Par Hervé (AL Marseille)
Des révoltes populaires renversent des dictateurs pro-occidentaux ? Ils s’en réjouissent. Les mêmes révoltes menacent des dictateurs prorusses ou pro-iraniens ? Ils s’en indignent et crient au complot fomenté par la CIA… Bienvenue dans l’univers des géopoliticiens de l’anti-impérialisme sélectif. La cause des peuples ? Peut leur importe. Elle ne vaut qu’en tant que pion sur l’échiquier géostratégique, et en fonction du camp impérialiste qu’ils soutiennent. C’est une perspective radicalement différente qu’Alternative libertaire a choisi avec le soutien – critique – aux luttes anticolonialistes et anti-impérialistes.
La librairie Tropiques, à Paris 14e, se situe au confluent des mouvances nationale-républicaine (Asselineau, UPR) et archéo-stalinienne (PRCF), adeptes de cet anti-impérialisme sélectif et contre-révolutionnaire. En octobre, cette librairie a publié, sur son blog, un article dans cette veine, accusant la « gauche révolutionnaire » (dont AL), d’avoir applaudi le Printemps arabe et soutenu la gauche kurde, et donc… de faire le jeu de l’islamisme et de la CIA. L’article a ensuite diffusé sur divers sites d’extrême droite et conspirationnistes.
Un camarade d’AL a rédigé une réponse argumentée ; Tropiques l’a censuré. Nous la publions donc ici.
Il ne suffit plus à l’impérialisme américain d’avoir les médias de masse à sa botte pour servir ses objectifs, il a maintenant besoin des « idiots utiles de la gogoche radicale ». C’est en résumé la thèse développée dans le texte « Gauche révolutionnaire : la grande manipulation » [1] mis en ligne début octobre par le site internet de la librairie parisienne Tropiques, proche de la mouvance nationale-républicaine de François Asselineau. Une thèse qui repose essentiellement sur la critique des positions d’Alternative libertaire et du NPA.
L’auteur tire le signal d’alarme : « Depuis une dizaine d’années, les courants libertaires, trotskistes, “antifas” qui forment la gauche révolutionnaire ont été retournés pour servir des objectifs de guerre. »
Ses preuves ? En 2003, l’extrême gauche française s’était opposée à l’invasion de l’Irak par Georges Bush, une position qu’il juge correcte, alors qu’en 2011 elle s’est enthousiasmée pour le vent de révolte qui a ébranlé nombre de pays arabes, « une catastrophe pour le monde arabo-musulman », professe-t-il. Pire encore elle commet le sacrilège de militer pour la chute de Bachar el Assad, qu’il présente comme un courageux chef d’État anti-impérialiste et de soutenir le combat de la gauche kurde qu’il accuse d’être une marionnette des États-Unis.
Comment la gauche révolutionnaire a-t-elle été retournée ? La lecture n’apporte pas les réponses que l’on est en droit d’attendre quand les accusations sont aussi graves. Plutôt que d’apporter une argumentation solide, il donne une explication qui laisse pantois : « il ne faut pas croire aux théories du complot. Il s’agit de conditionnement et de contrôle de la pensée. […] Il va de soi que les gens qui nous gouvernent et les chefs militaires s’intéressent de près à la manipulation des consciences et des opinions, et qu’ils financent la recherche scientifique allant dans ce sens. La guerre mondiale en cours au Moyen-Orient est l’occasion pour eux de faire des essais grandeur nature. Certaines choses ont marché, en particulier l’autocensure qu’ils ont réussi à installer au sein de la gauche révolutionnaire. »
Ce n’est pas la première fois que ce site internet accuse le mouvement révolutionnaire de faire le jeu de l’impérialisme américain au Moyen-orient. En mars 2016 par exemple, dans le texte « Les idiots utiles de la reconquête impériale. Anarchistes, libertaires, alternatifs, autonomes, antifas et le Moyen-Orient » [2] le mensuel de critique sociale marseillais CQFD était attaqué pour avoir publié un dossier sur la Syrie [3], condamné comme « un parfait exemple de la dérive belliciste pro-occidentale où se sont engagés, sans apparemment s’en rendre compte, nombre de militants “anarcho-autonomes” ».
Il nous a semblé utile de saisir l’occasion pour faire une mise au point sur l’analyse d’Alternative libertaire sur la révolution, la contre-révolution et l’impérialisme dans le monde arabe depuis 2011. Et de mettre en évidence ce qui sépare nos positions politiques de celles de nos détracteurs.
Non, le Printemps arabe n’a pas été téléguidé par des puissances occultes
Le Printemps arabe est une révolte spontanée pour la justice sociale, la liberté et la dignité. Elle est déclenchée en décembre 2010 par l’immolation du jeune tunisien Mohamed Bouazizi, non pas un « commerçant » comme l’écrit l’auteur, mais un vendeur à la sauvette de fruits et légumes poussé à bout par le harcèlement policier.
La révolte populaire abat le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, un fidèle larbin de l’impérialisme occidental et un bon élève du FMI [4]. L’Égypte de Hosni Moubarak est touchée à sont tour ; c’est un pays essentiel dans le dispositif américain de contrôle du Moyen-Orient, le seul pays arabe à avoir signé un traité de paix avec Israël. Comme en Tunisie, la rue renverse le tyran.
En quelque mois, l’incendie se répand dans le monde arabe. Partout les mêmes causes : des dictatures à la population jeune connaissant un taux de chômage élevé, une jeunesse sans perspective alors que les classes dirigeantes étalent leur luxe, protégées par les forces répressives.
Si des dizaines de millions de gens descendent dans la rue au risque de leur vie, ce n’est pas pour « remodeler le Grand Moyen-Orient », mais pour revendiquer moins d’inégalités et plus de liberté. La colère populaire n’a que faire du positionnement géopolitique des élites qui les oppriment. Chez les dictateurs de la région, c’est la panique, qu’ils soient dans le camp des pétromonarchies wahhabites du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ou ans celui des mollahs chiites de la République islamique d’Iran.
Tunisie et Égypte : la contre-révolution islamiste
D’un point de vue impérialiste, ce sont les États-Unis et l’Union Européenne (UE) qui ont le plus à perdre, la plupart des pays touchés étant des vassaux de l’Occident : Bahreïn, Égypte, Maroc, Tunisie, Yémen. Les militaires au pouvoir en Algérie gardent de bonnes relations avec les Occidentaux, comme avec les Russes. Même la Libye du colonel Kadhafi, longtemps bête noire de l’impérialisme occidental, s’est rapprochée de Washington et de Bruxelles au cours des années 2000.
La Russie est elle aussi prise dans la tourmente, ses derniers points d’appui au Maghreb et au Machreck sont en danger : l’Algérie, la Libye et surtout la Syrie. Pendant le printemps 2011, une grande peur frappe les dominants de tous bords. Ils vont rapidement tout mettre en œuvre pour éteindre l’incendie. La contre-révolution se met en marche.
Elle va prendre des formes différentes selon les pays, il n’est pas question d’en faire ici l’inventaire. Nous nous contenterons d’examiner les pays que l’auteur a choisi pour attaquer Alternative libertaire. En Tunisie et en Égypte, les impérialistes occidentaux ont réussi à canaliser les revendications de la rue vers la voie de garage des élections. Ils ont appuyé les forces politiques qui ne remettaient pas en cause la politique économique néolibérale, qui acceptaient de rester dans leur sphère d’influence et de jouer le jeu de la démocratie parlementaire.
Dans les deux pays, les « islamistes modérés » répondaient à ces caractéristiques. Ennahdha en Tunisie et les Frères musulmans (FM) en Égypte [5] ont été pris de cours par la révolte populaire ; indifférents aux début, voire hostiles, ils ont pris le train en marche.
Étant les forces d’opposition les mieux implantés, ils étaient bien placés pour arriver au pouvoir, avec la bénédiction des États-Unis et de l’UE, soucieux avant tout d’empêcher la radicalisation de la révolution. Il est donc normal qu’Alternative libertaire s’intéresse au phénomène dans un article de mars 2011 [6]. L’auteur l’utilise pour nous accuser de banaliser les FM et de relativiser la menace sectaire. Alors qu’il s’agit d’analyser les possibles évolutions de mouvements religieux tiraillés « entre démocrates et partisans d’un mouvement plus strict ».
Avec un recul historique de six ans, on constate que certaines hypothèses ne se sont pas réalisées. Ainsi, l’AKP turc, pris comme modèle de la possible évolution démocratique des FM, a lui-même pris un tournant autoritaire et se radicalise d’un point de vue religieux. Mais cela ne justifie en rien le réquisitoire de notre procureur : « Alternative libertaire accepte et fait accepter l’idée que les Frères peuvent faire partie d’une révolution démocratique, sociale et libertaire. »
Il faut être d’une rare incompétence, ou d’une mauvaise fois certaine pour construire son dossier d’accusation sur une seule pièce, alors qu’il suffit de faire une courte recherche sur notre site web pour en trouver d’autres bien plus significatives. Ainsi Alternative libertaire de mars 2012 publie un dossier spécial « Printemps arabe : un an après », dont les titres sont sans ambiguïtés : « Tunisie : pas d’état de grâce pour Ennahdha » [7], « Égypte : La population est en colère de voir la révolution trahie » [8]. En mai 2013 encore : « Tunisie : la contre-révolution au pouvoir » [9].
La lecture de ces articles et des autres publiés sur le sujet montre clairement qu’Alternative libertaire était et reste du côté des luttes sociales : jeunesse révoltée, classe ouvrière, mouvement féministe, etc. contre les logiques institutionnelles, voulues par Washington et Bruxelles, et suivies par les islamistes modérés.
En Syrie : le peuple entre répression sanglante et contre-révolution islamiste
En Syrie également, la soif de liberté et de justice sociale est à l’origine de la révolution. Il ne s’agit pas d’un complot impérialiste, mais d’un mouvement populaire spontané, encouragé par le succès des révolutions tunisienne et égyptienne. Dans ce pays, la contre révolution a pris la forme d’une guerre civile qui a tué l’espoir d’un changement démocratique.
D’une part le régime a réagi par une répression brutale et meurtrière et a joué sur les peurs communautaires pour diviser le mouvement.
D’autre part l’Otan et le CCG ont soutenu des politiciennes et des politiciens exilés ne représentant pas la contestation sur le terrain ; ils ont rapidement apportés une aide militaire aux groupes qui voulaient passer de la lutte politique à la lutte armée. Les pétromonarchies sunnites wahhabites ont également attisé les disions communautaires en soutenant les factions partageant leur vision sectaire de l’islam. Pour tous ces acteurs, la guerre civile était préférable à une révolution victorieuse.
Pendant un temps, Alternative libertaire, comme quasiment tout le monde, a cru au renversement rapide d’Assad [10]. Nous nous sommes trompés. À la différence de Ben Ali et de Moubarak, il n’a pas été sacrifié par les classes dominantes et l’appareil d’État. Par exemple, le soutien de la grande bourgeoisie sunnite a été déterminant dans son maintien au pouvoir. De façon générale, sa base sociale était plus large que nous le pensions et nous avons sous-estimé le nombre de Syriens et de Syriennes qui ont refusé de prendre parti. Nous avions incorrectement évalué le rapport de forces, mais cela n’invalide pas les positions prises par Alternative libertaire au cours de la révolte syrienne, puis de la guerre civile qui s’en est suivie.
Quelles sont ces positions ? Depuis le départ, Alternative à dénoncé les ingérences impérialistes en Syrie [11], et elle s’est constamment opposés aux interventions militaires occidentales contre le régime baasiste, comme dans ce communiqué du 12 février 2012 : « Le peuple syrien n’a rien à attendre des grandes puissances, et une intervention militaire, hypothétique dans l’état actuel des choses, serait de toutes façons pire que le mal, s’abattant, comme toujours, sur le peuple plutôt que sur les tyrans. » [12]
Nous avons regretté la militarisation de la révolution qui a rendu les groupes armés dépendants de l’aide financière et militaire des puissances impérialistes. Nous avons toujours été très critiques de l’Armée syrienne libre (ASL) [13], que nous n’avons jamais soutenue.
Toutes au long de ces années, nous avons essayé de décrypter les manœuvres des divers impérialismes – Turquie, Iran, Russie, États-Unis, France, Arabie saoudite, Qatar, Émirats arabes unis… – qui ont fait de la Syrie le champ de bataille de leurs ambitions hégémoniques. Nous avons aussi donné la paroles aux révolutionnaires syriens et syriennes, sans pour autant partager toutes leurs analyses et positions politiques. Par exemple en publiant des extraits d’une lettre ouverte du Courant de la Gauche révolutionnaire syrienne en novembre 2012 [14], et en participant au collectif Avec la Révolution syrienne, objet des imprécations de l’auteur. Dans le cas du « troisième camp » luttant au Kurdistan syrien (Rojava), notre engagement est allé plus loin. Et comme nous allons le voir, ce n’est pas étonnant pour une organisation libertaire.
Le soutien critique d’AL au « troisième camp » : la gauche kurde
Au nord de la Syrie, un mouvement de masse « expérimente, depuis janvier 2014, un système d’autogouvernement populaire laïc, social, et même, au regard du contexte, féministe » [15]. Cette expérience est loin d’être parfaite, mais dans une région où l’espace politique est dominé par des forces religieuses, conservatrices ou totalitaires, il est normal qu’elle suscite l’intérêt et même l’enthousiasme des révolutionnaires de tout bord.
Le soutien critique d’Alternative libertaire à la gauche kurde n’est pas le résultat des manipulations de la CIA et du Mossad, c’est l’application de nos principes de bases : nous sommes aux côtés des opprimé.es qui luttent pour une société plus libre et plus égalitaire, au Rojava comme au Chiapas.
Nos détracteurs n’y voient que le plan B des États-Unis pour maintenir leur domination sur le Moyen-Orient. Certes ils aident militairement les Forces démocratiques syriennes (FDS), liées à la gauche kurde. Cela en fait-elle pour autant une marionnette des impérialistes ? Tous les protagonistes de la guerre civile syrienne – Hezbollah, troupes de Bachar el Assad, « ASL », djihadistes, FDS – sont en interaction avec des puissances étrangères qui cherchent à les instrumentaliser, ce qui ne les empêche pas d’avoir leur propre agenda.
Pour sa part, Alternative libertaire a nettement condamné les arrières-pensées impérialistes parmi certains supporteurs de la cause kurde, dans une « lettre ouverte » qui a largement circulé [16].
C’est sur son propre agenda que la gauche kurde a obtenu le soutien de la Russie, des États-Unis et de la France. Pragmatisme de chaque partie. Comment en est-on arrivé là ?
Quand la guerre civile s’est généralisée, l’armée syrienne a été débordée. Par manque d’effectifs, elle était devenue incapable de garder le contrôle de tout le pays. Elle a décidé d’abandonner des régions jugées secondaires aux rebelles, ne gardant une présence militaire que dans les capitales provinciales. Les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) ont saisi l’occasion pour prendre le contrôle d’une partie du Rojava, Cizîrê et Kobanê au nord-est, Afrîn au nord-ouest. Depuis, une situation de « paix armée » entre la gauche kurde et le régime d’Assad a évité au Rojava de connaître les destructions du reste du pays. Il y a bien quelques affrontements de temps en temps, mais pas de combats prolongés et surtout pas de bombardements aériens.
Ce statu quo a permis au régime de concentrer ses forces sur des fronts plus importants et à la gauche kurde de développer l’expérience révolutionnaire du Rojava, ce qui lui a valu d’être accusée par les autres rebelles de collaborer avec le régime et de trahir la révolution. Les YPG-YPJ ont dû se défendre les armes à la main de nombreuses fois, aussi bien contre les djihadistes que contre l’ASL soutenue par l’Otan et par le CCG.
La gauche kurde et les rivalités inter-impérialistes
En 2014, l’irruption de Daech en Irak et en Syrie a changé la donne. Les États-Unis se sont saisi de ce prétexte pour constituer une coalition internationale lui permettant d’intervenir militairement dans ces deux pays. En septembre la ville de Kobanê était encerclée par Daech, uniquement défendue par les YPG-YPJ et quelques volontaires révolutionnaires venus de Turquie. En infériorité numérique, équipés seulement d’armes légères ils et elles risquaient l’anéantissement. Leur résistance acharnée, des semaines durant, a fini par contraindre la coalition arabo-occidentale à leur porter secours en bombardant les djihadistes.
L’intervention militaire ponctuelle lors de la bataille de Kobanê est devenue une alliance tactique durable, contre Daech. C’est le résultat de l’échec de la politique précédente des États-Unis, les divers groupes armées djihadistes et l’ASL ayant fait preuve de leur inefficacité pour renverser le régime d’Assad et de leur mauvaise volonté à combattre Daech.
Malgré la colère d’Ankara, qui a soutenu et favorisé Daech, Washington s’est tourné par pragmatisme vers les YPG-YPJ qui, à Kobanê et sur d’autres champs de bataille, ont montré leur valeur militaire. Les États-Unis ont augmenté leur soutien après la formation, par les YPG-YPJ et certaines brigades laïques de l’ASL, des Forces démocratiques syriennes (FDS). C’est aussi un épisode des luttes bureaucratiques qui déchirent en permanence les différents acteurs de l’impérialisme américain. Le soutien à la rébellion sunnite était une politique de la CIA, tandis que l’alliance avec les FDS est mise en œuvre par le Pentagone.
Du côté de la gauche kurde, c’est une nécessité tactique, elle a besoin d’armes, de munitions et du soutien aérien de la coalition américaine. Mais ce n’est en rien une soumission aux objectifs des États-Unis. En effet, il n’est toujours pas question de mettre fin à la politique de non-agression avec Damas. De même, les Kurdes ont tissé des liens politiques avec Moscou, leur relation se traduit parfois par une collaboration militaire limitée.
Dans un environnement hautement dangereux où elle joue sa survie, la gauche kurde mène une politique pragmatique, qui l’amène à profiter des rivalités inter-impérialistes et des contradictions au sein de chaque camp impérialiste pour préserver sa marge de manœuvre. Une attitude que l’on est bien sur en droit de critiquer, mais qui a montré son efficacité, en particulier pour dissuader jusqu’à présent la Turquie d’occuper militairement le Rojava [17].
Maintenant que le règne par la terreur de Daech prend fin, c’est la course entre les FDS soutenus par les occidentaux et l’armée du régime alliée à la Russie, dans le but de s’emparer des derniers territoires encore en sa possession. Le nouvel objectif des États-Unis est de s’implanter durablement en Syrie, à l’est de l’Euphrate, une zone bien plus vaste que le seul Rojava, où ils construisent des bases militaires. Il n’est plus question de renverser Assad, puisque l’intervention russe lui a donné l’avantage militaire ; il s’agit seulement de peser sur la solution politique du conflit, qui est loin d’être terminé.
Ce n’est pas le plan B fruit d’une vision stratégique à long terme, c’est une manœuvre tactique pour minimiser les pertes en Syrie. Loin d’être le signe de la force de l’impérialisme américain, c’est la démonstration de sa faiblesse.
Le positionnement des révolutionnaires
Les critiques pseudo anti-impérialistes faites à la gauche révolutionnaire par la librairie Tropiques sont basées sur une lecture univoque et dogmatique de la réalité. Leur première erreur est de considérer l’impérialisme comme un bloc monolithique, une armée disciplinée suivant aveuglement ses généraux : « la complicité et l’alliance totale entre l’Otan, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et Israël (les Saoud et Israël ne font même plus semblant de ne pas s’entendre), sous le commandement des États-Unis » [18].
En réalité, les classes dirigeantes de chaque pays de l’alliance suivent leurs propres intérêts, qui peuvent les pousser à quitter une alliance pour une autre, selon les circonstances. Un coup d’œil rapide au contexte actuel montre combien cette « alliance totale » est un conte de fée.
L’irruption du printemps arabe a bouleversé la donne géopolitique et mis à mal les alliances traditionnelles. La Turquie, poste avancé de l’Otan au Moyen-Orient, est en opposition totale avec le soutien apportée par le Pentagone à la gauche kurde. Ce n’est pas le seul motif de friction dans l’Alliance atlantique, mais il contribue beaucoup à éloigner Erdogan des Occidentaux et à le rapprocher de l’Iran et de la Russie. En mai dernier, Ankara, Moscou et Téhéran ont signé les accords d’Astana, capitale du Kazakhstan, dans le but est de trouver une solution politique à la guerre civile syrienne en court-circuitant les Occidentaux. Si ce n’est encore le divorce, c’est une infidélité assumée.
Dans le cas du CCG, la rupture est consommée. En juin dernier, l’Arabie saoudite, Bahreïn et les Émirats arabes unis (EAU) cessent toutes relations diplomatiques avec le Qatar, puis lui imposent un blocus et le menacent d’invasion militaire. Une des raisons de cette séparation tumultueuse est le soutien apportée par la monarchie qatarie aux FM, un mouvement religieux qui gêne depuis longtemps la monarchie saoudienne. Le petit Qatar, au lieu de se soumettre à l’ultimatum de « ses alliés », résiste grâce au soutien vital de l’Iran, de la Russie et de la Turquie. Ainsi ce pays, qui abrite une importante base aérienne américaine, a signé en octobre un accord de défense avec le Kremlin.
Une autre erreur à éviter, c’est de considérer qu’il n’existe que l’impérialisme américain, comme si la Chine, la France, le Royaume-Uni ou la Russie n’étaient pas impérialistes. Oui les impérialismes chinois et russe sont dangereux, même si leur budgets militaires sont très loin d’égaler celui des États-Unis, même si leurs politiques étrangères sont moins agressives et moins destructrices.
Cela ne change rien dans le fond, un impérialisme petit ou grand est à combattre, car il opprime les peuples, pille la planète au profit d’une petite oligarchie. Aujourd’hui tous les dirigeants du Moyen-Orient se rendent à Moscou discuter avec le maître du Kremlin. La décision de Poutine d’intervenir en Syrie à l’automne s’est révélé payante. Elle a placé la Russie au centre du jeu politique moyen-oriental, et mis la domination américaine en péril.
Depuis les grandioses projets de Grand Moyen-Orient des néoconservateurs états-uniens du début du millénaire, c’est la donne géopolitique qui a changé, pas les positions anti-impérialistes d’Alternative libertaire. Les rêves des néoconservateurs ont tourné au cauchemar. Les interventions militaires de Bush en Afghanistan et en Irak ont été catastrophiques pour l’impérialisme américain, et l’impérialisme russe en tire profit pour essayer de lui ravir sa place. Le travail des révolutionnaires est d’analyser le réel, pas de bâtir des théories fumeuses ; leur rôle est d’être du côté des opprimé.es, pas d’être les complices des pouvoirs en place.