Par Julien Clamence
Les partis sociaux-démocrates ne cessent de glisser vers la droite du spectre politique. Cette réalité paraîtra sans doute évidente aux yeux des vrais socialistes mais elle est en train de se révéler avec clarté à tous les citoyens de nos chères démocraties libérales. Il ne s’agit pas de commenter les cotes de confiances et les pseudo-sondages mais simplement de tendre l’oreille dans la rue et de constater la régression démocratique dramatique qui paralyse nos sociétés. Les partis de la gauche libérale pouvaient faire illusion par temps économique relativement doux mais la Crise (ou plutôt les crises répétées) dévoile au citoyen lambda une vérité incontestable : nos élites, quand bien même elles se revendiquent de gauche, n’ont plus aucun projet social ou politique, elles se contentent de gérer et, qui plus est, elles le font mal !
Il ne faudrait pourtant pas rejeter l’expérience sociale-démocrate en la frappant d’un anathème arbitraire. Et ce pour trois raisons.
D’abord, ce mouvement politique est né pour répondre à de vrais problèmes, sans donner pour autant de bonnes réponses. Le pragmatisme, le changement du système par l’intérieur ou encore la dimension « démocratique » à donner au socialisme posent des questions qui sont toujours d’actualité. Tant que la gauche gouvernementale non-communiste a pu poursuivre le projet politique du début du XXème siècle, c’est-à-dire la construction de l’État social, elle semblait garder un ersatz de légitimité politique et populaire. On peut affirmer que l’univers politique occidental s’est fortement gauchisé à la suite de la Seconde Guerre Mondiale. Sans parler de radicalisme socialiste, tout l’échiquier politique a été contraint d’accepter un compromis économique, le keynésianisme, qui demeurait libéral mais offrait à la gauche des avancées sociales concrètes (et bien sûr insuffisantes). Or, cette embellie relative a pris fin au tournant des années 70-80. En France, la mort de la sociale-démocratie a été actée en 1983 par l’austérité de François Mitterrand.
Ensuite, parce que l’alternative entre la Révolution et la Réforme, entre les communistes-staliniens et les sociaux-démocrates, aussi désuète qu’elle puisse sembler aujourd’hui, a marqué plusieurs générations. Bien sûr, aux yeux des socialistes antistaliniens, des alternatives ont toujours existé. Entre les multiples courants anarchistes et marxistes qui refusaient de concéder à l’URSS son premier S (pour Socialiste), nos ancêtres avaient le choix. C’est tout-à-fait exact. Mais la structure des sociétés occidentales n’a pas permis à ces alternatives d’émerger et la Sociale-Démocratie est devenue la garante de tout ce que le totalitarisme soviétique a tenté de détruire.
Enfin, et c’est le point le plus important, il existe à l’intérieur des partis et des organisations sociales-démocrates des militants socialistes véritables. On assiste, en fait, à un phénomène de dissolution vers le haut ; plus on monte dans les instances dirigeantes des dits-partis, plus les cadres se droitisent. Ainsi, dans le cas de la Belgique, certains conseillers communaux ou échevins socialistes sont à des années-lumières politiques d’un Di Rupo ou d’un Magnette. Ils sont confrontés à la base des militants et aux divers problèmes sociaux que la Crise a créés ou aggravés. Ces femmes et ces hommes constituent un groupe politique encore conscient, parfois de manière vague, que les intérêts de la classe populaire et de la classe politique sont en contradiction totale. Ils forment ainsi des interlocuteurs potentiels pour former une large Union des gauches dont le besoin s’imposera le temps passant et la Dictature Économique s’aggravant.
Historiquement, le glissement que je décris ici n’est pas neuf. Les partis ont toujours tendance à passer de la gauche à la droite une fois institutionnalisés. Les libéraux en sont un exemple éclatant. Ils ont tenu le flambeaux progressiste, souvent avec beaucoup d’hypocrisie, jusqu’à ce que leur position socio-politique soit assurée et que les socialistes se constituent et se consolident sur leur gauche. Aujourd’hui, le programme, si on peut l’appeler ainsi, de la sociale-démocratie peut à peine être qualifié de centriste. Et on sait bien qu’un centriste est un droitier qui ne s’assume pas. Le problème est qu’aucune force politique n’a encore investi cet espace laissé libre à gauche. Les anciens partis communistes sont pour la plupart moribonds ; on ne s’en plaindra pas. Les écologistes refusent de choisir leur camp malgré une aile radicale avec laquelle nous serions capables de discuter. Quelques expériences de fédérations comme le Front de gauche en France ou Siriza en Grèce essayent de reconstituer une faction sociale-démocrate radicale qui pourrait donner des résultats intéressants mais globalement limités.
Pendant ce temps, les mouvements réellement socialistes peinent à diffuser leurs idées et à faire changer le paradigme politique dominant – qu’on pourrait résumer de la manière suivante : les idéologies sont mortes, le capitalisme est un système économique incontesté et incontestable et la politique se résume en une gestion technocratique des affaires courantes – pour le remplacer par l’évidence émancipatrice par excellence : nous pouvons construire une société meilleure. Pas parfaite, mais meilleure.
Faire renaître cette promesse, cela veut dire participer à la destruction de l’ancien paysage de la gauche « respectable », de la « nouvelle gauche », de la « troisième voie » et de toutes les trahisons qui jalonnent le XXème siècle. Nous devons donc dialoguer avec l’aile gauche qui s’accroche encore au cadavre de la Sociale-Démocratie et la pousser à choisir entre l’abandon de ses valeurs et la refondation de son mouvement. Peu importe que nos rangs en sortent grossis ou non, faire éclater les possibles à gauche ne peut que renforcer notre voix.
Parce que les luttes politiques vont aller en se radicalisant. Parce que la grande droitisation de la Révolution Conservatrice parvient de nos jours à son apogée. Parce qu’elle a semé les germes de sa propre destruction et qu’à la différence du capitalisme, la finance ne peut pas adapter son modèle pour le rendre plus social ou raisonnable. Parce qu’enfin, et c’est sûrement la chose qui compte le plus pour nous, nous ne pouvons qu’espérer un réveil des peuples face à l’écroulement de l’État social, l’aliénation résultant de la Dictature Économique et la montée de l’extrémisme fasciste ou nationaliste. Je dis espérer car c’est de cela qu’il s’agit, on ne peut plus attendre qu’une loi définisse le cours de l’Histoire à notre place, à nous de construire les alternatives politiques de demain et d’accepter qu’une des bases fondamentales de notre combat est cette croyance en une prise de conscience de la masse des citoyens.