Par Mancur Olson, des Free Riders
Depuis quelques jours, la faillite de Take Eat Easy (TEE) fait les choux gras de la grande presse. Après avoir fait l’apologie de cette nouvelle économie collaborative, les fonctionnaires de l’information du capital se retrouvent encore une fois surpris par un échec qui n’était pourtant pas si difficile à prédire. Nous ne reviendrons pas ici sur les conditions internes ou le fonctionnement de TEE, déjà traités par deux articles auxquels nous vous renvoyons (ici et là). Dans le présent article, nous tâcherons plutôt d’analyser les raisons de l’échec de TEE et aussi les dynamiques et les enseignements à retenir pour les révolutionnaires qui s’intéresseraient à ce type de société spécialisée et plus largement aux dynamiques du secteur de l’économie numérique.
Il importe tout d’abord de contextualiser cette faillite dans le panorama de la survalorisation générale des entreprises technologiques par le capital. C’est-à-dire que les sociétés à forte composante technologique ont nette facilité à lever des capitaux très importants alors que leur rentabilité réelle est bien souvent plus que douteuse. Ceci les amène, plus ou moins rapidement, à entrer en crise lorsque les investisseurs veulent réclamer leur dû. Cette fuite en avant technologique à la recherche de profit a elle-même pour toile de fond l’incapacité du capitalisme à dégager un modèle stable d’accumulation depuis la crise du système fordiste. Ce nouvel engouement pour l’économie sociale numérique n’est qu’une nouvelle crise de la bulle internet en devenir. Il nous faut donc aller au-delà de la mystification de la nouveauté technologique pour percer à jour les réelles dynamiques qui se jouent devant nous.
Ces sociétés de l’économie dite collaborative tentent de coloniser une série de secteurs dont les marges bénéficiaires sont faibles (comme dans le cas d’UBER) ou qui n’étaient même pas des fractions autonomes de capital. Ce qui, dans ce cas-là, pourrait être perçu comme une externalisation par rapport à une autre branche du capital. Par exemple, avant les plateformes comme Take Eat Easy ou Deliveroo, la livraison des repas ne constituait pas un secteur autonome par rapport aux restaurants.
Faut-il considérer ce nouveau secteur comme une simple ponction des profits du secteur de la restauration, dans la mesure où la majorité du profit n’est pas supporté par le client, qui ne paie qu’un petit coût forfaitaire (aux alentours de 2,5 euros), mais par le restaurant qui sacrifie son propre bénéfice sur la livraison effectuée par la société spécialisée ? En ce sens, on peut considérer que Take Eat Easy et les autres sociétés de livraison jouent un rôle de régulateur de la « modernisation » au sein de la restauration : seuls les restaurants les plus rentables peuvent se permettre le service de ces sociétés sans que cela n’engage leur survie. Mais les autres sont malgré tout contraints de signer leur contrat faustien avec TEE & Cie, car la perte de visibilité découlant de leur non présence sur ces plateformes les condamnerait aussi à une perte de revenu significative. Cela pousse donc les producteurs (les restaurateurs) à maximiser leurs profits et à rationaliser toujours plus leurs procédés de production et de vente.
Ainsi, le cœur de l’avancée technologique du point de vue de la valorisation globale du capital de ces sociétés est la rationalisation de la production et de la livraison. D’une part, en obligeant les restaurants à être les plus rapides dans leurs temps de préparation et, d’autre part, en exigeant de pouvoir prédire le temps exact de la préparation d’une commande, car le logiciel doit être capable de géo-localiser le coursier le plus à même de se rendre au point A (Restaurant) et au point B (client) – ce système permettant théoriquement de couvrir un maximum de livraisons avec une flottille minimum de coursiers. Cette « modernisation » passe aussi par une unification du marché horizontale et verticale : Horizontale car elle met en concurrence l’ensemble des restaurants d’une ville alors que la concurrence était souvent limitée géographiquement et verticale car différents restaurants de gamme très différentes se retrouvent eux aussi en concurrence.
Cette possibilité d’optimisation des flux de production s’appuie sur la zone grise du droit du travail que constitue le secteur de l’Horeca : une main d’œuvre précaire, travaillant souvent en dehors de toute légalité et où l’implantation syndicale est quasi nulle. Cet ensemble de caractéristiques font des employés du secteur une force de travail flexible et corvéable à merci. Même si ici les sociétés de livraison ne sont pas « directement incriminables » puisqu’elles ne créent « que » l’environnement qui rend nécessaire cette optimisation, on ne peut que constater que le flirte avec la légalité fait partie intégrante de ces nouveaux secteurs. Elles évoluent dans les failles ou les marges du droit du travail, à l’image du contrat de travail entre les coursiers à vélo et les sociétés de livraison. Dissimulé derrière un contrat d’indépendant, celles-ci échappent donc à toutes responsabilités. Une fois consolidé, ces sociétés n’ont pas pour but de rester dans ces zones d’ombre mais au contraire de peser du poids qu’elles ont acquis pour faire infléchir le droit du travail et légaliser la situation qu’elles ont imposée de facto. La modernisation dépasse donc le cadre du secteur de l’Horeca car ce type d’entreprise fait évoluer le cadre législatif, créant de nouvelles failles dans lesquelles pourront s’engouffrer d’autres secteurs du capital
Néanmoins, le système de ponction du profit des restaurants que nous évoquions plus haut, est souvent insuffisant pour parvenir au seuil de rentabilité. L’objectif est donc d’atteindre le monopole sur un marché pour commencer, d’une part, à dégager du profit (en écrasant le salaire des coursiers, maintenu dans un premier temps à un niveau attractif pour fixer une partie de la main d’œuvre) et, d’autre part, pour pouvoir augmenter les prix payés par les clients qui se font livrer. Lors de la conquête d’un marché, la société est dépendante de deux éléments : ses réserves financières et/ou de sa capacité à lever des fonds sur les marchés et sa communication. La communication est la pierre angulaire de la stratégie commerciale et d’extension de ce type de société. L’image que celle-ci doit se construire doit répondre à 4 acteurs différents : 1) Les investisseurs qui doivent avancer les fonds à une société dont les profits sont plus que précaires comme nous l’avons vu. 2) Les restaurants qu’il faut convaincre à participer à la plate-forme et donc sacrifier une partie de leur revenu 3) Les livreurs dont l’image de la société et de leur fonction doit leur permettre de consentir à des conditions de travail très précaires 4) Les clients dont l’entreprise doit se faire connaître et les convaincre de commander via leur plate-forme. On comprend dès lors l’importance pour le management de construire un récit et une image qui puisse répondre à ces 4 exigences. C’est au niveau financier qu’il faut plutôt comprendre l’échec de TEE par rapport à ses concurrents : ceux-ci étaient soutenus plus directement que la société belge par des fonds d’investissements et donc disposaient d’une capacité de levée de fonds bien plus importantes. C’est cette différence qui a amené Take Eat Easy à la faillite.
Composition de la force de travail
Dans ces conditions, on comprend que la seule stratégie viable pour le capital est d’employer une force de travail payée au minimum. La composition de cette force de travail est donc fortement influencée par cette recherche de maximisation des profits : s’attaquer le plus possible à la rémunération des travailleuses et des travailleurs en jouant sur le salaire socialisé via les possibilités offertes dans chacun des pays où s’implante l’entreprise et d’imposer des contrats de type indépendant (ou auto-entrepreneur dans le cas de la France aux coursières et coursiers. La stratégie de recrutement vise également explicitement un public jeune et de préférence avec un statut étudiant (là aussi pour bénéficier des réductions de cotisations et diminuer le salaire). Un autre volet explicite dans la stratégie de composition de la force du travail est que l’activité de coursier ne soit qu’une activité de revenu complémentaire. Cela permet à la fois de justifier une très grande flexibilité dans l’organisation du travail (s’agissant des horaires, des conditions de travail ou même de la rémunération) et rend également plus difficile l’organisation de la force de travail puisque celle-ci considère la défense ou l’amélioration de son statut comme une perte de temps étant donné qu’il s’agit d’une activité secondaire. Dans les faits la chose est bien différente car, pour une large minorité, l’activité de livreur est en réalité la seule exercée. Cela vient d’autant plus complexifier la situation car à la disparité des contrats (statut étudiant vs non-étudiant) vient s’ajouter celle de la place de l’activité (principale ou secondaire), qui modifie le rapport entretenu avec le travail.
Ces considérations et réflexions sont valables ici pour la majorité de la force de travail chez TEE composée des 1200 coursières et coursiers, les 150 postes restants étant occupés par toutes les fonctions de représentation commerciale, logistique, développement du logiciel, SAV, etc. La situation et le statut de ces derniers sont complètement différents : postes à haute qualification, bonne rémunération, CDI, etc. Cette partie de la force de travail est bien souvent considérée comme partie intégrante du management.
En guise de conclusion
Il nous faut maintenant tirer quelques conclusions provisoires de ce premier examen du secteur de la livraison socialisée :
– Premièrement, une société peut lever plusieurs centaines de millions d’euros avant même qu’elle ne fasse le moindre profit ou même que son modèle économique n’ait démontré sa viabilité. Cela révèle la situation de crise dans laquelle se trouve le capital global, qui cherche désespérément de nouvelles sources de valorisation.
– Deuxièmement, les différentes expressions des fondateurs de la société Take Eat Easy dégagent un réel détachement par rapport à l’échec de leur entreprise. En plus de révéler un profond cynisme quand ils parlent de la fin d’une belle histoire tout en mettant plusieurs milliers de personnes à la porte (dont certaines ne seront même pas payées pour leur dernier mois de travail). On peut y voir la figure évoluée du capitaliste, dans laquelle il n’est plus le possesseur individuel d’un capital autonome mais bien plus le fonctionnaire du capital globalisé dont le destin est détaché de la réussite ou de l’échec de leur entreprise.
– Troisièmement, on ne peut comprendre l’existence d’une main d’œuvre pour ce type de société que si notre analyse tient compte des différentes attaques sur les rémunérations hors emplois (allocations d’études, bourses, chômage, etc) qui précarisent les conditions de vie des futurs coursiers.
– Quatrièmement, l’un des éléments les plus importants à souligner dans notre analyse est l’utilisation de la technologie. Elle est d’abord employée, comme nous l’avons vu plus haut, à la rationalisation du processus de production d’un secteur jusque-là assez indépendant du capital global et de ses nouvelles méthodes de valorisation, mais elle est surtout une manière de lier et d’intégrer cette fraction autonome au capital globale et d’ainsi moderniser un secteur relativement arriéré du capital.
Ces différentes plateformes représentent donc clairement l’un des secteurs à l’avant-garde des réformes actuelles du capital. Ce secteur doit donc être au centre de l’attention des révolutionnaires si nous voulons pouvoir dégager une analyse correcte du phénomène et donc d’imposer l’intervention nécessaire pour bloquer ce secteur.