Par Maurice Roland (AL BXL), le 11 janvier 2015
« Faire advenir maât et anéantir iséphet; juger les hommes et satisfaire les dieux ». Tel est le mandat que reçoit le pharaon au début de son règne. Autrement dit, travailler à la restauration sur Terre de l’ordre parfait du monde et de la société, en luttant contre le désordre et la violence qui perpétuellement le menacent; ensuite arbitrer et célébrer le culte. Pour exécuter sa mission, le pharaon dispose essentiellement de deux outils: l’armée et l’administration, c’est-à-dire la contrainte. Nous sommes vers 3000 avant notre ère. Une classe dominante a émergé dans une société inégalitaire de type néolithique, caractérisée par la propriété privée, l’exploitation, le patriarcat et déjà très hiérarchisée. La royauté sacrée est née. L’Etat s’installe, instrument et garant d’un rapport de force qui se veut éternel.
Pour un historien de la longue durée, il est frappant d’observer que, voici près de cinq mille ans, notre organisation sociale et politique est, dans ses grands traits, déjà en place. L’Etat possède les classiques fonctions régaliennes, à savoir les droits qu’il s’attribue de lever l’impôt et des troupes, de rendre la justice et de se faire obéir par ses sujets. Le prêtre-roi connaît l’importance de la communication et maintient le peuple dans la crédulité.
Survol des événements des cinq derniers jours. Mercredi 7 janvier, des journalistes anarchistes dont plusieurs francs-maçons sont assassinés dans le 11e arrondissement de Paris. Vendredi 9, à la Porte de Vincennes, des clients juifs d’une épicerie sont eux aussi tués. En tout, dix-sept victimes d’un groupe islamiste. L’ordre du monde est menacé par le Mal. Des policiers ont été abattus. L’Etat français tremble sur ses bases alors que supposé omniscient, il aurait dû prévenir le désastre. Jeudi 8, on a entendu les cloches de Notre-Dame sonner le glas. A quand le tocsin? Le fragile contrat qui justifie les rapports de pouvoir au sein de la société risque d’être rompu.
Opportuniste, le prince voit, dans l’immédiat, l’occasion de refonder sa légitimité bien abîmée et, à terme, de renforcer la puissance de l’Etat. La nation était divisée? Voici que des victimes expiatoires appartenant à différentes communautés philosophiques ou religieuses sont sacrifiées sur l’autel de la politique. Mieux encore, c’est le fou du roi- un hebdomadaire satirique- qui a été visé. Ce fou du roi qui sert de soupape de sûreté au pouvoir et conforte, aux yeux de tous, son caractère démocratique.
Le roi-prêtre peut entrer sur scène, relayé par son clergé médiatique. Le vendredi 9, comme Bonaparte sortant de sa tente pour rejoindre son état-major, il se rend à pied au ministère de l’Intérieur. Il est invulnérable car sa personne, du moins veut-il le faire accroire, est sacrée. La Patrie est en danger mais le Sauveur est sur le front.
D’habitude, le soir, les Français suivent leurs polars quotidiens où les prises d’otages sont fréquentes. Ou bien, abrutis par le travail ou déprimés de ne pas en avoir, ils se détendent devant des émissions de téléréalité qui leur vident un peu plus le cerveau. Maintenant ils sont sidérés par ce qu’ils voient, minute après minute, sur toutes les chaînes de télévision. Dans cette lutte entre le Bien et le Mal, on leur donne l’occasion de vérifier le bon fonctionnement de la machine étatique que la propagande ne se prive pas de montrer jusqu’à la nausée. Bien sûr, c’est d’abord sa fonction justicière qui est mise en scène par l’omniprésence de tous les corps de police. Mais c’est elle qui va permettre au pouvoir de retourner l’opinion en faveur de nouvelles mesures de protection et, de cette manière, de redorer son blason terni.
La société est fondée sur un sacrifice originaire. En France, les individus sont préparés par près de deux mille ans de christianisme à sa nécessité pour la rédemption de leurs erreurs. Peut-être se souviennent-ils de la Saint-Barthélemy, mais certainement des guerres successives relatées par leurs manuels d’histoire et dont le pays est sorti régénéré. Des victimes ont été immolées. Le vendredi saint, le sang impur des assassins a abreuvé les sillons de la terre de France. Paris martyrisé mais Paris libéré. La Marseillaise résonne partout et prend tout son sens d’hymne militaire et vengeur.
Alors que depuis longtemps on ne parle plus des dizaines de milliers de morts en Syrie ou de l’assassinat de deux mille Gazaouis pendant le dernier été, le prêtre-roi dirige, Place de la République, une invraisemblable procession de quarante-cinq chefs de tribu (dont quelques dictateurs et qui, en rangs serrés, forment une sainte alliance) pour pratiquer un vieux rite chamanique de réconciliation du peuple avec lui-même et les forces célestes. Cœur de l’empire du milieu, Paris est devenu la capitale du monde. Réminiscence du culte de l’Etre Suprême célébré par Robespierre? Ce jour du Seigneur, dimanche 11 janvier, est, en tout cas, celui de la résurrection. Père de la nation, le prince embrasse avec effusion les survivants des attentats et salue avec détermination et gratitude les forces de l’ordre.
Une aubaine politique? Pendant quelque temps, il ne sera plus question du chômage, des sans-abri, de la misère quotidienne qui est le lot de six millions de Français. Le peuple paraît rassemblé, l’union sacrée des partis politiques semble momentanément réalisée (le rêve de tout monarque) mais la lutte des classes, le combat des détenteurs de capitaux et des propriétaires des moyens de production contre ceux qu’ils dominent et exploitent recommencera, à n’en point douter, dès demain. Surtout, en concertation avec ses homologues étrangers, paradoxalement ceux qui parlent la même langue que lui, le prince espère pouvoir facilement renforcer la présence de l’armée dans la rue en rappelant les réservistes comme l’appareil répressif des institutions étatiques et doter ce dernier de nouveaux moyens de surveillance des citoyens et de contrôle des mouvements sociaux. Il s’agit donc d’un marché de dupes. L’émotion suscitée par l’assassinat de Jaurès le pacifique n’a pas empêché le massacre d’une classe ouvrière revendicative sur le Chemin des Dames et à Verdun.
Ni maîtres ni dieux.
J’ai dit, Compagnons.