par Cuervo (AL 95)
Larry Portis, ancien professeur à l’université de Montpellier, étasunien et auteur de plusieurs ouvrages d’histoire sur le syndicalisme et le fascisme, publie en décembre Qu’est-ce que le fascisme ? aux éditions Alternative libertaire. Il nous explique ses motivations et les idées clés de l’ouvrage.
Larry, après un premier livre intitulé Histoire du fascisme aux Etats-Unis, tu en proposes un deuxième sur la question, mais en situant plus largement le sujet. Pourquoi cette nouvelle exploration ?
Larry Portis : Je m’intéresse à l’extrême droite depuis que j’ai commencé à me préoccuper sérieusement de politique, il y a 45 ans. La raison principale : j’ai vécu une grande partie de mon enfance dans le Montana aux Etats-Unis où la pensée et les organisations d’extrême droite sont très présentes. De fait, mes premiers articles dans l’hebdomadaire de l’université concernaient le financement par de grands groupes de ces mouvances. Anecdote amusante : ces articles m’ont valu la visite d’un lobbyiste envoyé par l’un des groupes mis en cause. Mais, pour l’avoir éconduit, j’ai retrouvé le pare brise de ma voiture mystérieusement pulvérisé !
Au delà des raisons personnelles, mon but est de montrer que le jeu des partis politiques est en grande partie un écran de fumée dissimulant les influences occultes et la violence permanente contre toute instauration d’une démocratie participative directe. Enquêter sur le fascisme mène forcément dans les coulisses de la scène politique, d’habitude invisible au grand nombre.
J’ai fait ce deuxième livre sur le fascisme pour deux raisons. Tout d’abord : je pense qu’on vit un moment où les idées et les mouvements fascisants ressurgissent dans le monde capitaliste et en conséquence, qu’il faut en parler et se préparer à les combattre, et les présenter d’une manière claire, débarrassée de certaines élucubrations universitaires ou autres. Deuxièmement, et puisque mon premier livre n’abordait pas d’une manière soutenue la question de la définition de fascisme, j’ai pensé qu’il fallait le faire. Je vois beaucoup de confusion sur la question, autant chez les militants progressistes que dans la population générale.
Tu demandes : « Qu’est-ce que le fascisme ». Quelles difficultés pour y répondre ?
Larry Portis : La première est qu’il s’agit d’un mot contesté dès ses origines. Comme d’autres mots en isme – « socialisme », « populisme » – celui de « fascisme » désigne un phénomène complexe touchant à toutes les dimensions de la vie sociétale contemporaine. Ils aident à identifier les processus qui structurent notre vie personnelle et notre devenir collectif. Mais s’ils sont essentiels, les mots sont toujours défaillants. « Fascisme » fait appel à l’imagination analytique tout en démystifiant un processus existant dans la réalité, processus historiquement situé dont les significations s’ancrent dans des idéologies.
L’autre difficulté est que le mot « fascisme » est réifié, c’est-à-dire que le mot devient un objet représentant une réalité en soi, un peu comme « classe sociale ». Alors, comment continuer de l’utiliser tout en maintenant un minimum de rigueur conceptuelle ?
Enfin : la vulgarisation du terme. On appelle trop souvent « fasciste » une manifestation de violence ou d’autorité quelconque. Oui, le fascisme use de violence, mais toutes les manifestations de violence ne sont pas proprement « fascistes ». L’intervention politique exige une plus grande clarté d’expression. Sinon on ne peut pas espérer changer les choses.
A te lire, il ressort qu’il y a un véritable enjeu à définir avec précision le fascisme. Pourquoi ça ? Et laquelle retiens-tu au final ?
Larry Portis : Oui. L’enjeu est de taille parce que les idéologues capitalistes s’attachent à nier l’existence du fascisme, ou à en rejeter la responsabilité sur les victimes. Il est souvent avancé qu’en France ou aux Etats-Unis par exemple, un véritable fascisme n’a jamais existé, que le phénomène est spécifique à l’Italie de l’entre-deux guerres, ou que le nazisme n’était pas un « vrai » fascisme ! On fait aussi l’amalgame entre stalinisme et fascisme.
Or, il est faux de dire que les phénomènes sont identiques, ce qui serait fausser notre compréhension des dérives proprement socialistes. En disant qu’il n’y a pas de différence entre fascismes « brun » et « rouge », on n’est pas loin de dire que le fascisme a été enfanté par les révolutionnaires libertaires. Et c’est ce que dit un idéologue notoire dont les livres sont vendus dans les librairies libertaires !
Quant à moi, je propose une définition simple et « générique » comme point de départ : le fascisme est un mode de contrôle politique autoritaire et totalitaire qui émerge dans les sociétés industrielles capitalistes en réponse à une crise économique. Il existe comme idée et mouvement, et non seulement comme régime politique. Phénomène social à la fois simple et complexe, il faut en accepter l’ambiguïté pour en comprendre la dialectique.
Peux-tu préciser pourquoi le rapport fascisme-capitalisme est si étroit ?
Larry Portis : Le lien est direct entre, d’une part, le système de représentation politique développé avec l’émergence du capitalisme industriel et d’autre part, le fascisme.
Une certaine forme de liberté est au cœur du capitalisme : libre concurrence, mouvements libres des biens, des ressources, du capital et de la propriété, sont essentiels à son fonctionnement.
Parallèlement, le système politique qui sert à arbitrer entre les différents intérêts capitalistes est la démocratie représentative. Mais puisque ce système de production est aussi fondé sur l’exploitation, le système de représentation permet aux dominants, via les communications de masse et les institutions éducatives, de manipuler et contrôler l’apparence d’une égalité civique.
Il y a pourtant des moments où la production capitaliste entre en crise et ne peut plus subvenir aux besoins du plus grand nombre. C’est le moment où le système des institutions politiques devient dangereux, et si la masse des travailleurs devient trop exigeante et incontrôlable, des moyens exceptionnels de contrôle – autoritaires et totalitaires – sont appliqués. Les idées, les appareils politiques et leurs personnels sont toujours prêts, en attente, et soutenus par des possédants soucieux de garder leurs privilèges et leur pouvoir. C’est ainsi que le fascisme existe à l’état latent, ou larvé, à l’intérieur même des institutions politiques libérales, dites démocratiques.
Pour toi, racisme d’état, dérive autoritaire et sécuritaire ne suffisent pas pour parler de fascisme « réel ». Quelle est la situation aujourd’hui ?
Larry Portis : Le racisme est une idéologie qui a ces origines dans l’essor du capitalisme commercial moderne impulsé par les conquêtes européennes des XVe et XVIe siècles. La notion de races conçues comme espèces humaines biologiquement inégales, a émergé pour justifier la domination et l’exploitation des « inférieurs ». Que cette idée persiste pendant l’ère industrielle et même « post-industrielle » n’est pas particulièrement étonnante.
Si dans la plupart des « démocraties » libérales, la discrimination implicite dans l’idée de « race » n’est pas acceptée formellement par les institutions, elle reste utile pour stigmatiser une partie de la population et mobiliser les autres. Diviser pour renier, créer des boucs émissaires en temps de « crise », autant des pratiques employées depuis toujours par patrons et politiques. Les fascistes pousseront la logique jusqu’au bout. Il y a de nos jours en France une « xénophobie d’État » s’appuyant sur des sous-entendus racistes sans pour autant affirmer de thèses racistes.
Mais les conditions se réunissent pour favoriser l’acceptation des attitudes et des idées exploitables par le fascisme. Si, comme je le pense, nous n’en sommes qu’au début d’une crise économique et politique capitaliste, il faut se préparer à lutter contre un renouveau du fascisme sous toutes ses formes.
Lien audio : Conférence de Larry Portis sur le fascisme
Propos recueillis par Cuervo AL95
- Larry Portis est notamment l’auteur de Les Classes sociales en France. Un débat inachevé (1988) ; IWW. Le syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (2003) ; La Canaille ! Histoire sociale de la chanson française (2004) ; Histoire du fascisme aux Etats-Unis (2008).
- Larry Portis, Qu’est-ce que le Fascisme ? édition Alternative libertaire, 9 euros, 120 pages