Par Irene (amie d’AL)
Dans les milieux antiracistes politiques, il arrive que l’on utilise l’approche décoloniale d’une manière qui semble entrer en contradiction avec le féminisme. Pourtant, en Amérique latine, d’où est issue la pensée décoloniale, il existe tout un courant féministe décolonial.
La pensée décoloniale désigne un courant transdisciplinaire latino-américain comprenant des philosophes, des sociologues, des sémiologues ou encore des pédagogues. L’une des figures principales de ce courant est le sociologue péruvien Anibal Quijano qui a théorisé la colonialité du pouvoir. Cette notion s’appuie sur une relecture de l’histoire de la modernité depuis 1492.
La critique féministe de la pensée décoloniale
Avec cette théorie, il modifie la critique marxiste classique. Il met en avant le fait que le capitalisme a été constitué sur la base d’un processus de racialisation. Le capitalisme et le racisme sont donc indissociables. Mais ce n’est pas tout : l’État et l’épistémè moderne eurocentrique sont également des éléments constituants de ce régime de pouvoir. La colonialité du pouvoir désigne une réalité qui ne se termine pas avec les déclarations d’indépendance des colonies. Elle se poursuit encore actuellement aussi bien dans l’économie, la politique que dans la production de savoirs.
Le féminisme décolonial se situe dans le prolongement de la pensée de Quijano en même temps qu’il en fait la critique. La philosophe argentine Maria Lugones est à l’origine de cette inflexion. Elle s’appuie pour cela à la fois sur la théorie queer et sur le black feminism. Elle reproche à Quijano d’avoir omis de montrer comment la modernité coloniale a également construit le genre sur la base du dysmorphisme homme/femme. De ce fait, la modernité capitaliste n’inclut pas seulement une racialisation de la main d’œuvre, mais une sexuation de celle-ci.
C’est d’une certaine manière sous une forme plus historique, la thèse que l’on retrouve défendue également par Françoise Vergès dans son ouvrage Le Ventre des femmes [1]. Elle y montre l’importance que revêt le contrôle racial de la maternité dans l’économie capitaliste. On peut, à titre d’exemple, rappeler que dans l’empire portugais, jusqu’à la loi du « ventre libre », les enfants né.es d’une esclave, même si leur père était un homme libre et blanc, restaient esclaves.
Mais le féminisme décolonial en Abya Yala [2] n’est pas qu’un mouvement intellectuel, il s’articule étroitement avec un mouvement social féministe dont les figures à la fois intellectuelles et militantes sont entre autres Yuderkys Espinosa et Ochy Curiel. Il s’agit de femmes qui ont la particularité d’être issues de milieux populaires et d’être des afro-descendantes.
Les féministes décoloniales s’inscrivent dans la filiation de ce qu’on appelle en Amérique latine le féminisme autonome par opposition au féminisme institutionnel. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un courant qui met en avant l’organisation de mouvements sociaux, plutôt que de compter sur l’intervention de l’État.
Cela conduit les féministes décoloniales à se montrer critiques relativement aux stratégies populistes et gouvernementales de la gauche latino-américaine. Ainsi lors d’un entretien en 2016 Yuderkys Espinosa déclare : « Un des problèmes que nous rencontrons face aux différentes formes de gouvernements populistes, comme ceux que l’on a connus dans la dernière décennie dans différents pays d’Amérique latine, c’est qu’ils produisent un affaiblissement des mouvements sociaux, une dépendance à l’État et une politique androcentrique, qui dilue toutes les formes de radicalité, qui suspend la critique sous la logique de l’ennemi commun, et donc si tu n’es pas avec nous, tu es du côté des forces ennemies qui nous attaquent ».
Un autre aspect intéressant du féminisme décolonial porte sur la manière dont il intègre une pensée écologiste. En effet, les penseurs et penseuses décoloniaux latino-américains s’appuient sur les pensées amérindiennes pour réfléchir à un mode de vie alternatif à celui qui a été imposé par la colonialité du pouvoir. Ainsi la pédagogue décoloniale, travaillant en Équateur, Catherine Walsh a développé une action et un discours critique face aux orientations développementalistes et aux promesses non tenues du Président Rafael Correa. En dépit d’une constitution qui proclame le « buen vivir » (concept issue de la pensée amérindienne), le Président a choisi par la suite des orientations développementalistes qui ne respectent pas le rapport à la Terre-Mère des communautés indiennes. L’intérêt de la pensée féministe décoloniale est donc de proposer un cadre de pensée intersectionnel qui intègre différentes dimensions qui sont : la critique du capitalisme, du racisme, du système de genre, de l’État, de l’épistémologie eurocentrique ; et d’incorporer les ferments d’une pensée écologiste [3].
Un cadre de pensée intersectionnel
Le problème en Europe de la réception du terme « décolonial » tient au fait que bon nombre de personnes qui utilisent ou critiquent cette notion ignorent qu’en réalité, elle renvoie à un courant de pensée latino-américain transdisciplinaire qui constitue une critique à la fois politique, historique et philosophique de la modernité coloniale et de l’élaboration des catégories raciales en Amérique latine. La pensée décoloniale implique une profonde réflexion sur les discriminations sociales dont sont encore victimes aujourd’hui les peuples indigènes et les afro-descendants dans le sous-continent américain. Néanmoins, il faut se garder d’une transposition trop mécanique des catégories raciales élaborées dans les Amériques à la situation européenne. En effet, l’histoire raciale européenne ne commence pas en 1492. Comme l’a montré Jean-Frédéric Schaub, dans Pour une histoire politique de la race [4], la péninsule ibérique a connu une élaboration de la racialisation reposant sur la religion à l’encontre des juifs et des musulmans, appelée politique de la « pureté du sang ». Cette politique a pu également être appliquée aux Tziganes.
Le féminisme décolonial vient décentrer la pensée décoloniale polarisée autour du capitalisme et de la race, en introduisant les questions de sexe et de sexualité. Il permet ainsi une approche intersectionnelle de l’ensemble de ces questions qui évite de réintroduire l’idée d’un front principal qui serait constitué par l’antiracisme politique.