Par Cuervo (AL Marseille)

En ce début d’année 2019 l’Inde a connu la plus grande grève générale de l’histoire mondiale avec 200 millions de participant-e-s. Les mouvements syndicaux, paysans, écologistes et féministes multiplient les luttes et convergent contre le pouvoir libéral, nationaliste et réactionnaire de Narendra Modi.

Loin des clichés tant prisés des occidentaux, l’Inde quotidienne ne se résume pas au soleil se couchant sur le Gange où se baignent d’intemporels saddhus. Le pays bat régulièrement des records, tant positifs que négatifs. L’Inde peut se targuer d’être la plus grande démocratie au monde, tout du moins par les chiffres et par la vivacité de sa capacité à contester un pouvoir fascisant et corrompu à l’extrême incarné par le Premier ministre Modi et son parti le BJP (Bharatiya Janata Party, droite nationaliste hindoue). En mettant 200 millions de personnes en grève le 8 et 9 janvier dernier, l’Inde signe à coup sûr le plus grand débrayage de l’histoire.

M le Maudit

On se lave à même le caniveau en Inde, entre vaches sacrées mangeuses de sacs plastique et «  habitat informel  », où l’exode rural entasse des millions de paysans déracinés. On naît, on vit, on travaille et on meurt sous les gigantesques «  flyover  » (autoroutes aériennes) de Mumbai ou Delhi, sans jamais connaître d’autre lieu de vie. Tout comme on se suicide par centaines de milliers dans les campagnes  : de désespoir, parce qu’on ne peut plus payer les hypothèques ou faire face à une énième récolte mangée par le ver du coton, malgré les garanties de Monsanto qui vend la semence. Musulman, on peut mourir aux mains des nervis du pouvoir. Femme, on peut craindre la menace réelle du viol ou du meurtre conjugal. Le Gange meurt de sa pollution, comme meurent les grévistes de la faim qui veulent en alerter des politiciens indifférents. Le professeur et leader religieux GD Agarwal, grande figure de la contestation écologiste, est mort le 11 octobre dernier après 122 jours de grève de la faim pour réclamer le nettoyage et la préservation du fleuve de la pollution, revendications superbement ignorées par le gouvernement [1]. Et pourtant, la capacité de mobilisation des Indiens et des Indiennes est inégalée dans le monde, ne craignant ni l’action, ni la rue, ni la bataille juridique. Le taux de syndicalisation est officiellement faible mais très politisé, capable donc de ratisser au-delà des quelques 100 000 syndicats référencés. Le mouvement social, les ONG antipatriarcales, les paysans sans-terre, les écologistes s’associent désormais systématiquement et créent une richesse de tactiques efficaces.

Le Premier ministre Narendra Modi a du sang sur les mains [2]. Chef de gouvernement de l’État du Gujarat dans l’Ouest du pays de 2002 à 2014, il a toujours allié l’ultralibéralisme économique au nationalisme hindou le plus virulent. En février 2002, profitant de l’incendie d’un train de pèlerins hindous causant 58 morts, Modi hurle au complot pakistanais, fait promener les cadavres calcinés dans la ville de Godhra, et ce faisant entraîne un déchaînement de violences antimusulmanes. Environ 2 000 musulmanes et musulmans sont lynchés, des femmes et des filles violées. Un exemple parmi d’autres pour lesquels il a fait l’objet d’enquêtes judiciaires.

Élu pour son «  bilan  » au Gujarat, Modi a fait la fortune des entreprises mais son fief compte le pire taux de sous-alimentation, de mortalité infantile ou d’évolution salariale d’Inde, symboles d’une croissance sans développement. Manipulateur, raciste, réactionnaire et ultra sectaire, Modi aura pourtant réussi à exaspérer le pays tout entier en creusant les fractures sociales et en n’engageant aucune réforme essentielle du travail, de l’écologie, du statut des femmes ou de l’agriculture en ruines.

Depuis trois mois c’est une convergence sans précédent qui unit dans la rue toute la contestation indienne.

Crise paysanne et écologique

En 20 ans, 350 000 paysannes et paysans se sont donné la mort en Inde. Dans une société culturellement et économiquement agricole, l’incapacité à sortir du modèle productiviste et de monoculture, massivement tributaire d’intrants chimiques commercialisés par des multinationales prédatrices comme Monsanto ou Dow Chemical, est une menace sérieuse. Dépendant des semenciers comme des banquiers, le paysan indien est rarement propriétaire de sa terre mais verse encore des fermages à de grands propriétaires. Il est prisonnier d’un système d’endettement inextricable.

Alors, sur la base de mouvements plus anciens, et pour en élargir encore le front, le All India Kisan Sangharsh Coordination Committee (AIKSCC) a été fondé en juin 2017. [3]Ce collectif paysan réunit 210 organisations et s’articule autour de deux revendications majeures  : remise totale de la dette paysanne et garantie de minima de rémunération de la production agricole. Son action largement juridique aura permis de soulager des millions de fermières et fermiers en leur obtenant remboursements et dédommagements. En novembre dernier, il met 35 000 manifestantes et manifestants venus de tout le pays dans les rues de Delhi, bloque des trains, marche vers le parlement, sommant Modi de prendre en compte les 69 % de la population indienne qui vit de l’agriculture et démontre à la société toute entière la capacité d’organisation du monde paysan et sa détermination. Car la contestation paysanne ne concerne pas seulement les questions de production, mais touche également celle – dramatique – de la condition des femmes (veuves de suicidés notamment), ou encore celle des crises écologiques qui se succèdent, gravissimes et très liées à la ruralité. Ekta Parishad [4], mouvement de masse de type gandhien, affirme que les déplacements de population (70 millions  !) provoqués par des projets de «  développement  », l’exode rural, la misère, et l’aggravation des problèmes écologiques qui s’ensuivent, doivent être attaqués de front. À sa tête, et fidèle à l’idée d’autonomie-souveraineté gandhienne (swaraj), Rajagopal PV, «  successeur  » de Gandhi, fait désormais déborder le mouvement du local, vers l’agitation des campagnes et des villes avec de longues marches de sensibilisation  : les problèmes de l’Inde sont indissociablement liés.

La plus grande grève du monde

En bon capitaliste, Modi s’est attaqué aux droits syndicaux [5] avec une arrogance et une assurance inouïes en Inde. Mauvais calcul  : dix centrales syndicales, les mouvements paysans de gauche, les étudiants débrayent. Les différents mouvements communistes indiens appuient les actions avec toute la puissance de mouvements anciens et bien implantés dans la population. Et en deux jours de grève générale, les 8 et 9 janvier, ce sont 200 millions d’indiens et d’indiennes qui disent leur profond ras-le-bol d’un système non seulement réactionnaire et ultralibéral, mais aussi profondément antifemme. Car au même moment, dans une synergie parfaite, une chaîne humaine de 600 kilomètres, exclusivement féminine, s’étire dans l’État du Kerala sur la côte Sud-Ouest du pays pour protester contre l’obscurantisme patriarcal. Ce «  Mur des femmes » largement soutenu par le gouvernement communiste du Kerala avait pour objectif de soutenir une décision de justice autorisant les femmes à entrer dans un temple hindou et de riposter aux attaques des intégristes hindous et du BJP. Tout converge en Inde pour démentir l’expérience ultralibérale, ultraconservatrice, résolument violente de Modi. Diversification des tactiques, intensité de l’engagement, passage au premier plan de l’écologie dans les grandes questions humaines et sociales. Pays du yoga, l’Inde est aussi celui d’une créativité militante continue dont il y a encore des leçons à prendre.

AL, Le Mensuel, février 2019