Par Julien Clamence (AL Bxl)

le_bateau_usineSur le Bateau-usine embarquent des ouvriers déracinés, anciens campagnards de l’île d’Hokkaido convaincus par des bonimenteurs de rejoindre le port d’Hakodate ; embarquent aussi d’anciens étudiants frêles, qui espéraient gagner un pactole mais dont les poches sont déjà trouées de dettes quand ils mettent un pied sur le pont ; embarquent même des adolescents, à la limite de l’enfance, que leurs familles envoient chercher l’argent vital en désespoir de cause. Sur le Bateau-usine, le Hakkô-maru, c’est son nom, il y a déjà les marins, aussi pauvres que les ouvriers, plus conscients sans doute qu’ils voient peut-être la terre pour la dernière fois.

Il y a beaucoup de fatalité sur Le Bateau-usine de Kobayashi Takiji, beaucoup de misère, économique et humaine. Alors qu’il appareille vers les mers glacées du Nord, près des côtes soviétiques, alors que le froid devient entêtant, que les eaux s’emballent en tempête, et qu’on pêche, démembre et stocke des milliers de tonnes de crabes, les hommes perdent peu à peu ce qui leur reste de dignité, ils tombent malades, deviennent fous, violent de jeunes ouvriers dans des coins sombres. L’intendant, véritable chef du navire qui terrifie même le capitaine, fait régner une discipline de fer : il hurle, frappe, punit, ordonne qu’on vole les filets d’autres pêcheurs, laisse un bateau faire naufrage en refusant de répondre à son appel de détresse, tout ça pour sauvegarder la cadence, pour produire toujours plus de boîtes de crabe. C’est le délégué de l’entreprise qui a armé le Hakkô-maru, l’argent est roi et l’intendant est son héraut.

Takiji décrit un univers terrible, celui du prolétariat japonais au début du XXe siècle. Il décrit une survivance du pire. À terre des lois, imparfaites et mal respectées, interdiraient la pratique des châtiments corporels, qui confine souvent à la torture. Surtout à terre, il y a des syndicats et des solidarités, en d’autres termes, un rapport de force entre les ouvriers et leurs employeurs. Sur les bateaux-usines, perdus dans les confins de l’océan, aucune loi, aucune règle ne s’applique.

Parfois, on doute que de tels comportements aient pu seulement être imaginés, ait pu survivre à l’instinct de liberté le plus basique des individus. Mais Takiji s’est informé, a consulté des dizaines d’articles qui répertoriaient les histoires les plus monstrueuses et pourtant les plus quotidiennes de la vie des travailleurs sur les bateaux-usines. Son livre est, bien sûr, un exemple éclatant de la littérature prolétarienne et, à ce titre, contient un message politique clair et revendiqué.

Peu à peu, la tyrannie fait s’enflammer les esprits. Les techniques de division, qui visent notamment à créer une concurrence entre les groupes présents sur le bateau – marins, ouvriers, étudiants – ne marchent qu’un temps et les hommes se parlent, découvrent que l’intendant est sévère partout, que la vie est intenable pour tout le monde. Alors on rêve, on murmure, on discute de grève et de révolte mais sauter le pas est difficile. Non seulement par peur d’être seul face à la matraque de l’intendant mais aussi parce qu’être un bon japonais c’est travaillé, non ? L’intendant le dit, mais il n’est pas le seul, on fait projeter des films : le Japon est grand et le Japon ne peut pas laisser les ruskofs, ces sales communistes, gagner la guerre du crabe. Un navire de la marine impériale croise même au large et on l’aperçoit parfois le profil de ses canons à l’horizon.

Et puis quelqu’un meurt. Il y a déjà eu des accidents, des blessés et des malades qu’on laissait crever à petit feu dans un coin de l’infirmerie. Mais perde un camarade, sur le pont, à cause du rythme de travail effréné et des mesures de sécurité impossibles à tenir, c’est autre chose. L’intendant lui refuse même une cérémonie mortuaire. La masse gronde, il cède. Et la masse se rend compte que quand elle gronde, elle peut gagner de petites victoires. Le rythme ralentit, on fait la grève du zèle. L’intendant peste, mais c’est trop tard, c’est la première respiration de la grève sur le Hakkô-maru, qui éclatera finalement dans les jours qui suivent.

Ouvrage prolétarien, il l’est aussi dans le style. Cherchant à rendre à l’expression populaire ses lettres de noblesse, l’auteur écrit de manière franche, brute, parfois sèche, parfois élégante de simplicité. Les dialogues sont évidemment l’occasion de faire ressortir le parler courant, réel, qu’on retrouve aussi à l’occasion d’une chanson.

Takiji a connu une fin funeste : communiste revendiqué dans un Japon de plus en plus militariste, il est emprisonné deux fois en 1931 et doit vivre ensuite dans la clandestinité. En 1933 la police le fait prisonnier et il meurt sous « la question ». Il avait 29 ans. L’édition Allia de son livre Le Bateau-usine est non seulement magnifique – comme le sont tous les ouvrages parus chez Allia – mais il offre aussi, après l’œuvre proprement dite, une postface très instructive d’Évelyne Lesigne-Audoly, qui est également la traductrice. Elle montre que, demeuré longtemps dans l’oubli, le livre de Takiji a connu une renaissance à la fin des années 2000 au Japon ; le marasme économique ayant brisé l’illusion de la « grande classe moyenne », la pauvreté redevient un sujet de débat public et Le Bateau-usine se transforme en étendard pour la jeunesse précarisée et pour les radicaux qui cherche à généraliser la critique sociale à l’ensemble du système.

On ne peut qu’espérer la publication d’autres ouvrages de Kobayashi Takiji et que la littérature prolétarienne japonaise s’ouvre un plus grand espace dans l’édition francophone. La lecture du Bateau-usine conjugue l’intérêt littéraire et à l’intérêt politique, tout en racontant l’histoire, oubliée ou inconnue, des déclassés japonais. Concluons sur un discours de grève :

« Un gamin de 15 ou 16 ans avait pris place sur l’estrade. “Vous savez tous à quelles souffrances ils nous exposent ici. Nous autres, nous sommes déjà plus morts que vifs. Souvent nous avons pleuré la nuit, enroulés dans nos maigres couvertures, en pensant à nos familles. Demandez à n’importe lequel des ouvriers ici présent. Pas un qui ne pleure toutes les nuits. Et pas un qui ne porte sur son corps des plaies ouvertes. Si ça continue comme ça, ne serait-ce que trois jours, il y en a qui crèveront à tous les coups. – Nous autres, on est à l’âge où on pourrait aller à l’école et vivre dans l’insouciance, si seulement nos familles avaient un tout petit peu d’argent, mais au lieu de ça, voilà qu’on est au loin… (Sa voix se voile. Il bégaie. Il règne un silence de plomb.) Mais tout va bien se passer maintenant. Ça va aller. Avec votre aide, toute cette hargne, nous allons pouvoir la faire payer à ces salauds…” »

Kobayashi Takiji, Le Bateau-usine, Allia, 2015, publié originellement en 1929, 8,50€