Par Julien Clamence (AL Bruxelles)

Le mouvement libertaire belge souffre d’un déficit de transmission de la tradition militante. Après le premier volet le mois dernier, la suite du long article d’ un membre du collectif Alternative libertaire Bruxelles.

12898402_468007393403301_6601007045371153855_oEn plus de souffrir d’un environnement politique hostile, les anarchistes belges sont confrontés à un vide mémoriel. Chaque génération doit plus ou moins recommencer à zéro, sans bénéficier des conseils et du legs des la génération précédente. Même si cette situation peut avoir des avantages, comme celui de renouveler la doctrine et de ­l’adapter aux temps présents, elle donne surtout l’impression aux militants et militantes que l’anarchisme jaillit tout à coup avant de disparaître, qu’il possède chez nous un caractère volatile et impropre à être une posture révolutionnaire stable.

On peut remonter loin pour comprendre cet état de fait. Les anarchistes belges étaient très présents dans le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle. Comme en France, ils s’organisaient en particulier autour de journaux puis au sein du mouvement syndical – lors de l’exécution de Francisco Ferrer en 1909, par exemple, les maisons du peuple du bassin hennuyer se sont couvertes de drapeaux noirs. Certaines expériences de communautés alternatives ont même été tentées près de Bruxelles, mêlant autogestion, solidarité économique, végétarisme voir même nudisme. Mais déjà à l’époque, la Belgique était très dépendante de son grand voisin du sud et même du reste de l’Europe. Terre d’exil, elle accueillait de nombreux anarchistes étrangers, venus se réfugier, surtout à Bruxelles, suite à l’adoption des lois scélérates ou des diverses actions révolutionnaires menées en Espagne ou en Italie.

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Les anarchistes Berthe Faber, Francisco Ascaso, Émilienne Morin, Buenaventura Durruti aux étangs d’Ixelles

Des personnalités comme Élisée Reclus ou Buenaventura Durruti ont durablement influencé l’anarchisme belge ; au même titre que des centaines d’inconnus dont les noms n’ont pas été conservés mais qui ont suivi le même chemin et rompu le pain avec leurs camarades d’outre-Quiévrain. Carrefour des milieux révolutionnaires européens, Bruxelles a paradoxalement connu peu de figures marquantes, dans le sens où elles se sont perpétuées dans l’imaginaire et la mémoire belge ; on peut citer Ernestan ou encore Émile ­Chapelier. Cette « absence » s’explique aussi par la difficile transmission de la mémoire révolutionnaire dont nous souffrons de nos jours – les anarchistes belges auraient bien du mal à citer le nom de quelques-uns de leurs ancêtres.

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Ernest Tanrez, dit Ernestan. Théoricien du socialisme libertaire et une figure importante de l’anarchisme belge.

Comme pour de nombreux autres pays européens, la Première Guerre mondiale a durablement affaibli le mouvement, faisant disparaître dans les tranchées et les prisons de nombreux anarchistes. Bien que le gouvernement belge ait toujours réprimé les mouvements révolutionnaires, la guerre lui a fourni des moyens radicaux pour affaiblir ses « ennemis de l’intérieur » – une situation que nous connaissons encore aujourd’hui avec l’état d’urgence. La génération suivante, celle de l’entre-deux-guerres, a été saignée à blanc par la Seconde Guerre mondiale et, pour des raisons évidentes, par l’occupation allemande. C’est surtout à partir de ce moment-là qu’un cycle de crue et de décrue se met en place. Même 1968, qui frappe aussi la Belgique, ne permettra pas une réimplantation durable d’un mouvement anarchiste dont les derniers représentants de l’âge d’or meurt au début des années 1970, sans avoir vraiment rencontré et transmis le flambeau aux nouveaux et nouvelles libertaires.

Jeter des passerelles vers le passé

Aujourd’hui, les anarchistes sont très majoritairement jeunes ou sont venus à l’anarchisme sur le tard. Les plus anciens, notamment les soixante-huitards, se sont enfermés dans des versions « festives » de la rébellion ou ont complètement abandonné l’idéal révolutionnaire. Nous ne pouvons pas compter sur la transmission d’une mémoire des luttes, des expériences stratégiques et théoriques qui ont été menées avant nous. Ce néant mémoriel n’est d’ailleurs pas ­l’apanage des anarchistes, la mémoire populaire, si elle existe, manque de canaux pour être diffusée et pour rester vivante à travers sa réincarnation dans le présent.

Journée libertaire, Bruxelles, 24 mars 84 - 697 × 1000 px

Journée libertaire, Bruxelles, 24 mars 84

Cela nous pose justement la question de la manière dont elle se transmet : le monde de l’édition belge est moribond, mais même s’il était aussi vivant qu’en France, le livre ne semble plus être la meilleure manière de transmettre la mémoire. Nous sommes très en retard sur les médiums informatiques, comme les vidéos ou les minidocumentaires, qui se révèlent très efficaces pour toucher de nouvelles générations de militants et militantes.

Le rôle d’un collectif comme celui d’Alternative libertaire Bruxelles est donc non seulement de reconstruire un espace public de l’anarchisme belge francophone mais aussi de renouer le fil de la mémoire. Sa pérennité assurera, pour les futurs libertaires, un ancrage dans le cours de l’histoire contestataire en Belgique, une impression de participer à un élan qui transcende les années. En cherchant également à exhumer l’histoire de la tradition anarchiste belge, nous pourrons jeter des passerelles vers le passé et nous inspirer de nos prédécesseurs. Nous souhaitons que, dans le futur, l’anarchisme ne soit pas seulement une solution politique qui émerge tous les dix ou quinze ans mais bien un projet révolutionnaire de transformation de la société, présent en permanence, avec une connaissance de son passé et une perspective pour son futur.

AL, Le Mensuel, décembre 2016