Par Norah Lattécrie, Front d’écologie sociale de l’UCL Bruxelles
L’antispécisme et la notion de classe sociale
Nous considérons que l’antispécisme tel qu’il est défini par ses pères fondateurs (Peter Singer, Tom Reagan, Gary Francione et Anna Charlton)[1] est une idéologie étrangère à l’anarchisme, et que les deux idéologies, bien que se servant parfois d’un vocabulaire similaire, sont en réalité contradictoires et incompatibles. Dans l’essai qui a rendu célèbre la notion d’antispécisme, La libération animale, Peter Singer explique que le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : ces systèmes découlent de la volonté de ne pas prendre en compte les intérêts de certain.es au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires. Ce que nous gardons de cette définition de l’antispécisme, c’est qu’effectivement les intérêts de la plupart des espèces animales sont bafoués (et en particulier ceux des animaux d’élevage), sans que cela ne soit justifié rationnellement. Les grands mammifères, dit-il encore, possèdent des capacités cognitives égales ou supérieures à celles d’enfants humain.es, et pourtant notre système législatif continue à les traiter comme s’ils étaient dépourvus de raison, de conscience et d’émotions.
En-dehors de ce constat, nous rejetons l’ensemble de l’analyse antispéciste. En effet, tout d’abord, nous pensons que Peter Singer, Tom Reagan, Gary Francione et Anna Charlton (qui se revendiquent de l’antispécisme tel que défini dans La libération animale) font fausse route lorsqu’ils et elles comparent les systèmes d’oppression liés au genre, à la race (au sens sociologique du terme), et à l’espèce. En tant qu’anarchistes matérialistes, nous considérons en effet le racisme et le sexisme comme des systèmes d’oppression qui relèvent de la domination de certaines classes sociales sur d’autres. Or, nous ne pensons pas que l’ensemble des animaux-non humains soit intégré dans la société humaine et se décline en une ou plusieurs classes sociales : ils et elles ne peuvent, en conséquent, subir un système d’oppression, et faire partie des opprimé.es. Cette affirmation trouve cependant quelques exceptions chez les animaux qui participent à l’économie en effectuant un travail nécessitant la mobilisation de leur énergie, de leur intelligence ou de leur sensibilité, pour accomplir des tâches (les vaches laitières, les chiens policiers, les animaux de cirque, etc.), et qui font de fait partie de notre société. Dans ces cas-là, les animaux possèdent un statut social et la notion de classe sociale doit encore être travaillée.
Nous pensons que gommer les différences entre l’espèce et les classes sociales revient en fait à appauvrir fondamentalement les théories de la domination, notamment en alimentant les arguments « essentialistes » : au contraire de deux espèces animales (biologiquement différentes), la notion de genre et de race (au sens sociologique) se basent sur des différences qui sont avant tout construites socialement.
Un « propre de l’homme » ?
Ensuite, nous nous distançons de l’objectif éthique premier recherché par les antispécistes, à savoir la diminution de la souffrance à tout prix. Aux arguments « biologiques » de l’existence des carnivores au sein de la nature (et donc du déterminisme de la souffrance), Peter Singer répond que nous sommes des êtres moraux, les seuls dans la « nature », et que de ce fait nous avons une responsabilité par rapport à la souffrance animale. Cette responsabilité devrait nous pousser à adopter une alimentation végétalienne, afin de diminuer la souffrance que nous causons, mais aussi, idéalement, à intervenir au sein de la « nature » pour que les êtres animaux diminuent les souffrances qu’ils et elles s’imposent entre elleux.
Or, nous pensons que ce sont justement ces types d’arguments « propristes » (relevant d’un prétendu « propre de l’homme », ayant souvent un lien avec la morale) qui ont conduit à la catastrophe écologique actuelle, c’est pourquoi nous ne les cautionnons ni ne les soutenons pas. En effet, mis à part quelques exceptions, l’ensemble des œuvres scientifiques et philosophiques qui ont étudié la question de notre rapport à l’animal se sont évertuées, d’une manière ou d’une autre, à prouver qu’une différence, de nature ou de degré, existait et nous distinguait des autres animaux, par la possession d’un « propre de l’homme ». Ainsi, la différence « de nature » (prôné principalement par René Descartes[2]) défend l’idée selon laquelle l’être humain posséderait un « propre » dont seraient totalement dénués les autres animaux : l’intelligence, la morale, ou encore la conscience de soi sont autant d’éléments invoqués. De l’autre côté, la différence « de degré » (dont la figure principale s’exprime en la personne de Charles Darwin[3]), dite plus « progressiste » défend l’idée selon laquelle les animaux posséderaient les mêmes qualités que l’être humain, mais en des degrés moindres (ils et elles sont intelligent.es, mais moins que l’être humain ; ils et elles ont conscience d’elleux-mêmes, mais moins que nous, etc.).
Au final, ces considérations sont toutes deux figées dans une même logique qui ne parvient pas à penser les autres animaux sans les comparer négativement, qui ne parvient pas à s’extraire d’une façon de penser qui hiérarchise les espèces entre elles sur base de critères érigés à partir des caractéristiques de notre propre espèce.
L’Umwelt, changement de point de vue
Il nous semble que d’autres façons de penser les autres animaux existent. L’une d’entre elles, théorisée sous la notion d’ « Umwelt » par Jakob von Uexküll. sert à expliquer que chaque espèce animale s’est développée dans une niche écologique[4] qui lui est propre, et qui a conditionné l’évolution de tous les traits qui la caractérise. Chaque espèce possède son monde, et sa vision du monde, qui lui est propre et qui ne peut être jugé par une autre espèce ayant une autre vision du monde : chaque espèce est parfaitement évoluée en soi. Il n’y a pas de raison, dès lors, qu’une espèce en particulier s’élève pour juger qu’une caractéristique propre à une espèce puisse être meilleure ou pire qu’une autre. Chaque espèce possède donc une valeur intrinsèque, inaliénable, que nous ne pouvons dénier par un jugement moral. Nous ne pensons en conséquent pas qu’il existe un « propre de l’homme » qui puisse justifier une position surplombante à la « nature », mais que chaque espèce possède ses propres « propres », qui sont parfaitement adaptés à leur propre monde. Nous pensons que l’espèce humaine doit réinvestir sa juste place au sein de la nature, en commençant par abolir l’ensemble des arguments qui ont favorisé l’illusion de notre position surplombante.
Nous reconnaissons par contre qu’en tant qu’espèce animale, nous puissions favoriser des intérêts d’espèce (c’est la raison pour laquelle notre empathie va d’abord aux autres humain.es). De même, nous avons tendance à favoriser les espèces que nous comprenons le mieux : il nous paraît normal de mieux comprendre les grands mammifères, car leur intelligence s’apparente davantage à la nôtre, et de privilégier leurs intérêts. Nous assumons le caractère tout à fait biaisé de ces considérations : en tant qu’espèce animale appartenant à notre environnement et en relation d’interdépendance avec les autres espèces, il nous paraît évident que nos relations sont conditionnées par notre subjectivité matérielle et la façon dont nous percevons notre monde, et les affinités extra-spécifiques qui en découlent.
Réinvestir notre place, revoir notre monde
Résolument pour la déconstruction de tous types d’arguments qui enracineraient l’idée d’un « proprisme » humain, nous nous opposons à l’objectif antispéciste de diminuer la quantité de souffrance chez les autres animaux sous prétexte que, contrairement à elles et eux, nous serions doté.es d’une morale qui nous élèverait au-delà de nos instincts primaires. Nous ne pensons pas que l’abolition de la souffrance constitue un but en soi. Nous croyons en la pertinence d’un réinvestissement de notre place au sein des autres vivants, et d’une acceptation de notre condition mortelle. La place que nous tenons actuellement au sein de l’échelle organique réduit les intérêts des autres espèces à néant. Nous nous rallions à l’analyse de Kropotkine qui, dans L’Entraide, défend l’idée que les relations de solidarité inter et intra-espèces ont davantage contribué à l’évolution de nos conditions de vie que les relations de compétitivité (s’opposant ainsi aux analyses de Charles Darwin, qui défendait l’idée d’une « loi de la jungle » au sein de la nature, que les bienfaits de la civilisation viendraient neutraliser). Or, le système capitaliste et tous les autres systèmes d’oppression exacerbent ces relations de compétitivité intra et inter-espèces. Nous associons la majorité des formes d’élevages à une contribution de ces relations de compétitivité, puisqu’il s’appuie sur un rapport d’autorité non-consenti par les espèces animales. Nous définissons ainsi les relations d’entraide comme des relations consenties de part et d’autre, capables de respecter et améliorer les intérêts de chacun.e.
Pour résumer, nous associons l’antispécisme à une lutte contre-révolutionnaire qui persévère à vouloir attribuer à l’espèce humaine une position surplombante qui puisse justifier un comportement paternaliste. Nous nous reconnaissons davantage dans un changement de point de vue révolutionnaire et matérialiste, selon lequel nous sommes les autres animaux et que de ce fait nous possédons notre propre subjectivité d’espèce. Notre intérêt, en tant qu’espèce, est d’abolir les relations de compétition que nous avons construites au sein de nos sociétés, et avec les autres espèces. Nous voulons remplacer les relations de compétitivité par des relations d’entraide. Pour l’heure, nous plaidons pour la fin de l’élevage, car nous considérons que nos sociétés nous offrent des alternatives convenables à la consommation animale qui ne justifient en aucun cas un si flagrant déni des intérêts des animaux que nous consommons.
[1] Peter Singer, Animal Liberation, 1975. Tom Regan, The Case for Animal Rights, 2004. Gary Francione et Anna Charlton, Animal Rights : The Abolitionist Approach, 2015, et Petit traité de véganisme, 2013.
[2] René Descartes, Le Discours de la Méthode, 1637.
[3] Charles Darwin, L’origine des espèces, 1859.
[4] Une place bien définie au sein des écosystèmes.