Par Arthur Aberlin (AL Bruxelles), Guillaume Davranche (AL Montreuil)

Les coups d’éclat russes ou la montée en puissance chinoise ne doivent aveugler personne. Si certains équilibres militaires vacillent, les États-Unis restent, de loin, la principale puissance impérialiste, la seule d’envergure planétaire. Il faut dénoncer ses agissements… sans taire ceux de ses concurrents.

Après vingt-cinq ans d’hégémonie états-unienne, le retour en force de la Russie et la montée de la Chine annoncent un monde plus multipolaire. Ou, pour être plus exact : un monde moins unipolaire. En effet, même gênés et bousculés, les États-Unis restent, de loin, le plus puissant et le plus meurtrier des impérialismes sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.

La Russie est capable de mener des opérations militaires dans son voisinage – Syrie (depuis 2015), Ukraine (depuis 2014), Géorgie (2008) –, y compris des guerres coloniales atroces, comme en Tchétchénie (1994-2004). Mais sa fragilité économique limite ses prétentions à un petit nombre de théâtres extérieurs.

Quant à la Chine, c’est une hyperpuissance économique fort peu belliciste, qui n’a plus mené de guerre depuis bientôt quarante ans. Elle se soucie principalement de l’ordre intérieur – colonisation du Tibet et du Xinjiang musulman –, de dominer son voisinage – la mer de Chine méridionale – et de sécuriser ses routes commerciales vers l’Europe et l’Afrique. C’est dans ce sens qu’elle travaille à augmenter ses capacités navales et de projection militaire.

Bases militaires et « lily pads »

L’hyperpuissance états-unienne plane cependant loin au-­dessus de ces deux challengers. Selon le chercheur David Vine, l’US Army disposait, en 2017, de 516 bases importantes et de 271 petites bases (dites lily pads, « nénuphars ») dans environ 80 pays, auxquelles il fallait ajouter 56 espaces loués ou prêtés dans des bases militaires de pays alliés. [1]

Cet immense archipel, qui logerait environ 200.000 soldats, représente 95 % de l’en­semble des bases militaires à ­l’étranger, toutes nationalités confondues. Ce réseau est un point d’appui permanent pour les opérations aéroportées et les six flottes de guerre US qui quadrillent la planète. Forts de ce maillage sans égal, les États-Unis ont mené, depuis vingt ans, plusieurs interventions majeures : guerre en Afghanistan (2001), occupation de l’Irak (2003-2011), bombardements en Libye (2011), intervention en Syrie (depuis 2014), auxquelles il faut ajouter, depuis 2004, des milliers de frappes de drones contre Al-Qaïda au Pakistan [2], en Somalie et au Yémen, occasionnant des centaines de victimes collatérales.

Le fait que certaines de ces aventures aient viré au fiasco rappelle cependant que l’hyperpuissance militaire ne résout pas tout, même si l’ivresse qu’elle procure conduira, à n’en pas douter, à de nouvelles aventures meurtrières.

Le dispositif militaire états-unien est complété par un système d’alliances. Le plus conséquent est l’Otan, qui inclut 29 États européens dont certains, comme la France et le Royaume-Uni, sont des impérialismes secondaires, agissant dans leur propre zone d’influence – l’Afrique, pour la France.

À son arrivée au pouvoir, Trump avait pesté contre le « fardeau » de l’Otan et exigé que ses alliés y contribuent davantage. Mais il n’a jamais été question de quitter l’Otan. Jamais l’« État profond » américain [3] ne l’aurait permis : de par la solidarité sé­curitaire qu’elle crée, l’Otan garantit le consentement européen à la domination états-­unienne.

Course aux armements

Malgré l’explosion du budget militaire chinois et l’effort considérable de la Russie, les rapports de force restent donc stables. Cependant, les progrès technologiques pourraient redistribuer les cartes, en frappant d’obsolescence deux des atouts-maîtres de la puissance états-unienne.

D’une part, Moscou a développé des armes susceptibles de remettre en cause l’écrasante supériorité aérienne américaine. Les batteries anti-aériennes S-400, par exemple, réputées les plus efficaces du monde, sont capables de cibler plus de 80 avions à la fois et d’interdire l’espace aérien dans un rayon de 400 kilomètres.

D’autre part, Russes et Chinois ont testé avec succès des missiles balistiques hypersoniques, capables de dépasser Mach 5, voire Mach 8. Avec l’objectif de dépasser Mach 20 dans quelques années. À ces vitesses, les systèmes de boucliers antimissiles existants sont pris de court.

Ces évolutions font vraisemblablement douter une partie du Pentagone, au point d’être tenté par la relance d’un arsenal nucléaire tactique.

Concrètement, cela signifie que les États-Unis ne se contenteraient plus d’un armement nucléaire stratégique – de destruction massive – mais développeraient également des missiles de moyenne portée (500 à 5.500 kilomètres) destinés à des interventions plus limitées, sur champ de bataille conventionnel. C’est dans ce sens que, le 20 octobre, Donald Trump a annoncé son intention de se retirer du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), signé en 1987 avec l’URSS pour limiter le nucléaire tactique.

Est-ce du bluff ? S’agit-il de pousser la Russie dans une course aux armements dont elle n’a pas les moyens ? S’agit-il d’un chantage pour obtenir que la Chine signe également le FNI, comme l’a demandé Trump ?

Une chose est sûre, entre les impérialistes rivaux, en concurrence pour le contrôle des ressources planétaires, la course aux armements bat son plein, dans une quête d’innovation technologique sans frein.

Les peuples du monde n’ont rien à gagner dans cette compétition mortifère, qui ne relève pas que du spectacle. Elle est porteuse d’un risque permanent de dérapage guerrier, et il faut la dénoncer sans faiblir.

C’est ce que nous ferons le 11 novembre à Paris, alors qu’Emmanuel Macron accueillera Donald Trump et Vladimir Poutine pour le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale. Et le 19 novembre à Bruxelles, où Macron sera à Bruxelles à l’invitation du Roi Philippe. Le message sera clair : contre tous les impérialismes, pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes !

Les dépenses militaires dans le monde en 2017.


LE CAMPISME, OU LA CÉCITÉ VOLONTAIRE

Faut-il soutenir les impérialismes secondaires au motif qu’ils défient l’impérialisme principal ? Cette politique qui veut que « tout ennemi du camp ennemi est dans notre camp » se nomme le « campisme ». Y barbotent communément l’extrême droite, les conspirationnistes, les archéo-staliniens et même certaines et certains anticolonialistes à juste titre opposé.es à Washington, mais honteusement acritiques envers les potentats russe, syrien, nord-coréen, iranien ou chinois.

Pour leur part, les communistes libertaires dénoncent tous les impérialismes et se rangent du côté des peuples en lutte, à l’est comme à l’ouest.

Dans les pays dominés, il faut soutenir les forces populaires en lutte pour l’émancipation sociale et nationale, malgré les calomnies les accusant de rouler pour un impérialisme concurrent. Comme on l’a fait pour les indépendantistes algériens et kanak, les guérilleros sud-américains, les syndicalistes indépendants de Pologne et d’URSS, et aujourd’hui la gauche palestinienne et la gauche kurde au Moyen-Orient.

AL, Le Mensuel, novembre 2018