Le Communisme Libertaire par Daniel Guérin.

Par Daniel Guérin (in Pour le Communisme Libertaire)

Il est temps d’ébaucher la synthèse de tous mes travaux et d’oser esquisser les rudiments d’un programme — au risque de me voir accuser de verser dans la «métapolitique».

Il serait oiseux aujourd’hui de procéder à une sorte de replâtrage d’un édifice de doctrines socialistes plus ou moins lézardé et vermoulu, de s’escrimer à rabibocher ensemble des fragments encore solides de marxisme et d’anarchisme traditionnels, de faire assaut d’érudition marxienne ou bakouninienne, de chercher à tracer, rien que sur le papier, de tortueux raccommodements.

Si, dans ce livre, l’on s’est assez souvent tourné vers le passé, ce n’était certes point, le lecteur l’a compris, pour s’y attarder ou s’y complaire. Pour y apprendre, pour y puiser, oui, car l’expérience antérieure est riche d’enseignements, mais dans un souci bien moins rétrospectif que futuriste.

Le communisme libertaire de notre temps, qui s’est épanoui dans le Mai 68 français, dépasse et le communisme et l’anarchisme.

Se dire aujourd’hui communiste libertaire, ce n’est pas regarder en arrière, mais tirer une traite sur l’avenir. Les communistes libertaires ne sont pas des exégètes, ce sont des militants. Ils n’ignorent pas qu’ils leur incombent, ni plus ni moins, de changer le monde. L’Histoire les met au pied du mur. L’heure de la révolution socialiste a partout sonné.

Elle est entrée — tout comme l’alunissage — dans le domaine de l’immédiat et du possible. La définition précise des formes d’une société socialiste a cessé d’appartenir au domaine de l’utopie. Manquent seuls de réalisme ceux qui ferment les yeux à ces évidences.

Selon quelles lignes directrices va-t-on, enfin, entreprendre et réussir la Révolution qui, comme disait Gracchus Babeuf, sera la dernière ?

Tout d’abord, avant d’entrer en action, les communistes libertaires apprécient la nature exacte des conditions objectives, ils essaient de jauger d’un coup d’oeil juste les rapports de force propres à chaque circonstance. Ici la méthode élaborée par Karl Marx et qui n’a point vieilli, le matérialisme historique et dialectique, demeure pour lui la plus sure des boussoles, une mine inépuisable de modèles et de points de repère. A condition, toutefois, qu’elle soit traitée à a manière de Marx lui-même, c’est-à-dire sans rigidité doctrinale, qu’elle évite toute raideur mécanique. A condition que, s’abritant sous son aile, l’on n’invente pas éternellement de mauvais prétextes, des raisons pseudo-objectives pour se dispenser de pousser à fond, pour cafouiller, pour manquer, à chaque fois, l’occasion révolutionnaire.

Libertaire est ce communisme qui rejette le déterminisme et le fatalisme, qui fait la plus large part à la volonté individuelle, à l’intuition, à l’imagination, à la rapidité des réflexes, à l’instinct profond des larges masses, plus avisé aux heures de crise que le raisonnement des «élites», qui croit à l’effet de surprise et de provocation, à l’audace, qui ne se laisse pas encombrer et paralyser par un lourd appareil baptisé scientifique, qui ne tergiverse ni ne bluffe, qui se garde de l’aventurisme comme de la peur de l’inconnu.

Communistes libertaires sont ceux qui ont appris à bien jeter leurs dés. Communistes libertaires sont ceux qui honnissent l’impuissante pagaille de l’inorganisation tout autant que le boulet bureaucratique de la sur-organisation.

Les communistes libertaires, fidèles sur ce point à la fois à Marx et à Bakounine, récusent le fétichisme du parti, unique, monolithique et totalitaire, de même qu’ils déjouent les pièges d’un électoralisme truqué et démobilisateur.

Les communistes libertaires sont, par essence, internationalistes. Ils considèrent comme formant un tout le combat mondial des exploités. Mais ils n’en tiennent pas moins compte de la spécificité, des formes originales de socialisme dans chaque pays. Ils ne conçoivent l’internationalisme prolétarien que s’il cesse d’être une imposture, c’est-à-dire s’il est animé de bas en haut, sur un pied d’égalité absolue, sans subordination aucune à tel «grand frère» qui se croit plus puissant et plus malin.

Communistes libertaires sont ceux qui ne sacrifient jamais la lutte révolutionnaire aux impératifs diplomatiques de grands empires dits socialistes et qui, comme faisait Che Guevara, n’hésitent pas à les renvoyer dos à dos, si leurs aberrantes querelles fratricides portent une atteinte mortelle à la cause du socialisme universel.

Quand vient l’heure de l’épreuve de force révolutionnaire, communistes libertaires sont ceux qui attaquent à la fois au centre et à la périphérie, sur le plan politique et administratif comme sur le plan économique ; ceux qui, d’un côté, sans merci, avec la dernière énergie, s’il le faut par les moyens de la lutte armée, règlent son compte à l’État bourgeois, à toute la machinerie complexe du pouvoir, que ce soit sur le plan de la capitale, des régions, des départements, des communes, qui jamais ne commettent la faute, sous couleur d’«apolitisme», de négliger, de sous-estimer, de s’abstenir de démanteler les citadelles d’où est dirigée la résistance ennemie; mais qui, de l’autre, au même moment, ni plus tôt, ni plus tard, conjuguant la lutte économique avec la lutte politique, s’emparent, sur le lieu du travail, de toutes les positions patronales, arrachent les moyens de production à leurs accapareurs pour les remettre à leurs véritables et seuls ayants droit : les travailleurs et techniciens autogestionnaires.

Une fois cette révolution sociale victorieusement et pleinement accomplie, communistes libertaires sont ceux qui ne brisent pas l’État pour aussitôt le reconstituer sous une nouvelle forme, plus oppressive encore que l’ancienne de par la colossale extension de ses compétences, mais qui souhaitent la transmission de tout le pouvoir à une confédération de fédérations, à savoir la confédération des communes, elles-mêmes fédérées en régions, la confédération des syndicats ouvriers révolutionnaires préexistant à la Révolution ou, à défaut, la confédération des conseils ouvriers enfantés par la Révolution, sans exclure l’éventualité d’une symbiose de ces deux derniers. Élus pour un court mandat et non immédiatement rééligibles, les délégués à ces diverses instances sont, à chaque instant, contrôlables et révocables.

Les communistes libertaires écartent tout émiettement particulariste en petites unités, communes, conseils ouvriers, et aspirent à une coordination fédéraliste, à la fois étroite et librement consentie. Rejetant la planification bureaucratique et autoritaire ils croient à la nécessité d’une planification cohérente et démocratique, impulsée de bas en haut.

Parce qu’ils sont de leur temps, les communistes libertaires veulent arracher à leurs accapareurs malfaisants, pour les mettre au service de la libération de l’homme, les médias, l’automation, l’informatique…

Des autoritaires invétérés ou des sceptiques soutiennent que les impératifs de la technologie contemporaine seraient incompatibles avec une société communiste libertaire. A l’inverse les communistes libertaires entendent donner le départ à une nouvelle révolution technique orientée, cette fois, en même temps que vers une plus haute productivité et une plus courte durée du travail, vers la décentralisation, le décongestionnement, la débureaucratisation, la désaliénation, le retour à la nature. Ils pourfendent la dégradante mentalité de la société dite de consommation tout en se préparant à porter la consommation au plus haut niveau jamais atteint.

Les communistes libertaires opèrent ce bouleversement gigantesque au prix du moindre désordre, sans lenteur ni précipitation. Ils savent qu’un simple coup de baguette magique ne saurait promouvoir instantanément la plus profonde mutation sociale de tous les temps. Ils ne perdent pas de vue qu’à partir de l’hominien malfaçonné par des millénaires d’oppression, d’obscurantisme et d’égoïsme il faut du temps pour former un homme socialiste. Ils consentent à des transitions tout en se refusant à les éterniser. C’est ainsi que, tout en s’assignant comme but ultime, à atteindre par étapes, le dépérissement de la concurrence, la gratuité des services publics et sociaux, la disparition du signe monétaire et la distribution de la pléthore selon les besoins de chacun, que tout en visant à l’association dans l’autogestion des agriculteurs et des artisans, à la réorganisation coopérative du commerce, ils n’ont pas pour projet d’abolir du jour au lendemain la concurrence et les lois du marché, la rémunération selon le travail accompli, la petite propriété paysanne, artisanale et commerciale.

Ils ne croient pas superflue l’assistance temporaire de minorités agissantes plus instruites et plus conscientes, quel que soit le nom qu’elles se donnent. Minorités dont la contribution est inévitable pour amener les arrière-gardes à la pleine maturité socialiste, mais qui se tiennent prêtes à ne pas encombrer la scène un jour de trop, pour se fondre, aussi vite que possible, dans l’association égalitaire des producteurs.

Les communistes libertaires ne proposent pas une option «groupusculaire». Les lignes directrices qui viennent d’être énoncées leur paraissent coïncider avec l’instinct de classe élémentaire de la classe ouvrière.

En dehors du communisme libertaire — une expérience longue, ardue et douloureuse l’a maintenant démontré — il n’est pas, selon moi, de véritable communisme.

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