Par Francis Dupuis-Déri et Irène Pereira (publié sur Grand Angle Libertaire)
Depuis la parution du livre d’Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, au printemps 2016 (Paris, La Fabrique), on voit se développer dans les milieux libertaires en France une polémique autour de l’usage de la notion de « race »[1]. Ceux qui utilisent une telle notion sont qualifiés de « racialistes » et assimilés à des racistes. Cela touche en particulier la notion d’« intersectionnalité » qui est issue des sciences sociales et reprise par des militants dans le but de mieux articuler la réflexion autour de différentes oppressions comme le sexe, la race et la classe[2]. Récemment, le Groupe anarchiste Regard noir (depuis autodissous) publiait, avec la Anarchist Federation, une brochure intitulée Classe, genre, race et anarchisme, proposant des traductions de textes plutôt courts de l’Assemblée des femmes de la Fédération anarchiste britannique, qui aident à réfléchir à la notion — et au phénomène — de « privilèges »[3].
Le site de réflexions libertaires Grand Angle a souhaité proposer une discussion entre deux libertaires et chercheurs en sciences sociales, pour lever certains malentendus et comparer le contexte militant et intellectuel français et québécois. En effet, Francis Dupuis-Déri milite ou a milité dans des organisations de sensibilité anarchiste aux États-Unis, en France et surtout au Québec. Il enseigne en science politique et en études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et il a signé quelques livres, par exemple L’anarchie expliquée à mon père (avec Thomas Déri, Montréal, Lux, 2014) et Les Black Blocs (Montréal, Lux, 4e éd. 2016). Irène Pereira a milité dans différentes organisations libertaires (CNT, Alternative Libertaire) et est membre du collectif de rédaction de la revue Réfractions. Elle enseigne à l’ESPE de l’Université de Créteil et participe au réseau « Sexe, race, classe » de l’Association française de sociologie. Elle a publié, entre autres, Anarchistes (Montreuil, La ville Brule, 2009) et L’anarchisme dans les textes (Paris, Textuel, 2011).
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Irène Pereira : Pour ma part, c’est vrai que je suis étonnée du développement de cette polémique dans les milieux libertaires en particulier parce qu’elle assimile au Parti des Indigènes de la République (PIR) des positions qu’il ne revendique pas, comme l’intersectionnalité. En effet, Houria Bouteldja est l’auteure d’un texte où elle critique la notion d’intersectionnalité[4]. Ce texte fait suite, en réalité, à des critiques que le PIR avait essuyées venant à la fois de Philippe Corcuff[5] et d’un article collectif, rédigé entre autres par Malika Amaouche[6]. Ces deux contributions, antérieures à la publication de l’ouvrage polémique d’Houria Boutledja, mettent notamment en cause les positions ambiguës du PIR concernant l’antisémitisme et l’homophobie. Donc, il est possible de constater qu’il n’y a pas d’identification entre le fait de soutenir le PIR et d’utiliser la notion sociologique de « race » : cela me semble une erreur que commettent certains militants libertaires français par manque de connaissance de l’ensemble de la littérature concernant ces sujets. En effet, l’intersectionnalité est une notion qui trouve son origine dans le féminisme noir américain. Par ailleurs, les analyses se situant le plus souvent dans la perspective de l’intersectionnalité s’efforcent de déconstruire les catégories essentialisées par les différents rapports de domination, alors que « l’essentialisme » est aujourd’hui revendiqué positivement au sein du PIR[7].
De manière générale, j’ai l’impression que dans toute cette histoire, outre une réduction au PIR, il y a une méconnaissance de l’ensemble de ces théories en particulier de la part de leurs opposants. Ainsi, j’ai pu lire : « Pour ces braves gens, l’histoire du monde tient en deux dates : 1492 et 1830. Le point de vue “décolonial” – le terme “décolonial” remplace “anticolonialiste”, ou même “révolutionnaire” d’ailleurs, et ouvre une identité politique permanente, décontextualisée –, ne voit l’histoire du monde que depuis le prisme de l’histoire des relations franco-algériennes »[8]. Le problème, c’est que le décolonial[9] n’a guère avoir avec les relations franco-algérienne car il s’agit à la base d’un courant de pensée latino-américain (d’où la référence à 1492). Une autre idée fausse que l’on trouve dans les milieux libertaires, c’est que ces théories seraient postmodernes et s’opposeraient à une approche matérialiste. En ce qui concerne la pensée décoloniale, elle a à l’origine plus à voir avec la théorie de la dépendance et la philosophie de la libération, qui sont des courants latino-américains, qu’avec les théories postmodernes. De même, les origines de la théorie de l’intersectionnalité se trouvent plutôt dans les courants féministes noirs américaines[10] que dans le postmodernisme. La réception en France s’est fait en particulier via des réseaux issus du féminisme matérialiste. Une autre simplification que l’on trouve consiste dans une réduction du queer aux approches postmodernes par opposition au matérialisme. Mais une telle conception est nettement contestable dans le queer of color[11] qui a eu impact non négligeable sur le mouvement Black Lives Matter (BLM).
Disons que, pour moi, ce qui est étonnant, c’est que j’ai l’impression que certains anarchistes se réveillent sur la question quand on les traite de « Blancs »[12], mais qu’ils n’avaient pas l’air de franchement s’émouvoir lorsque, par exemple, le PIR avait un discours ambigu sur l’homophobie. En outre, il me semble qu’il y a une mécompréhension au sujet de la notion de « race » utilisée entre autres dans la littérature sur l’intersectionnalité et la pensée décoloniale. En effet, il ne s’agit pas d’une notion biologique, mais d’une construction sociale qui continue à organiser la société de manière inégalitaire. C’est pour cela que certains chercheurs en France préfèrent parler de « rapports sociaux de racisation ». C’est une réalité que, en France, il existe tout un renouveau du travail sociologique autour de cette question qui a longtemps été relativement taboue[13]. Mon autre source d’étonnement face à ces polémiques en France dans le milieu libertaire, c’est que depuis le milieu des années 2000, il y a des organisations militantes libertaires françaises comme Alternative libertaire (AL)[14] ou la Coordination des Groupes Anarchistes (CGA)[15] qui ont intégré une réflexion sur ces questions, et donc cela n’a rien de si nouveau que cela. Enfin, quand je lis la littérature étrangère (en langue anglaise, espagnole ou portugaise), cette catégorie de « race » (sociologique) est présente dans de nombreux pays et mise en avant justement par des personnes qui souhaitent lutter contre le racisme. Lorsqu’on regarde aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter en est un bon exemple et revendique une approche intersectionnaliste croisant classe sociale, racisation, sexe, queer et handicap. C’est d’ailleurs plutôt dans ces milieux critiques qu’il faut aujourd’hui chercher les ferments de la résistance à Donald Trump aux États-Unis comme le montre les prises de position d’Angela Davis[16].
En France, par exemple, le gouvernement interdit les statistiques ethniques par référence à son histoire avec le régime de Vichy. La notion de « race » reste très marquée par la collaboration avec le régime nazi. Or, il y a une tendance de la France à juger de toutes les questions par rapport à sa propre histoire nationale. Cependant, cette histoire n’est pas nécessairement celle des populations immigrées qui la composent. Par exemple, Martine Fernandes[17] a étudié le cas de l’utilisation de la notion de « race portugaise » dans le rap issu de l’immigration franco-portugaise. Cet usage a au moins deux références distinctes, mais qui n’ont rien à voir avec l’histoire de la France. Le premier c’est la mobilisation de la notion de « race » dans le rap chicano (celui des mexicains aux États-Unis) qui a servi de modèle à certains groupes de rap franco-portugais comme La Harissa. Le second, c’est l’histoire de la notion de race au Portugal durant la dictature salazariste. Avant la Seconde Guerre mondiale, le régime se réfère à une origine lusitanienne de la « race portugaise ». Mais par la suite, pour continuer à justifier la colonisation, le régime met en avant le fait que les Portugais se caractériseraient au contraire par le métissage, en particulier avec les populations africaines : c’est le luso-tropicalisme. Le régime s’appuie ainsi sur une sorte d’idéologie racialiste sans racisme, qui sert en réalité à masquer un racisme social bien réel. Aujourd’hui l’affirmation d’une « race portugaise » dans le rap franco-portugais est une affirmation identitaire, mais qui ne vise pas à développer un discours de suprématie de la race portugaise. Il s’agit d’une affirmation de la fierté d’être portugais, d’un renversement du stigmate en fierté, chez des jeunes issues de milieux populaires et s’adressant à des jeunes de milieux populaires issus de l’immigration. Ce qui me paraît problématique, c’est la difficulté de l’opinion publique française majoritaire à sortir de son franco-centrisme et à essayer de comprendre l’immigré, en tant qu’autre. De ce point de vue, il me semble que le Canada qui se présente comme une société multiculturelle fait davantage d’effort pour faire cela. Ainsi, il y a eu par exemple un travail de recherche spécifique effectué pour comprendre les particularités des immigrés portugais à Little Portugal à Toronto.
Or justement, est-ce que, Francis, tu peux nous donner des éléments, d’une part sur la manière dont le Québec intègre la question raciale dans sa législation (par exemple la question des « peuples autochtones canadiens » ou la question des statistiques ethniques) et d’autre part, la manière dont les milieux libertaires québécois se positionnent par rapport à la question raciale et à des notions telles que l’intersectionnalité ?
Francis Dupuis-Déri : Pour resituer ce débat au sujet de l’utilisation du mot « race », disons pour commencer que j’en suis venu à une curieuse conclusion au fil de mes allées et venues régulières entre le Québec et la France, y compris des séjours de plusieurs mois en France : les anarchistes du Québec sont finalement très québécois, et les anarchistes en France très français. Prétendre être anarchiste ne suffit pas pour échapper, comme par magie, à notre contexte national qui nous influence fortement, et à une certaine socialisation culturelle par la famille, l’école, les médias, les débats publics et même les luttes entre partis (même si nous ne votons pas…).
Je crois ainsi que les anarchistes du Québec ont tendance — je généralise, évidemment — à adopter un cadre de pensée cohérent avec l’idéologie officielle du Canada, à savoir un certain respect de la différence associée à la politique du multiculturalisme. Je ne dis pas que le Canada et le Québec ne sont pas des sociétés racistes, ni que les anarchistes d’ici ne sont pas racistes ou sexistes, mais il y a une tendance à accepter — en principe — les valeurs du multiculturalisme et de la diversité[18]. De même, les anarchistes québécois ont tendance — je généralise une fois de plus — à accepter l’influence du féminisme et des féministes, très dynamiques et fortement institutionnalisées au Québec (dans une province de 8 millions d’habitantes et d’habitants, il y a bien plus de ressources pour les femmes qu’en France : des centaines de maisons d’hébergement, des centres de jour, etc.). D’ailleurs, les féministes ont fait beaucoup pour introduire et diffuser l’intersectionnalité au Québec[19].
Quant aux données statistiques ethniques, elles ne semblent pas poser de problème au Québec : nous avons l’habitude que l’État compte le nombre d’anglophones, de francophones et d’autochtones, et propose d’autres catégories d’« origine ethnique » dans le recensement (plus de 200, au recensement de 2006 !). Cela fait partie de notre histoire officielle (comme aux États-Unis), évidemment raciste au départ. Or, cette information permet aujourd’hui à la société civile d’agir pour défendre des droits et combattre les discriminations en connaissant la réalité avec plus d’exactitude quant à des enjeux précis (éducation, emploi, logement, santé, etc.).
Du coté des anarchistes, cette influence du contexte national n’est pas la seule, bien sûr, et il ne faut pas sous-estimer les différences locales des réseaux anarchistes : des expériences historiques et le poids des habitudes, des tendances plus ou moins bien représentées, le passage de certaines idées véhiculées par des chansons, des livres, des revues ou lors de mobilisations transnationales, etc. Au Québec, le réseau anarchiste francophone est influencé par la présence des anglophones de Montréal ou qui viennent du Canada anglais ou des États-Unis. Ces anarchistes portent des idées et des pratiques fortement influencées par l’écologisme radical et l’antispécisme, le queer radical et les luttes antiracistes des communautés africaines-américaines. Du côté francophone, on reçoit — avec environ 5 ou 10 ans de retard — des idées sur l’intersectionnalité, le queer, les trans et l’anarcho-indigénisme, entre autres, et on finit (parfois) par les intégrer dans nos réflexions et nos pratiques, généralement suite à des luttes pénibles. Pour leur part, les anarchistes francophones du Québec ont plus de contacts avec les réseaux militants d’Amérique latine. De plus, la circulation d’idées et de forces vives entre la France et le Québec, favorisée par des voyages et des déménagements, stimulent la réflexion sur l’antifascisme, les squats et les espaces autonomes, mais aussi des « traductions » des idées du Comité invisible. Pour ce qui est du syndicalisme révolutionnaire, il puise ses inspirations du côté de la France (CNT), mais surtout des États-Unis (IWW).
Bref, le passé colonial qui a déterminé cette dualité linguistique québécoise n’est pas qu’une affaire identitaire et culturelle. Il s’agit aussi d’un contexte qui favorise des déplacements et des échanges d’idées et de pratiques qui favorisent à leur tour certaines tendances anarchistes (comme le montrent très bien, d’ailleurs, les nombreux livres — surtout en anglais — sur l’expérience de l’immigration allemande, italienne et yiddish vers l’Amérique du Nord et du Sud à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle). Nous restons une sorte d’avant-poste, de comptoir colonial où transitent et s’échangent les idées et les expériences[20]. Enfin, comme je prends de l’âge, j’ai pu constater que beaucoup plus d’anarchistes qu’avant non seulement s’intéressent aux luttes des peuples autochtones d’ici, mais réussissent à former des alliances avec des autochtones en lutte (je pense au groupe Ni Québec, ni Canada). Cela entraîne toute une réflexion sur notre rapport à la colonisation et à l’occupation du territoire. Par exemple, qu’est-ce qu’un « espace autonome », s’il se situe sur des terres volées aux autochtones lors de la colonisation ? Comment reconnaître que nous participons aussi aux dynamiques coloniales, si nous avons des origines européennes ? Par exemple, tu parles du rapport colonial entre la France et l’Algérie. C’est très important, évidemment, et encore vivant autant en France qu’en Algérie. Mais vu du Québec, on sait que la France a aussi une dette coloniale au Québec, et même une « responsabilité » historique quant au choc de la colonisation européenne subit par des populations autochtones (il faudrait ici aussi parler de « crime contre l’humanité », dont sont responsables l’État canadien, mais aussi les États français et anglais).
Si les anarchistes du Québec ont donc tendance à être « canadiens » (multiculturalistes, etc.), il me semble avoir constaté (je peux me tromper) que les anarchistes en France reprennent en leurs termes une pensée républicaine et à prétention « universaliste », soit l’idéologie officielle du régime en place (comme, au Québec, les anarchistes parlent le langage du multiculturalisme). J’ai entendu des anarchistes en France tenir des propos qui auraient fait sourire ou grincer des dents au Québec, par exemple rejeter l’alternance des tours de parole hommes-femmes sous prétexte qu’il faudrait alors aussi en réserver « pour les arabes, les nains, les baleines à bosse » (un argument républicain universaliste basique).
Je suis conscient que j’avance en terrain miné avec mes spéculations (je sais qu’il y a aussi des anars en France qui pratiquent ou acceptent la non-mixité féministe, qui combattent l’islamophobie, etc.). Mais je me permets d’avancer encore un peu et de suggérer que ce que je viens de dire est vrai aussi pour le sens des mots, c’est-à-dire qu’il n’est pas toujours le même selon le temps et le lieu. Au Québec, le mot « communautaire » n’a pas du tout le même sens qu’en France ; nous l’employons dans le sens d’associatif — les « groupes communautaires » sont des organismes associatifs, dont le mandat n’est pas défini par une identité ethnique ou de sexe.
Je suis aussi conscient qu’il faudrait préciser comment les mots, qui évoquent des principes officiels (multiculturalisme, laïcité, etc.), sont repris par des anars et traduits dans les luttes internes des milieux de gauche et d’extrême gauche, pour favoriser telle organisation, telle tendance, consolider des jeux d’alliance ou, au contraire, confirmer de vieilles rivalités, etc. (comme me l’a judicieusement suggéré Émeline Fourment). J’imagine bien que le mot « race » sent le soufre pour des anarchistes en France, sans doute parce que certains ont été fortement influencés par les débats officiels au sujet de la Constitution française en 2013 pour biffer le mot « race », et sans doute aussi par l’histoire et l’actualité de l’extrême droite et du fascisme français. Or le mot « race » que l’on retrouve dans les textes au sujet de l’intersectionnalité a été proposé par des auteures africaines-américaines antiracistes, dans le triptyque « sexe, race, classe ». Ce n’est pas nouveau, cela dit. Dans les années 1970, Angela Davis, ancienne membre des Black Panthers, a signé un livre intitulé (en anglais et en français) Femmes, race et classe. Je n’ai jamais entendu de débat au sujet du titre de ce livre, pas plus qu’au sujet du livre de la sociologue féministe française Colette Guillaumin (à la peau blanche), Sexe, race et pratique du pouvoir. De même, la féministe québécoise Diane Lamoureux, qui vient de traduire en français le livre La Pensée féministe noire, de Patricia Hill Collins, explique dans sa préface ses choix de traductrice pour certains mots, comme blanchitude (inspiré de négritude) ou blanchité, mais elle ne semble pas juger opportun de s’excuser d’avoir gardé le mot « race » dans la version française.
Si on refuse l’utilisation que des féministes africaines-américaines font du mot « race », alors on devrait aussi refuser de lire Bakounine, parce qu’il a écrit un livre intitulé Dieu et l’État. Or, si Dieu n’existe pas, parler ainsi de « Dieu » ne fait que conforter les croyantes et croyants dans leur foi ! Pour éviter d’utiliser le mot « Dieu », parlons plutôt d’une « entité imaginée et divinisée ». Nous aurions donc le slogan anarchiste : « Ni entité imaginée et divinisée ! Ni maître ! ».
Désolé pour mon sarcasme…
Je considère que les anarchistes devraient être enthousiastes face à l’approche intersectionnelle, puisqu’elle propose de prendre au sérieux et de combattre tous les systèmes et toutes les formes possibles de domination, d’oppression, d’appropriation et d’exclusion. N’est-ce pas ce que propose aussi, en principe, l’anarchisme ?
Or, il faut des mots pour nommer des catégories socialement et culturellement construites, soit le sexe, la race et… la classe. Oui, oui : la classe aussi. Pour plusieurs au XIXe siècle, et sans doute encore aujourd’hui, la classe sociale est fortement influencée par la biologie et l’hérédité. On considère souvent que l’on est riche de père en fils, et pauvres de mère en fille, d’où l’idée que les mères pauvres ne devraient pas avoir trop d’enfants. L’héritage consacre officiellement et légalement l’influence biologique dans le système de classes, ainsi que les mariages qui ont lieu le plus souvent entre membres d’une même classe sociale, les choix des écoles et des activités pour les enfants, etc. En d’autres mots, la classe a beau être une construction sociale, notre appartenance de classe est fortement influencée par notre naissance.
Mais ce n’est pas parce que vous dites « classe » que vous défendez une conception biologique de la classe, ni surtout que vous défendez le système capitaliste. De même, vous pouvez dire « sexe » ou « race » sans défendre le sexisme ou le racisme. On peut évidemment préférer parler d’une « personne racisée » ou « racialisée », pour éviter le mot « race ». Mais l’important pour des anarchistes devrait-il être de s’insurger — en public — contre l’utilisation du mot « race » dans des textes écrits par des africaines-américaines antiracistes, ou de se mobiliser contre le racisme de « nos » États, dirigé aujourd’hui en particulier vers les populations « arabes » musulmanes ? Je vois mal en quoi dépenser son énergie à contrer l’utilisation du mot « race » aura beaucoup d’impact sur ce type de racisme culturaliste, au nom duquel on justifie des lois d’exception et des invasions militaires qui devraient horrifier les anarchistes (selon moi).
Mais j’ai trop parlé : sans doute sauras-tu me dire que je n’ai pas tout compris au sujet des anarchistes en France, mais aussi qu’il y a tout de même des réseaux qui adoptent une analyse intersectionnelle. Pourquoi, selon toi, ça passe dans certains réseaux, et pas ailleurs ?
Irène : Avant de répondre directement à ta question, je voudrais te rejoindre sur le caractère très franco-centré de l’approche en France. Par exemple, je travaille beaucoup en ce moment sur les questions éducatives dont on sait qu’elles ont occupé une grande place dans l’histoire de l’anarchisme. Je me suis d’abord intéressée aux expériences anarchistes éducatives en France à la Belle Epoque, puis au mouvement Freinet dans lequel sont engagés nombre de militants libertaires encore actuellement. Mais, je ressentais une certaine insatisfaction du fait du caractère pas assez « politique » à mon goût des approches pédagogiques au sein du mouvement Freinet dans le contexte présent. Je me suis donc tournée vers la littérature étrangère pour voir ce qui s’y passait. C’est là que j’ai constaté que dans les aires linguistiques ibériques et anglaise, depuis les années 1980, avait émergé dans la continuité des travaux de Paulo Freire un mouvement pédagogique riche : la pédagogie critique. Pendant ce temps-là, la France était restée totalement étrangère à cet état de fait, alors que partout ailleurs les enseignants engagés en faveur de la transformation sociale se reconnaissent généralement dans cette étiquette de pédagogue critique. Or parmi les idées qui sont très présentes dans ce mouvement, je voudrai en signaler deux. La première, c’est que Freire, du fait d’un séjour d’enseignement aux États-Unis, a rencontré des féministes noires américaines, comme bell hooks, et il a acquis la conviction qu’il ne pouvait pas se limiter à définir l’oppression par la seule classe sociale, mais qu’il s’agissait de lutter également contre l’oppression de sexe et de race. La seconde idée, qui est très présente dans la pédagogie critique, comme dans le féminisme, c’est l’importance de l’expérience vécue de l’oppression.
Or je pense que l’adoption d’une analyse intersectionnelle, en France, est tout d’abord liée à une certaine « positionnalité »[21] et à l’expérience sociale subjective de l’oppression que cela construit. En réalité, avant même que la notion d’intersectionnalité arrive en France, il y avait tout un courant de recherche autour de la sociologue Danièle Kergoat qui cherchait à articuler les rapports sociaux de sexe et de classe depuis les années 1970. Mais ce travail mené par Danièle Kergoat n’est pas étranger à sa trajectoire sociale personnelle. De même, au milieu des années 2000, les chercheuses qui renouvellent ces questions en France, en s’intéressant au féminisme noir américain, comme Elsa Dorlin ou Jules Falquet, sont des personnes qui ont une trajectoire personnelle qui renvoie à une position intersectionnelle en termes de sexe, de sexualité ou de race. Cette génération de chercheuses a eu une influence sur des étudiantes et des militantes qui ont également contribué à diffuser dans le milieu militant, en particulier libertaire, ces thématiques. C’est le cas à Alternative libertaire, je suppose à la CGA, ou encore dans le milieu TPG (transpédégouine). Cette positionnalité, on la retrouve également dans certains collectifs militants comme les LOCS (Lesbiennes of color) qui développent du fait même de la nature de leur collectif (l’aide aux lesbiennes migrantes ou réfugiées) une approche intersectionnelle de fait.
Cette dimension est souvent mal comprise par les militants anarchistes hommes, blanc, hétéro, cisgenre. Ils interprètent cela comme le fait qu’ils n’auraient pas le droit au chapitre par leur nature (biologique), sans comprendre que c’est leur position sociale qui tend à les rendre aveugles à certaines questions. Nombre de militants anarchistes hommes que je connais pensent que leur vision classique de l’anarchisme suffit à répondre à tous les problèmes et ils ne se rendent pas compte qu’ils peuvent invisibiliser et prendre des positions qui sont dommageables à des groupes dont ils n’ont même pas conscience des problématiques et des difficultés qui se posent pour elles et eux. Ce sont des personnes qui n’ont jamais réfléchi à l’expérience subjective et aux difficultés au quotidien que peuvent vivre une femme, une personne racisée, homosexuelle, transgenre ou en situation de handicap (car il y a des approches sociales du handicap très intéressantes donnant lieu à une critique du validisme qui sont intégrées à l’intersectionnalité). Par exemple, dans un article que j’ai traduit sur la pédagogie queer, l’enseignante, qui précisait dans son texte qu’elle était lesbienne, expliquait comment elle ne faisait jamais allusion à une vie de couple pendant les cours, comment l’une de ses craintes était que les étudiants lui posent directement la question ou encore de retrouver des graffitis à caractère homophobe la concernant dans l’établissement. Autant de craintes subjectives qui n’animent pas des enseignants hétérosexuels.
Il est tout à fait significatif qu’un autre point qui a cristallisé les débats en France dans les milieux libertaires, c’est la question de la non-mixité des racisé-e-s[22], comme parfois encore celle des groupes non-mixte anarcha-féministes. C’est là un point qui me semble relever d’un désir irrationnel de contrôle d’un groupe dominant sur un groupe subalterne. J’anime parfois des stages d’auto-défense féministe. Il m’arrive souvent alors d’être contrainte de justifier la non-mixité. Mes interlocuteurs hommes, qui me poussent à cela, montrent alors des signes de gêne quand je leur demande en quoi ils peuvent avoir besoin de se défendre contre une personne qui leur met la main sur la cuisse ou aux fesses, tente de les embrasser de force ou se frottent à eux dans les transports en commun. D’une certaine manière, c’est pourtant le mouvement libertaire, qui avec l’autonomie ouvrière, a justifié l’idée qui est la base de la non-mixité : les opprimé-e-s doivent pouvoir se retrouver entre elles et eux pour parler et surtout décider sans avoir à subir dans leur propres collectifs militants la domination de leurs oppresseurs.
Personnellement, j’ai tendance à penser qu’au Québec, cette question de la non-mixité de sexe au moins est réglée. Je suppose, d’après ce que tu m’as dit auparavant, que cela doit être également le cas pour celle concernant les racisé-e-s. Est-ce que je me trompe ?
Francis : Ce serait sans doute mieux d’en parler directement avec les personnes concernées, car je suis justement un de ces hommes assigné homme à la naissance (cisgenre), à la peau blanche et hétérosexuel, et même d’âge moyen et de classe moyenne aisée doté d’un fort capital culturel (je suis prof d’université et je publie des livres et suis invité dans les médias). Bref, je dis parfois que je suis un mâle alpha. Ce n’est sans doute pas pour rien que j’étais plutôt réfractaire au départ au queer, et plus récemment aux trans. Il m’a fallu de nombreuses discussions et bien des lectures pour dépasser les quelques arguments que j’avançais (en fait : des préjugés camouflés en arguments), comme s’il s’agissait d’idées originales et pertinentes auxquelles les queers ou les trans n’auraient jamais réfléchi avant que j’y pense… Or, je n’ai jamais eu de souci avec la non-mixité des autres, par exemple des féministes. J’ai toujours trouvé étonnant la virulence de certains hommes qui s’énervent devant la non-mixité comme s’il s’agissait d’un crime de lèse-majesté… D’un point de vue un peu trivial, je peux me dire que j’ai bien d’autres choses à faire pour m’occuper, lorsque je suis exclu d’un événement (réunion, discussion, manifestation, etc.) en tant qu’homme à la peau blanche. Ce n’est pas si grave. Plus sérieusement, je peux surtout penser qu’il est juste et légitime, pour des subalternes, de se retrouver ensemble et sans dominants. Après tout, c’est bien ce que font les syndiqués dans leurs comités et leurs assemblées, où les patrons et les cadres supérieurs ne sont pas invités. Enfin, je me dis que même les anarchistes aiment bien avoir des moments entre anarchistes, non ? C’est l’idée des collectifs anarchistes, des maisons d’édition anarchistes, des radios anarchistes, etc. Nous n’excluons pas que nos ennemis, comme les fascistes, de certains de nos événements et de nos activités, mais aussi parfois même des anarchistes d’autres tendances, quitte à se retrouver ensemble lors de convergences et de coalitions.
Même si je crois bien que la non-mixité féminine est mieux acceptée au Québec qu’en France, elle est aussi régulièrement remise en cause, par exemple dans les syndicats où la légitimité des « comités femmes » est questionnée ou dans le mouvement étudiant, où des critiques s’élèvent contre des féministes qui proposent d’organiser des manifestations uniquement de femmes, par exemple de 8 mars ou sur le thème de « La nuit, la rue, femmes sans peur ». Je crois que la non-mixité en termes de race est plus rare au Québec, dans les réseaux mixtes de gauche et d’extrême-gauche, mais je n’ai jamais entendu des anarchistes s’en émouvoir publiquement, sauf peut-être en une ou deux occasions. Dans le cadre de mobilisations autochtones, par exemple des occupations de terres avec barricades, il est généralement entendu que les anarchistes qui s’y joignent sont des auxiliaires, c’est-à-dire que l’initiative et le processus de prise de décision doit rester entre les mains des autochtones[23]. Il s’agit d’un respect de l’autonomie des luttes, d’une compréhension des processus d’émancipation qui se résume par le slogan : « Ne me libérez pas, je m’en charge ! » Le réseau anarchiste anglophone diffuse plusieurs brochures produites par les réseaux africains-américains ou autochtones, qui offrent des réflexions pour mieux distinguer les postures d’« allié » (qui agit souvent de manière autonome pour « sauver » l’autre, ou se limite à l’expression d’une vague solidarité ou d’un appui ponctuel et distancié), d’« auxiliaire » (qui aide sur demande, effectue des taches peu valorisées, mais sans trop prendre de risque) et de « complice » (qui accepte de prendre des risques, y compris en solitaire en se confrontant directement à d’autres hommes à la peau blanche, au risque de perdre des camarades et des amis et de froisser des collègues).
Mais j’ai de la difficulté à croire que la situation soit si sombre dans les milieux anarchistes en France : avec l’islamophobie au pouvoir, la guerre en Afrique et au Moyen Orient, les lois d’urgence, et le FN qui attend son heure, n’est-ce pas un bon contexte pour mobiliser l’analyse intersectionnelle ? Et comme je le mentionnais, je connais bien des camarades en France qui ont intégré le féminisme à leur anarchisme (et vice versa), qui s’insurgent contre l’islamophobie, etc.
Irène : Les militants anarchistes sont investis dans les luttes de soutien aux migrants ou encore dans la lutte antifa contre l’extrême droite et le confusionnisme. Mais, il arrive que l’articulation soit difficile entre la lutte contre les conservatismes religieux et la lutte contre l’islamophobie. Des militants libertaires ont été impliqués contre les réseaux d’extrême droite et religieux conservateurs au moment du « mariage pour tous »[24] ou encore de la « journée de retrait » contre le genre à l’école. Néanmoins, il est intéressant de rappeler qu’à ce moment-là une autre polémique, absurde à mes yeux, avait eu lieu dans le mouvement libertaire au sujet du « genre ». Dans les milieux de la critique radicale de la technique et anti-industriels certains se sont élevés contre la notion de genre[25] voyant dans le constructivisme social un avatar du constructivisme technologique. Là encore, par simplification, on a pris la partie pour le tout. Certes, il existe des approches du genre technophiles du côté de Donna Haraway ou encore de Paul B. Preciado. Néanmoins, ces critiques omettaient de souligner que la déconstruction de la binéarité de genre avait été initiée par des anthropologues féministes matérialistes en étudiant les sociétés traditionnelles et en montrant qu’il existait des personnes dans ces sociétés qui n’étaient pas assignées à un des deux genres dominant. De même, ces critiques ne précisaient pas que les approches de genre peuvent se combiner dans des analyses écoféministes pour critiquer l’industrialisme[26].
Mais le blocage comme je l’ai dit se trouve également relativement à la notion d’islamophobie. Il faut dire qu’en France, en général, nombre de personnages médiatiques véhiculent l’idée que cette notion serait issue des milieux islamistes. On peut néanmoins s’étonner là encore de cette réduction : le Conseil de l’Europe en 2016 déplore l’accroissement en France des actes antisémites et islamophobes – or ce n’est pas une organisation islamiste. Il me semble qu’il est possible d’effectuer une analogie entre l’attitude des libertaires vis-à-vis de l’islamophobie et leur attitude vis-à-vis de l’affaire Dreyfus. Certains libertaires ne voulaient pas soutenir une personne israélite à cause de l’association que l’on pouvait trouver parfois dans l’imaginaire anticapitaliste de l’époque entre la finance internationale et le judaïsme. Heureusement, des anarchistes de l’époque ont vu au-delà du fait que Dreyfus, était un militaire issue d’une famille bourgeoise, dans cette affaire, une lutte contre une injustice produite par cet appareil d’État qu’est l’armée. Dans le cas de l’islamophobie, il ne s’agit pas de soutenir une religion, mais de considérer qu’une personne n’a pas à être physiquement agressée dans la rue simplement parce qu’elle porte un voile ou qu’une personne n’a pas à subir de discriminations simplement parce qu’elle est musulmane. Il ne me semble pas que défendre le droit à la critique des religions implique de laisser se légitimer que des actes injustes soient perpétrés contre des minorités religieuses – que cette personne porte une kippa ou un voile musulman. Ce qui est intéressant dans le rapport du Conseil de l’Europe, c’est qu’il souligne aussi bien dans le cas de l’islamophobie, de la romophobie ou de l’homophobie et de la transphobie, le fait que le personnel politique français par ses propos contribue à banaliser ces idées. Les anarchistes par leur critique de l’État en général peuvent justement contribuer à jouer un rôle dans la critique spécifique du racisme d’État : politiques anti-migratoires, politiques sécuritaires et policières ciblées contre les personnes issues de l’immigration…
Je me demandais si justement au Québec, les milieux libertaires avaient été également impactés par des controverses semblables – critique de la technique vs. genre ou encore athéisme vs. islamophobie – ou est-ce que ce sont des débats franco-français ?
Francis : L’islamophobie n’est pas un terme qui pose problème pour les anarchistes au Québec, à tout le moins à ma connaissance. Lors du Salon du livre anarchiste de Montréal en 2015, par exemple, trois anarchistes ont présenté un atelier intitulé : « Perspectives anarchistes anti-racistes contre l’Islamophobie au Québec ». Évidemment, on pourrait espérer proposer un terme plus englobant qui ne désigne pas que la peur (phobie), mais aussi le mépris et même la haine à l’égard de Musulmanes et Musulmans. Mais c’est ce mot qui est utilisé ici au Québec et c’est la première fois que j’entends cette théorie qu’il aurait été inventé par des islamistes (ici, ce sont les réactionnaires et les conservateurs très en vue qui reprochent à ce mot d’être utilisé par les progressistes et les « bien-pensants » pour les censurer). Cela dit, il y a aussi au Québec des adeptes de la « laïcité », un terme surtout utilisé aujourd’hui pour mieux critiquer l’islam et surtout les femmes musulmanes qui portent le foulard (certains en font une véritable obsession) ; c’est le cas même dans le mouvement féministe, par exemple lors des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, qui ont duré deux ans et qui ont été le lieu d’un affrontement assez dur entre des partisanes de l’approche intersectionnelle (défendue, entre autres, par la Fédération des femmes du Québec) et des tenantes de la laïcité universaliste (défendue, entre autres, par Pour le droit des femmes)[27].
Les mobilisations pour la laïcité (et contre l’islam et les musulmanes qui portent un foulard) sont généralement associées à un parti de droite aujourd’hui disparu, l’Action démocratique du Québec (ADQ), qui avait lancé un débat au sujet des « accommodements raisonnables », et au Parti québécois (PQ), un parti souverainiste qui a pris un virage identitaire pour récupérer des votes chez ses adversaires, aux dépens d’une certaine tolérance. Ces deux partis ont une grande responsabilité quant à la crispation des débats publics sur ces questions, au Québec. Par leurs déclarations publiques et leurs manœuvres politiques, ils ont ouvert la voie à un racisme décomplexé. Notre statut d’ancienne colonie française encore fortement influencée par la France n’a pas arrangé les choses, puisque le Québec compte nombre de « passeurs » qui nous ramènent les débats de France sur le foulard (par ex., le chroniqueur Christian Rioux, du journal Le Devoir, ou Mathieu Bock-Côté, qui signe aussi des textes dans Le Figaro).
Cela dit, si je peux me permettre encore une fois une comparaison avec les anarchistes en France et au Québec, je dois dire que j’ai été plutôt surpris d’entendre un camarade français déclarer lors d’un débat sur la spiritualité et l’anarchisme, dans un café à Paris, « qu’en tant qu’anarchiste, on a le droit de critiquer toutes les religions, même l’islam ». Il s’agit d’un autre argument républicain — ou même libéral — plutôt basique. Bien sûr, les anarchistes ont « le droit » de critiquer toutes les religions, mais est-ce si important aujourd’hui pour les anarchistes ? À peu près tout le monde s’entend pour dire et répéter que l’islam produit une barbarie inhumaine, que ce soit sous la figure des talibans, d’al-Qaïda et de l’État islamique. Est-ce qu’ajouter la voix des anarchistes à ce chœur est vraiment utile pour que progressent les valeurs anarchistes comme la solidarité et le cosmopolitisme, l’antiracisme et l’antimilitarisme? Que gagnent les anarchistes à élever leurs voix contre l’islam, alors que l’islamophobie est l’idéologie officielle justifiant une guerre permanente, et que les communautés musulmanes sont étroitement surveillées par la police, sans compter les discriminations systémiques et les attaques verbales et physiques dans l’espace public (il y a plusieurs semaines, à Québec, un euro-québécois a attaqué une mosquée et a abattu 6 Musulmans, en blessant plusieurs autres, dont un qui est depuis dans le coma).
L’histoire, pourtant, nous apprend que les anarchistes ont souvent été la cible de racisme : Sacco et Vanzetti étaient non seulement des anarchistes, mais aussi des Italiens, alors une sorte de sous-race européenne composée de gens pauvres, incultes et malpropres qui ne sauraient s’assimiler à l’Amérique du Nord. Ces Italiens n’étaient pas vraiment des « Blancs ». Quand un anarchiste italien a assassiné l’impératrice Sissi à Genève, il y a eu des émeutes contre des boutiques et des cafés italiens. De même pour tant d’anarchistes d’origine juive (Emma Goldman et des milliers d’autres) : on les présentait en Amérique du Nord comme des individus non seulement incapables de s’intégrer, mais dont les valeurs religieuses, culturelles et politiques étaient dangereuses pour la stabilité sociale et politique. Au début du XXe siècle aux États-Unis, la Loi sur l’Immigration était aussi connue sous le nom de Loi d’exclusion des anarchistes, puisqu’il s’agissait de freiner l’influence des anarchistes d’origine étrangère.
Cela dit, dans les années 1920 et 1930, des anarchistes et des communistes d’origine juive à Montréal s’amusaient à manger des sandwichs au jambon devant des synagogues, par provocation antireligieuse. Soit. Mais il me semble que ce genre d’action n’a pas le même sens quand ce sont des anarchistes et des communistes d’origine juive qui les mènent, que quand ce sont des anarchistes d’origine catholique, par exemple, car il y a alors un risque réel de faire le jeu de l’antisémitisme et du fascisme (dans les années 1930, des fascistes québécois fracassaient les vitrines de commerces juifs à Montréal, sur le boulevard St-Laurent). Je me vois mal, en tant que non musulman, aller manifester aujourd’hui devant une mosquée, considérant le contexte politique, y compris international ; peut-être faudrait-il aussi s’informer de l’avis des camarades anarchistes d’origine musulmane… s’il y en a dans nos réseaux.
Même si la situation n’est pas la même (en particulier parce que les djihadistes ne sont pas anarchistes), il me semble que cette histoire de l’anarchisme peut nous aider à réfléchir à la situation actuelle. Il faut prendre au sérieux les idées et les principes de l’anarchisme pour s’affirmer comme anarchiste, mais il faut aussi savoir lesquels doivent primer dans certaines circonstances et selon les contextes. Les anarchistes sont anticléricaux, soit, mais aussi antiracistes, solidaires et internationalistes. Ainsi, Véronique Hébert, une dramaturge métis Atikamekw originaire de Wemotaci, a présenté une performance collective intitulée Les Mots qui n’existent pas, au Festival de Théâtre Anarchiste de Montréal en 2013, puis au Festival Présence autochtone. Un de ses personnages explique que l’anarchie signifie à la fois absence de domination et « multiplicité face à l’unicité ».
À Montréal, des anarchistes ont été très impliqués dans la défense de musulmans emprisonnés à la faveur d’un « certificat de sécurité » qui permet de détenir sans accusation (et donc sans procès à venir). Des anarchistes ont aussi participé à l’organisation du Forum de la commission populaire qui dénonçait, entre autres, les mesures répressives de « sécurité » en matière d’immigration. Des anarchistes (surtout anglophones et racisés) ont participé à l’organisation de manifestations dans le cadre du débat sur les « accommodements raisonnables ». Des anarchistes se sont aussi mobilisés contre des tentatives d’implantation de Pegida (Européens patriotes contre l’islamisation) à Montréal. Ce ne sont que quelques exemples d’initiatives diverses impliquant des anarchistes solidaires des musulmanes et des musulmans qui subissent au quotidien l’effet de l’islamophobie.
J’imagine bien que de telles situations sont aussi possibles en France, mais j’imagine aussi — je spécule — que les attentats islamistes contre Charlie, puis au Bataclan et à Nice, ont provoqué des ondes de chocs dans les réseaux anarchistes en France, et qu’il y a des effets de résonances entre les discours de l’État et ceux de certains anarchistes sur l’islam et la laïcité. Je repense aussi à cette idéologie officielle si forte du républicanisme universaliste, que des anarchistes peuvent adopter sans apparaitre trop incohérents par rapports à certains principes anarchistes. Peut-être que tout cela rend plus difficile, chez vous, des alliances entre des anarchistes à la peau blanche et des musulmanes et musulmans. Je me demande aussi si le poids de l’anticléricalisme n’est pas plus lourd dans les milieux anarchistes en France (est-ce aussi une question de génération ? — le milieu anarchiste au Québec est très « jeune ») ; les anarchistes d’ici sont dans la très grande majorité athées, mais cette tradition anticléricale y est moins prégnante (quoique l’athéisme de certains anarchistes peut aussi miner leur intérêt envers des mobilisations autochtones, souvent marqué par un discours très spirituel, en particulier chez les femmes). C’est curieux, puisque le Québec s’est laïcisé tardivement dans les années 1960. Mais je ne crois pas que le poids de l’Église catholique soit aujourd’hui aussi important au Québec qu’en France, comme on a pu le constater avec les mobilisations homophobes contre le mariage pour toutes et tous. Si la France se dit laïque, l’Église de France me semble encore bien trop influente et puissante : ce serait peut-être une cible plus légitime que l’islam, pour des anarchistes qui ne sont pas d’origine musulmane… Mais ça, évidemment, c’est à vous d’en convenir.
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Pour prolonger sur Grand Angle : voir Francis Dupuis-Déri, « Que faire de l’État dans la théorie de l’intersectionnalité? Une réflexion anarchiste ». Date : 04-03-2017.
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