Par Adeline (AL Paris nord-est)

Le principe de l’éducation populaire, c’est de promouvoir, en dehors du système d’enseignement traditionnel, une éducation visant le progrès social. Elle a pour concepts-piliers l’émancipation  ; la conscientisation  ; le développement du pouvoir d’agir et la transformation sociale. Elle associe les axes personnel, collectif et politique.

S’écartant de la victimisation et d’un humanisme paternaliste, elle veut développer la puissance d’agir : pouvoir intérieur, pouvoir de, pouvoir sur. Le tout sans tomber dans l’excès inverse : le slogan néolibéral culpabilisateur du type « Si tu veux, tu peux ».

Au travers des processus d’éducation populaire, il s’agit, individuellement et collectivement, d’affirmer sa dignité, de s’auto-éduquer, de prendre conscience des rapports sociaux et de construire une force collective, apte à imaginer et à agir pour la transformation sociale.

Deux objectifs pour cela : « s’autoriser à », et souhaiter améliorer la société.

1er OBJECTIF : « S’AUTORISER À »

Ici, il s’agit de gagner en audace, en créativité, en capacité à penser par soi-même ; de se questionner sur l’état des choses tel qu’il est ; de comprendre qu’il n’est pas immuable ; de s’autoriser à, de se sentir habilité à, de se sentir capable de, de ne pas s’autocensurer ni s’autolimiter à la place qui nous est assignée par les rapports sociaux, le genre, la culture d’origine ; de favoriser une éducation de toutes et tous par toutes et tous, une valorisation des savoirs de chacun.

La première étape de l’émancipation, c’est de prendre conscience des rapports de domination subis, que ceux-ci soient structurels (principalement le racisme, le patriarcat, le capitalisme, l’hétéronormativité) ou propres à chaque groupe (par exemple l’ancienneté, le savoir…). Il s’agit de « tuer les flics qu’on a dans la tête », pour reprendre une formule d’Augusto Boal (l’initiateur du Théâtre de l’opprimé [1]) et de se libérer des dominations que nous avons intériorisées.

Rien à voir, donc, avec le «  développement personnel  » dont débordent les rayonnages des librairies et, qui, lui, propose des méthodes pour être heureux malgré les rapports de dominations subis.

Savoir que l’aliénation existe ne suffit pas. Les fumeurs et les fumeuses savent que « fumer nuit gravement à la santé ». Les femmes savent que les portes des écoles d’ingénieurs ne leur sont pas formellement fermées. Mais seule une prise de conscience, provoquée par une affectation particulière peut entraîner l’émancipation d’une aliénation.

Par ailleurs, le stigmate peut entraîner une appropriation et une justification de ce qui peut paraître infamant : « On dit ça de moi ? Je vais finir par le penser de moi-même, et l’assumer et même vouloir être ainsi. »

Quatre niveaux de conscientisation

À la suite de Colette Humbert, une pédagogue proche des idées du Brésilien Paul Freire, on peut identifier quatre niveaux de conscientisation :

  • la conscience soumise, tout d’abord, n’entraîne qu’un sentiment d’impuissance ;
  • la conscience précritique ensuite, nous conduit à mettre des mots sur les choses et à nous situer dans les rapports sociaux.
  • la conscience critique intégratrice nous pousse à vouloir faire bouger les choses mais sans pour autant être prêt à tout remettre en cause.
  • la conscience critique libératrice, enfin, nous fait constater qu’agir dans le cadre ne suffit pas, et nous pousse à agir collectivement pour changer le cadre.

2e OBJECTIF : SOUHAITER UNE AMÉLIORATION DE LA SOCIÉTÉ

Le second objectif de l’éducation populaire, c’est de provoquer l’envie – irrésistible, si possible – d’améliorer la société.

Dans ce cadre, il va s’agir d’aller d’un pouvoir intérieur vers un pouvoir de, puis à un pouvoir sur. Il faut libérer son imaginaire, oser l’utopie (un horizon peut-être inatteignable, mais qui structure l’action) et se donner des objectifs atteignables en termes d’action (car ce qui peut enlever du pouvoir d’agir, c’est de s’attaquer à quelque chose de trop grand pour nous, sur lequel on n’a pas de prise).

Il faut s’efforcer d’accroître la conscience d’appartenir à une société, et d’avoir une responsabilité politique au sein de cette société. Il s’agit de pratiquer la démocratie et l’autogestion.

Pour augmenter ce qu’on appelle la puissance d’agir, il faut se mettre dans une dynamique où l’on va produire l’histoire, et pas seulement la subir. D’où l’idée de ne pas s’arrêter à un pouvoir de, mais de viser justement un pouvoir sur, qui donnera le sentiment que oui, on peut transformer la société.

DE LA DIVERSITÉ DES STRATÉGIES

Tout comme l’action politique, l’éducation populaire peut investir trois niveaux stratégiques :

1. Sans le pouvoir

Les expériences alternatives menées en dehors du système dominant ont valeur d’exemplarité, même si leur généralisation semble impossible : les Amap ne vont certainement pas entraîner l’extinction des hypermarchés, la presse indépendante ne va pas ruiner les grands groupes de médias, les écoles alternatives ne vont pas saper les bases de l’Éducation nationale et les quelques coopératives autogérées qui existent ne vont pas liquider le mode de production capitaliste. Néanmoins, ces « alternatives en acte » constituent des contre-exemples, la preuve qu’on peut faire autrement, que le modèle capitaliste n’est pas le seul possible.

2. Contre le pouvoir

S’opposer au système en place, le remettre en cause, en dénoncer la violence et l’absurdité, c’est aussi constitutif de l’éducation populaire. L’action politique a des effets sur la société, mais plus encore sur les militantes et les militants qui, à mesure qu’ils embrassent une cause, « tuent les flics qu’ils ont dans la tête ». La contestation du système, même la moins radicale, relève de cette démarche. Elle constitue parfois le premier pas vers les idées révolutionnaires.

3. Avec le pouvoir

Il peut exister des espaces de subversion au sein du système. C’est ce que peuvent pratiquer par exemple, à force de patience et d’opiniâtreté, les partisanes et les partisans d’une alternative pédagogique qui agissent au sein de l’Éducation nationale, ou bien les militantes et les militants autogestionnaires qui travaillent dans les structures institutionnalisées dites d’éducation populaire.

Qu’on le veuille ou non, ces trois stratégies interagissent, et c’est tant mieux. Si la séparation était étanche, le risque serait que chacune, s’autosuffisant, se déconnecte d’un projet de transformation globale (pour la première), réelle (pour la deuxième) et radicale (pour la troisième) de la société.

CONTRE LA CULTURE COMME PRODUIT DE CONSOMMATION

L’éducation populaire est souvent confondue avec l’animation socio-culturelle. C’est le résultat de politiques publiques qui ont neutralisé son pouvoir critique,

et qui ont obtenu que bien des associations s’autocensurent pour correspondre à ce qu’on attendait d’elles.

Pourtant, l’éducation populaire n’a rien de commun avec la notion de « loisir », qui, comme l’écrit Jean Foucambert, de l’Association française pour la lecture, n’est jamais que « du temps gagné sur le travail spolié, du temps pour oublier le travail, pour tenter de s’en remettre. Et s’y remettre. » [2]

« L’éducation populaire est une pratique culturelle de résistance, a écrit le pédagogue belge Jean-Pierre Nossent. Ou plus exactement de mise en œuvre d’une culture de la résistance. Résistance à quiconque voudrait réduire les individus et les groupes sociaux à un objet pour le capitalisme qui tente de les enchaîner au service de biens de consommation, tant par leur inclusion dans son système que par l’exclusion de certains. » [3]

La culture est un outil de dignité pour les peuples. Mais par culture, il ne faut pas entendre la production d’« œuvres » par des « artistes » estampillés, que le bon peuple se doit d’admirer pour être reconnu comme « cultivé ».

Ce qui compte, encore une fois, c’est d’encourager toutes et tous à œuvrer. Il est moins question d’amener les gens à « la culture » que de favoriser l’expression de la leur, ou tout du moins de leur identité.

UNE PÉDAGOGIE DE LA DÉMOCRATIE

Parce qu’elles ont pour objectif de politiser le plus grand nombre, les démarches d’éducation populaire constituent une pédagogie de la démocratie.

S’agit-il de «  civisme  » ou de « citoyennisme »  ?

Nullement. Là où l’éducation civique communément pratiquée, notamment dans le système scolaire, vise le maintien de l’ordre et de la paix sociale – voter utile, ramasser le papier par terre, tenir la porte à la vieille dame –, l’éducation populaire ambitionne de faire émerger des esprits critiques, revendicatifs, contestataires. Non pas pour se singulariser et prendre la pose du rebelle grande gueule, mais pour susciter l’action collective.

C’est une démarche qui encourage la montée en puissance des personnes, individuellement et collectivement. Elle s’appuie sur la mémoire des luttes, et pratique une démocratie vivante, c’est-à-dire autogestionnaire.

« Une société sans une certaine tolérance vis-à-vis de la conflictualité ne se condamne pas à la paix et l’harmonie, elle se condamne à l’affrontement », disait le philosophe Miguel Benasayag dans une interview après la mort de Rémi Fraisse à Sivens [4]. Et c’est vrai. Parce qu’ils sont indispensables à un fonctionnement démocratique, l’éducation populaire valorisera toujours la conflictualité, les débats contradictoires, la complexité de la pensée et l’absence de solutions miracles, venant résoudre tous les problèmes de l’extérieur.

LE LEURRE DE LA « PARTICIPATION »

Dans l’après-guerre, le gaullisme s’est efforcé d’apaiser la lutte des classes en encourageant la collaboration entre les capitalistes et leurs salarié-e-s.

Ce fut la création des comités d’entreprise, de la participation aux bénéfices, et de ce serpent de mer qu’on nomme l’actionnariat salarié.

Mai 68 et la décennie d’« insubordination ouvrière » qui s’est ensuivie a relancé l’idée que les travailleuses et les travailleurs devaient avoir plus de pouvoir dans l’entreprise. Dans sa version révolutionnaire, cette idée conduisait à l’autogestion socialiste.

Dans sa version contre-révolutionnaire, elle a conduit au « management participatif » et à ses divers gadgets (cercles de qualité, groupes d’expression, groupes de projet…) qui permettent d’aspirer les bonnes idées des travailleurs sans jamais les laisser décider sur les questions importantes.

Dans les années 1990, cette stratégie de management participatif a connu une transposition à l’échelle communale, avec notamment l’expérience du « budget participatif » de Porto Alegre (Brésil). Il s’agissait de confier à des assemblées de quartier le soin de décider à quels postes serait affectée une partie du budget municipal. Après une phase d’enthousiasme pour cette expérience par ailleurs instructive, les mouvements sociaux ont peu à peu déchanté. En effet, dans un cadre capitaliste, sans remise en cause de l’accaparement des richesses par les classes possédantes, les militantes et les militants des quartiers populaires ont constaté avec amertume qu’on les autorisait en réalité à « autogérer » les miettes du gâteau. Et que leur action revendicative avait été anesthésiée, accaparés qu’ils étaient par des études de dossiers.

Autant dire que le concept de « démocratie participative », sous couvert de faire prendre un bain de jouvence à la démocratie, sert surtout à fabriquer du consentement.

AL, Le Mensuel, juillet-aout 2015