Propos recuillis par Hourya Bentouhami (AL Tarn)
Comment le capitalisme a-t-il été possible ? En bonne partie par le travail domestique des femmes, qui a rendu les hommes disponibles pour le salariat. Silvia Federici explique ainsi l’idéologie patriarcale qui a jeté le soupçon et combattu la sociabilité entre femmes, qui risquait de les distraire de cet indispensable rôle de servante.
AL : Est-ce que tu peux nous expliquer ton parcours qui va de l’étude de la chasse aux sorcières (dans Caliban et la Sorcière) comme ayant contribué selon toi à la première forme d’accumulation primitive avec les enclosures [1] des femmes, à la réflexion que tu mènes aujourd’hui sur le travail domestique et le capitalisme à une échelle globale dans ce qui s’apparente à une forme de néocolonialisme ?
Silvia Federici : Dans les années 1970, on a commencé à analyser le travail de reproduction, le travail domestique, comme étant un terrain très important d’exploitation des femmes et de luttes dans les sociétés capitalistes. Cela nous a conduits à penser que les femmes doivent mener une lutte autonome et pas seulement assurer une fonction de soutien des luttes des hommes.
À partir de cette perspective, j’ai commencé à penser l’histoire de la construction du travail domestique, et cela m’a conduite à repenser l’histoire de l’accumulation primitive. J’ai compris très tôt qu’il était important de comprendre ce qu’est le capitalisme, comment il s’est développé, et comment s’est transformé le travail que l’on appelle dans la société moderne travail de reproduction – surtout le travail ménager.
Je me suis donc intéressée aux sociétés précapitalistes pour comprendre comment ce travail a été transformé, surtout en Europe. J’ai alors étudié le Moyen Âge. Et j’ai compris que dans la société féodale, qui était une société très opprimante en raison de la servitude (qui était un système d’exploitation très fort), le serf dans beaucoup de cas avait en guise de salaire accès à la terre, donc à des moyens de reproduction [2].
Dans la plupart des cas, ils travaillaient la terre d’une façon communautaire. Les propriétaires terriens (les seigneurs) leur donnaient une parcelle de terre pour se reproduire. J’ai étudié ce système de reproduction communautaire et j’ai constaté qu’il était le terrain d’une grande solidarité, où se construisaient des liens forts. J’ai surtout vu que les femmes dans ce système étaient moins isolées et moins dépendantes des hommes que dans le système capitaliste. Moins dépendantes que la ménagère de la vie moderne, séparée, isolée dans sa maison, souvent sans ressources, alors que la femme du village médiéval est une femme qui est toujours avec d’autres femmes.
Ces recherches m’ont par là-même permis de saisir également le rôle des femmes dans les luttes précapitalistes contre le pouvoir féodal. C’est en me penchant sur les luttes auxquelles participaient les femmes et qui se sont développées contre le système féodal que j’ai commencé à comprendre le développement du capitalisme : celui-ci n’a pas été un facteur d’évolution interne du système social, mais a opéré à la manière d’une contre-révolution.
AL : Bien qu’il y ait toujours eu de la violence sociale, tu insistes sur la spécificité de l’exploitation capitaliste.
Silvia Federici : Oui, je ne veux pas idéaliser le Moyen Âge, ni les rapports entre hommes et femmes à cette époque. J’ai toujours peur de faire de grandes généralisations parce que d’une société féodale à l’autre il y a aussi beaucoup de différences. Cependant, ce qui m’a donné à penser réside dans ce constat : dans une communauté où les biens du travail sont en partage dans un régime communautaire, la manière dont femmes et hommes travaillaient avait un caractère plus fort de coopération.
Ces régimes communautaires ont créé des relations et des possibilités : à la fin du Moyen Age, avant la grande croissance et les hérésies religieuses, qui étaient en fait des hérésies sociales, il y avait une alternative au système féodal et au début d’une société marchande. On observe des guerres paysannes : à la fin du XVe siècle, elles ont rassemblé des milliers de personnes. Par exemple, en Espagne, les paysans allaient d’un village à l’autre pour recruter lors des jacqueries. Ils avaient une grande expérience des armes.
J’ai également constaté qu’il y avait une différence dans la position des femmes par rapport à la situation capitaliste : ce que j’ai aussi remarqué plus tard en étudiant les sociétés précapitalistes, précoloniales en Afrique, où il y avait une division sexuelle du travail. Les femmes cultivaient, faisaient un type particulier de culture, elles avaient leur propre récolte ; et les hommes avaient la leur de leur côté. Il y avait donc une différenciation sexuelle, mais qui ne mettait pas les femmes dans une position de faiblesse parce que cette différenciation s’accompagnait d’une grande coopération entre les femmes elles-mêmes, notamment dans le domaine agricole.
Pour te donner un exemple, en 1929 au Nigeria, dans la ville où j’étais près du delta du Niger, qui est devenue célèbre en raison de la « guerre des femmes » qui s’y est déroulée, les Anglais qui avaient colonisé la région taxaient déjà la récolte des hommes. Mais cette année-là, ils ont décidé de taxer aussi la récolte des femmes, ce qui a eu pour effet de voir les femmes se soulever. Elles ont commencé à s’organiser dans toute la région, 10.000 femmes ont convergé sur Aba, libéré des prisonniers, organisé un siège de la cité administrative. Pris par surprise, les Anglais durent reculer.
C’est à cette lutte que l’on date l’entrée des femmes africaines dans l’anthropologie anglaise. On s’est rendu compte qu’à partir de cette forme de travail agricole communautaire, les femmes étaient extrêmement organisées. Cela a été décrit dans ce beau livre de Wole Soyinka (Aké.Les années d’enfance), sa mère s’était engagée dans le mouvement à cette époque où lui-même n’était encore qu’un petit garçon. La mère de Fela aussi y avait pris part. C’est un épisode extraordinaire.
AL : Cela rappelle les analyses de cette féministe nigériane, Oyeronke Oyewumi, auteure de The Invention of Women. Elle a travaillé sur les Yoruba. Elle explique dans son livre qu’on a importé une certaine manière de voir le genre à partir des pays occidentaux, et que cela ne correspond pas à la réalité namibienne : il y a des différences sexuelles mais elles ne fonctionnent pas nécessairement dans une matrice d’exploitation et de domination.
Silvia Federici : À partir du moment où la différence sexuelle se convertit en exclusion, en hiérarchie, alors elle doit être combattue. La différence sexuelle en soi ne signifie pas l’oppression : du moins lorsque l’on se situe dans une société non capitaliste. Par exemple, les féministes nigérianes ont parlé de cette institution dans la famille au sein de laquelle la femme infertile pouvait trouver une forme de compensation sociale à son infertilité. Si elle ne pouvait pas procréer, elle pouvait se marier avec une autre femme, laquelle pouvait avoir un enfant avec un « serviteur ».
En revanche, le capitalisme produit de la différence, y compris de la différence sexuelle. Ce que le capitalisme fait c’est séparer, isoler. La chasse aux sorcières n’a pas seulement signifié l’assujettissement des femmes, mais aussi la séparation des femmes entre elles. Elle a fait du rassemblement des femmes, de l’amitié entre femmes une chose dangereuse.
Il y a eu une période dans le capitalisme où une femme devait avoir peur d’être vue avec d’autres femmes, parce qu’elle pouvait être suspectée de participer à une secte de sorcières. Cela s’est accompagné d’une législation qui a progressivement interdit aux femmes de se réunir avec d’autres femmes, de se promener seules dans la rue, d’accompagner leurs amies. Et aussi d’avoir des relations fortes avec leur famille après le mariage.
En Angleterre par exemple on considérait que les femmes, une fois mariées, devaient construire une nouvelle loyauté envers le mari. La chasse aux sorcières a donc été fondamentale pour restructurer les rapports au sein de la famille dans trois directions : la relation de la femme avec la famille, avec les autres femmes et avec les enfants. La solidarité entre les femmes est attaquée : toute solidarité doit se concentrer dans la famille nucléaire autour de la figure du mari. La femme doit y consacrer toute son énergie.
L’intense socialité féminine qui existait au Moyen Âge est attaquée. Ensuite, la solidarité avec les parents et la famille d’où tu viens est également attaquée. Tu dois être solidaire avec tes enfants. Cela se traduit aussi dans la politique de la procréation. Au Moyen Âge, lorsque la vie de la mère était en danger, on sauvait la mère. À partir de l’industrialisation, c’est l’inverse : on sacrifie la mère. Avec la professionnalisation de la médecine, on donne la priorité à l’enfant.
On peut expliquer cela à partir du marché du travail : l’enfant, la nouvelle vie est le nouveau travailleur productif, les personnes âgées peuvent être abandonnées parce qu’elles ne sont pas productives ; les relations avec les amies ne sont pas productives, les relations avec le mari sont productives car elles permettent au mari de se libérer du travail domestique. C’est cela que je vois dans le passage d’une société précapitaliste à une société capitaliste.
Naturellement il y a beaucoup de différences entres les sociétés précapitalistes, c’est une généralisation, mais ce tissu de relations communautaires des femmes constitue un élément commun que l’on trouve en Afrique, en Europe, mais aussi en Amérique latine, en dépit des contrastes entre ces différents modèles et expériences historiques.
QUAND LE CAPITALISME MONDIAL OPPOSE LES FEMMES ENTRE ELLES
Silvia Federici a apporté une contribution précieuse aux réflexions féministes sur la division internationale du travail à l’œuvre depuis les années 1970. Celle-ci a globalement fragilisé la condition des femmes, en les soumettant à des formes d’exploitation spécifiques : les solidarités et les activités de subsistance étant rongées par l’extension des rapports capitalistes et les restructurations néolibérales. Mais elle a aussi participé à établir ou renforcer des rapports néocoloniaux entre les femmes elles-mêmes, car si la production est redistribuée internationalement, le travail reproductif l’est également.
D’abord, comme Silvia Federici le rappelle, l’emploi massif d’émigrantes de pays du tiers-monde au sein des métropoles d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest ou des pays riches du Moyen-Orient a permis d’apporter une solution coloniale au problème du travail ménager pour les femmes des classes moyennes et supérieures.
Cela laisse inchangé le statu quo entre les sexes quant à la répartition des tâches ménagères, et les relations « servantes-madames » qui en découlent font obstacle à toute solidarité féministe.
Ensuite, il faut noter que l’important flux international de bébés vers ces mêmes pays riches (via l’adoption et les mères porteuses), échange qui tend parfois vers la marchandisation, reporte le poids de la procréation (les conséquences sur le travail ou les risques de santé par exemple) sur les femmes du tiers-monde au lieu de le faire assumer par la collectivité.
Enfin, par l’intermédiaire du tourisme sexuel ou de la prostitution de femmes émigrées, c’est la dimension sexuelle du travail reproductif qui se trouve redistribuée. Ainsi, la nouvelle division internationale du travail « accentue la division au sein des femmes par une spécialisation et une fixation à des tâches qui réduisent nos possibilités de vie et introduisent parmi nous de nouvelles hiérarchies et stratifications, mettant en danger la possibilité d’une lutte commune » [3].
Marco (AL 92)