très bon matin dans la pièce de l’athénée où je dormais avec mon amie Maruja. Très excité, il nous réveilla à grands cris : l’entrée des fascistes dans Barcelone était imminente, et il fallait penser à l’évacuation des militants des JL. Nous ne disposions d’aucun moyen de transport, et il nous fallait en trouver. Le comité de coordination avait organisé l’évacuation des compañeros encore retenus dans la prison Modela et dans le château de Montjuic. La libération des premiers n’avait pas posé de problème. En revanche le SIM avait renforcé la garde du château pour empêcher la sortie des seconds. […] Martin m’invita à l’accompagner, car une réunion devait se tenir le matin même à la fédération locale des JL […]. Un tour rapide dans l’édifice me montra que le même spectacle désolant se répétait dans toutes les pièces : tas de documents détruits par le feu, tiroirs de tables ouverts, classeurs épluchés, armoires aux portes ouvertes et sur le sol, entassés, de volumineux paquets d’imprimés. Spectacle triste, angoissant, c’était la liquidation de l’histoire d’une époque consacrée à l’action frénétique et ininterrompue, quelque chose comme un « adieu à la vie ».
Je revins dans la salle de réunion alors que la discussion portait sur l’évacuation des compañeros emprisonnés à Montjuic et à la prison Modela. Des groupes avaient été formés, qui se proposaient d’abord de les libérer par le recours à la force et de les faire passer ensuite en France. Comme nous n’étions d’aucune utilité, Martin me proposa de l’accompagner à la Casa CNT-FAI […]. La rue était presque déserte, et les rares passants se pressaient en regardant de temps à autre le ciel où pouvaient apparaître à tout moment les avions qui bombardaient la ville […].
Nous suivîmes la rue Boters, puis nous traversâmes les décombres qui jonchaient le parvis de la cathédrale. À la porte de ce qui avait été le centre névralgique de l’activisme anarchiste, notre Casa CNT-FAI, il y avait, outre les gardes qui la protégeaient, beaucoup de compañeros venus s’informer sur la progression des armées de Franco qu’on supposait très proches de Barcelone. C’était d’ailleurs le cas, puisqu’elles campaient déjà à Igualada et à Vilafranca del Penedes. […]
Nous nous dirigeâmes vers les souterrains de la Casa où était installé ce que nous pourrions appeler le « poste de commandement » du secrétariat de coordination local. Il y avait là, faisant office de « général », le secrétaire, José Castillo, farouche antimilitariste qui avait même refusé de faire son service militaire. Il devina en nous voyant rentrer que nous étions affamés, et il nous désigna une marmite qui contenait les restes d’un ragoût cuisiné par leurs soins avec des ingrédients venus d’on ne savait où. Effectivement, plus que d’un ragoût, il s’agissait d’une sorte de colle pour affiches. Il était encore chaud, et nous le liquidâmes en un clin d’œil. Pendant que nous avalions cette insipide mixture, les compañeros agglutinés autour de Castillo commentaient la réunion extraordinaire du Front populaire convoquée le même jour. Ainsi que nous l’apprîmes plus tard, notre secrétaire général Mariano R. Vázquez [7] et les autres « ténors » des composantes de ce Front entonnèrent en chœur un chant qui exaltait le courage de notre armée et la volonté de la population civile de résister à l’ennemi.
Après avoir mangé, nous montâmes au 3e étage pour rencontrer nos compañeros du comité régional des JL. Comme partout où nous étions passés, tout n’était que confusion et désordre ; les papiers compromettants étaient en train d’être détruits. […] Cette nuit-là je dormis sur place, et c’est là que je vécus les bombardements qui se succédèrent par vagues, ce 22 janvier 1939. La situation était terrifiante. Les bombardements étaient si rapprochés qu’il était même devenu inutile de descendre dans le refuge de la Casa. […]
Toutes les informations qui parvenaient étaient désastreuses. Le gouvernement central et la Généralité avaient été évacués, et il était question de leur transfert à Gérone pour diriger, depuis là, la résistance. Mais personne n’en croyait un mot : c’était la débandade dans les têtes, et elle était sur le point de devenir réalité dans les faits. Après avoir déclaré l’état d’urgence, le gouvernement chargea le général Juan Hernández Saravia d’organiser la défense de Barcelone ou, à défaut, de mettre sur pied une ligne de défense au moyen des armées en retraite. Nous n’avions plus du tout le temps de souffler. Les bombardements et les alarmes se succédaient. Les refuges étaient pleins à craquer. La panique s’était généralisée, mais le désir de sortir de cet enfer, quoi qu’il arrivât, était omniprésent. Le découragement avait aussi gagné le comité régional des JL. À la porte de la Casa CNT-FAI, ce n’étaient plus des groupes mais une foule de gens qui se pressaient pour trouver un moyen d’abandonner la ville. […]
Le 24 janvier, à midi, je ne savais rien de ce qui se passait dans mon quartier. J’avais essayé plusieurs fois de téléphoner à l’athénée, mais sans succès. […] Je décidai d’abandonner la Casa CNT-FAI pour retrouver mon quartier. L’entrée du bâtiment et ses alentours étaient bourrés de compañeras et de compañeros qui attendaient d’être évacués. […] Tous les bars que je trouvais sur ma route étaient fermés. Les camions et les voitures étaient bourrés de gens qui emportaient des valises contenant probablement le minimum indispensable, ou, peut-être, quelques objets de valeur dont la vente pourrait rapporter l’argent nécessaire à la survie. La plupart des personnes que je croisais étaient à pied, à la recherche d’un chemin ou d’une route qui les conduise à la frontière ou vers n’importe quel endroit où se cacher jusqu’à la fin de la tourmente. Beaucoup de compañeras et de compañeros s’étaient installés dans l’athénée dans l’attente d’un véhicule. […]
Le jour suivant – nous étions alors le 25 janvier – s’annonça encore plus triste que la veille. Il pleuvait. Les bombes tombaient, succédant aux hurlements des sirènes. Les forces franquistes se trouvaient maintenant à la hauteur du Tibidabo. Il n’y avait pas même un quignon de pain à manger. L’angoisse pouvait se lire sur tous les visages.
Jaime Tio, un compañero qui travaillait dans les chemins de fer, arriva en milieu d’après-midi et annonça qu’il avait réussi à s’emparer par les armes d’un camion plateforme et à faire le plein. Selon lui, il était possible, en se serrant, d’évacuer toutes les personnes regroupées dans notre local. La nuit tombait quand, ce 25 janvier, protégés par des bâches, nous nous installâmes tous sur le camion plateforme qui démarra vers l’inconnu… […]
Je pense que ce voyage vers le malheur, car tel fut notre exode, ne ressemble à aucun autre événement de l’Histoire. Notre exode ne fut pas celui d’une armée en déroute, mais celui d’un peuple qui préféra l’exil à l’ignominie […]. Une collectivité d’un demi-million de personnes, de tous âges et sexes, n’ayant d’autre ressource pour affronter l’inconnu que sa force morale, devait fatalement trouver un moyen de conserver sa cohérence dans une forme de religiosité. Cette sorte de religiosité qui dès le début, puis pendant de nombreuses années souda ce groupe humain, c’est la solidarité.