Par Julien Clamence

r321862_1435684L’année s’achève et nous donne l’occasion de dresser un bilan. Qu’avons-nous vu ?

Nous avons vu notre pays, d’ordinaire si tranquille, vibrer sur ses fondations. Une alliance de circonstance réunissant le patronat, ses suppôts politiciens et le mouvement national flamand est parvenue à mettre en place un gouvernement droitier et répressif comme on n’en avait plus connu depuis des décennies. Les pauvres sociaux-libéraux crient, à qui veut bien les entendre, que Martens-Gol est de retour ! Pourtant, De Wever-Michel est un monstre bien plus repoussant, il a prévu de rattraper, en quelques mois, le retard que la Belgique a pris dans la destruction de son État social et dans la néo-libéralisation de son économie. De Wever, véritable artisan d’une politique fédérale qu’il voue pourtant aux gémonies, nous rejoue Tacher : « il n’y a pas d’alternative à notre politique ».

Mais nous avons aussi vu renaître le mouvement social belge. En octobre, des grèves spontanées éclatent chez les cheminots wallons. Immédiatement désavouées par les hiérarchies syndicales elles donnaient pourtant le ton : les travailleurs grondent. Le 6 novembre la grande manifestation nationale des syndicats, qu’on prévoyait d’une monotonie sans borne, se clôture par une émeute populaire. Dockers, métallurgistes, manifestants, radicaux, simples habitants des quartiers du centre s’unissent et repoussent pendant des heures la police submergée ; on brûle une moto blanche et bleue, on déracine les panneaux et les pavés du quartier de la Porte de Hal. Le pays se réveille avec une terrible gueule de bois. Cela faisait des années que le décorum politique des partis et des parlements officiels n’avait pas été à ce point écorné. Les travailleurs ne grondent plus, ils mordent.

Et puis, nous avons vu les grèves, les grandes grèves de l’hiver 2014. On les annonçait mort-nées. « La Flandre va gentiment continuer le travail », disaient les journaleux et autres plumitifs. Sauf que non… les grèves tournantes se succèdent et parviennent à paralyser le nord du pays. La grève générale est vraiment générale et ce 15 décembre c’est toute la Belgique qui est à l’arrêt. On ne compte plus les piquets qui hérissent les villes et les zonings, les écoles et les entreprises. La sacro-sainte idéologie du travail libéral, comprenez libéré des intérêts des travailleurs, est battue en brèche. Non, la Belgique, pas seulement la Wallonie et Bruxelles mais la Belgique tout entière, ne laissera pas le gouvernement des droites s’attaquer aux conquêtes si chèrement acquises par le mouvement ouvrier sans réagir.

Bien sûr, nous avons vu la réaction et la contre-attaque immédiate de tous les chiens de garde du système. Les journaux et les télévisions ont craché leur fiel aux visages des grévistes « fainéants, criminels, alcooliques, violents, inconscients, fascistes, etc. etc. ». Quand un JT, celui de la RTBF, ose traiter les grèves de manière relativement neutre, notre pape du libéralisme, j’ai nommé Alain Destexhe, monte au créneau et dénonce la politisation de la chaîne. Le MR et la droite flamande hurlent au loup : « les méchants syndicats sont de mèche avec les socialistes ! ». Comme si les organisations patronales avaient oublié d’être de droite et de les soutenir, eux et leurs politiques antisociales.

Les toutous les mieux dressés ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Premiers à s’effrayer de la réussite du mouvement social : les hiérarchies syndicales. Partout, elles ont été dépassées par leurs bases. Elles voulaient de la modération, elles ont obtenu des émeutes, des piquets bloquants et une immense solidarité entre tous les grévistes, syndiqués ou non. Fortes de leur peur partagée avec le patronat – peur, reconnaissons-le, de voir l’économie et ses produits souffrir de l’indignation des travailleurs et des travailleuses – elles ont immédiatement conclu des « accords » ridicules. Au lieu de détruire l’État social aujourd’hui, elles ont convaincu les patrons de le faire dans deux ou trois ans ; splendide exemple de compromis (capitaliste) à la belge.

Le mouvement repartira-t-il de plus belle après les fêtes ? Difficile à dire. Les grands syndicats auront du mal à faire avaler à leurs membres, et même à quantité de leurs cadres, que les micro-concessions patronales constituent une victoire. Dans la majorité, Michel risque, pour chaque miette qu’il concède, de voir Bart faire éclater le silence communautaire. Pour le MR, c’est la peste (maintenir le cap et risquer un bon vieux conflit social au finish) ou le choléra (reculer sur le socio-économique et ouvrir la porte à une crise gouvernementale sur la question de l’unité du pays).

Comment résumer ce que nous avons vu ? En un mot : espoir. Pas celui d’une société meilleure et d’une révolution à venir, pas encore, mais bien l’espoir que l’action collective, que l’expression de la colère populaire pouvait faire bouger des montagnes, celles de la bureaucratie, du patronat et de tout ses sous-fifres. Nous voilà sortis de cette période d’incertitude, cette période d’attente dans laquelle beaucoup trop de révolutionnaires se morfondaient. Le calme qui précède la tempête est rompu, la tempête est là.

Face à elle, nous nous dressons, gonflés par cette bouffée d’espoir. Sans doute notre première tâche sera de cultiver cette nouvelle culture de la révolte. Le gouvernement des droites, de par sa nature, va semer chez nous les graines de la colère et du ressentiment. Le compromis entre capitalistes et réformistes, ce compromis qui nous a coûté si cher, révèle aujourd’hui son vrai visage, celui d’une compromission à long terme, d’une bombe à retardement sociale. Voici la leçon du XXe siècle : le capitalisme ne se réforme pas, il ne se gouverne pas, il gouverne tout ! Rappelons nous en chaque instant que « c’est reculer que d’être stationnaire » !

Les travailleurs et les travailleuses de notre pays commencent à entrevoir l’avenir qu’on leur réserve : l’appauvrissement, le travail jusqu’aux portes de la mort, l’effondrement de la solidarité sociale organisée, les arrestations politiques et arbitraires, les chevaux de frise et les matraques autour des organes « élus », les camps pour les étrangers et tous les indésirables, les proto-fascistes à la tête de l’État… Ces mêmes travailleurs et ces mêmes travailleuses retrouvent alors leurs moyens de défense naturels ; les grèves et les manifestations spontanées, la confrontation avec les milices du capital, le dépassement des hiérarchies syndicales, la solidarité et l’entraide.

Plusieurs questions s’ouvrent dans ce contexte : comment radicaliser ces travailleurs et ces travailleuses auxquels fut inculqué, chaque jour qui passe, que la radicalité est l’expression même du mal ? Comment étendre l’incendie sociale aux petites et moyennes entreprises où la grève et la révolte sont des facteurs de licenciement immédiat ? Comment raccrocher les luttes belges à celles de tous ceux qui souffrent en Europe et dans le monde des mêmes maux capitalistes ? Énoncer ces questions c’est faire la preuve que ces ambitieux projets nous paraissent réalisables. À nous de les concrétiser et de donner à la solution révolutionnaire la place qu’elle mérite au temps du capitalisme triomphant, du capitalisme branlant.