Par Jérémie Berthuin (AL Gard)

1621868_384154481741297_8315165162483313359_nDans un pays où la population n’en finit pas de payer la crise chaque jour un peu plus, la vie politique est troublée par un double phénomène : une corruption qui atteint des sommets et l’émergence d’une nouvelle force qui séduit et interroge, Podemos.

Mi-octobre, une opération « mains propres » est lancée contre la corruption en Espagne : des dizaines de maires sont arrêtés – avant tout du Partido Popular, au pouvoir mais aussi du Parti socialiste (PSOE). Ils sont poursuivis pour blanchiment d’argent, falsification de documents, délits d’initiés sur des marchés du BTP et de l’énergie, trafics d’influence et réseaux d’organisations criminelles. En tout, pas moins de 250 millions d’euros auraient été détournés. Un scandale qui éclabousse une classe politique espagnole déjà profondément discréditée au sein de la population. Un discrédit, qui pourrait profiter à une nouvelle force : le parti de Pablo Iglesias, Podemos, qui avait fait une entrée fracassante sur la scène politique espagnole le 25 mai 2014 aux élections européennes. Avec 8 % des voix, Podemos avait alors envoyé cinq député-e-s au Parlement européen.

Parti créé il y a à peine un an, en janvier 2014, Podemos caracole en tête des sondages d’intention de votes (27 %) dans la perspective des élections générales de 2015, ce qui inquiète les partis institutionnels habitués à se partager le pouvoir depuis 1975.

Né des mouvements sociaux

Si l’on considère que, en dépit de ses contradictions et ses faiblesses programmatiques, par certains de ses mots d’ordre et revendications, ce parti se place sur le terrain de la gauche radicale, Podemos constitue en l’état un cas à part en Europe. Loin devant en termes de poids politique que d’autres formations s’en approchant, par certains aspects, tels le Front de gauche en France ou Siriza en Grèce. Une autre différence, et elle n’est pas des moindres, Podemos est né des mouvements sociaux de la base des comités des Indigné-e-s. Il n’est pas le fruit de discussions entre appareils comme ce fut le cas entre le PCF et le PG.

Notre intérêt sera donc d’observer de près son évolution, car à n’en point douter une victoire électorale de ce parti pourrait avoir des conséquences considérables à l’échelle de l’Union européenne.

Podemos séduit. Des personnes n’ayant jamais milité s’y engagent. Des déçus du PP et du PSOE le rejoignent. Nombre de militantes et militants du mouvement social et syndical, mais aussi de la gauche extraparlementaire, y compris dans les rangs des libertaires, se laissent convaincre par son projet.

La caste au pouvoir a peur

Podemos interpelle par son poids et son assise militante. Il propose, ce qui ne peut qu’intéresser les communistes libertaires, un fonctionnement participatif et horizontal original. Au point que pour son congrès (appelé assemblée citoyenne), cet automne, ses propositions ont été débattues et validées par pas moins de 112 070 votants, inscrits au préalable par Internet. Une pratique de vote qui peut néanmoins questionner. Podemos compte sur une base militante solide, répartie dans plus de 1 000 cercles locaux, que l’on retrouve dans toutes les provinces du pays, plus quelques cercles à l’étranger.

Un autre élément à noter : Podemos fait peur à la « caste » comme les appelle Pablo Iglesias. Aucun programme politique à la télévision ne tourne pas autour de son existence. Pas un jour, dans la presse, un article ne lui est consacré. Preuve de cette crainte nourrie par les partis de gouvernements (PP et PSOE), la campagne de calomnie à son encontre. Le Partido Popular n’hésite à pas à lui inventer des connections avec ETA ou encore à agiter le spectre d’une république soviétique, le modèle nord-coréen ou encore l’ouverture de goulags en cas de victoire électorale de Podemos. Les socialistes, par l’entremise de leur nouveau chef de ligne, Pedro Sanchez, brandissent l’accusation de « populisme », mettant sur un pied d’égalité le FN en France et Podemos.

Si Podemos comporte des aspects positifs et novateurs, nous nous devons de suivre avec attention son évolution à moyen et long terme. Déjà à l’issue du Congrès, Pablo Iglesias, qui a vu ses positions validées très largement (80 % des votes) au détriment d’un secteur critique (12 % des voix) partisan d’un programme plus clairement lutte des classes et anticapitaliste, annonçait qu’il s’agissait de tendre la main à l’électorat de centre-gauche en adoptant des propositions keynésiennes rassurantes. Condition de la victoire, avance-t-il.

Sur le modèle même du fonctionnement interne, une évolution est aussi à noter. Fondé sur la démocratie directe, le pouvoir des cercles, un des enjeux du congrès a tourné autour du fonctionnement interne et de la question de ses porte-parole. Voulant préserver sa voix et son poids au sein du parti, le secteur critique – où sont engagé-e-s les militants de Izquierda Anticapitalista (IA) équivalent espagnol du NPA – était partisan d’une direction plus collégiale, avec trois porte-parole. Mais c’est la proposition d’Iglésias d’un porte-parole unique (en l’occurrence lui) qui a été validée, mettant dans la balance un chantage sur son possible retrait du parti au cas où sa proposition était repoussée. Il s’agit là, probablement, d’une erreur politique : Podemos par son caractère éminemment démocratique rompait jusqu’alors avec les pratiques traditionnelles des autres partis. Sur cette question, Podemos semble déjà être tombé dans le panneau de la personnalisation à outrance.

Conséquence directe de ce phénomène, on constate une baisse évidente depuis quelques mois de la combativité et de la créativité des mouvements sociaux. C’est en tout cas l’analyse qu’en fait nombre d’acteurs et actrices du syndicalisme d’action directe (en premier lieu des militantes et militants de la CGT ou de Solidaridad Obrera). Agustin Cucalon, secrétaire à l’action sociale de la CGT-Aragón, regrette ce recul : « Le mouvement social et syndical sont pris en otage par les impératifs politiques de Podemos. » Vieux débat de l’autonomie du mouvement social, l’argument du « débouché électoral » à la colère sociale bat son plein. Dans les faits, il détourne du combat social et syndical, au prix d’une implication effrénée au sein de Podemos, nombre de militants actifs voire d’équipes syndicales. Résultat des courses : la dernière grève générale interprofessionnelle commence à dater (29 novembre 2012), le mouvement des Mareas (« marées » – mobilisations anti-austérité) est lui aussi en net recul.

Mobilisations en difficulté

Seule mobilisation de masse de ces derniers mois, du 24 au 29 novembre, les « Marches de la dignité ». Les mots d’ordre : « Pour le droit à un emploi et un logement dignes, contre la précarité, le chômage, la corruption, la répression et les violences à l’encontre des femmes ». Ces marches ont connu un succès certain : 1 million de personnes dans les rues de plus de 40 villes, et 200 000 à Madrid.

Au niveau des luttes ouvrières, c’est celle des salarié-e-s de Coca-Cola qui a été la plus médiatisée ces derniers mois. Initiée, le 1er avril, sur le site de production de Fuenlabrada en proie à une vague de licenciements, avec arrêt de la production et campement devant l’usine, le mouvement s’est depuis étendu à tout le groupe Coca-Cola España. En tout, 1250 postes de travail vont être supprimés sur 5000 avec la fermeture de 4 usines sur 11. Les ouvriers, en référence aux Mareas et à la couleur de la marque, promettent une « marée rouge » ces prochains mois.

Source : AL, Le Mensuel, janvier 2015