Anguille européenne, able de heckel, loche d’étang, chabots… La soixantaine d’espèces de poissons1 peuplant le fleuve de l’Escaut ainsi que les insectes et amphibiens asphyxiés dans leur habitat naturel.
En Wallonie, où le fleuve coule sur 36 kilomètres, 400 à 500 kg de poissons ont pu être repêchés et relachés dans des points d’eau non pollués.
Une demi tonne rescapée sur les 50 à 70 tonnes de biomasse (de vie, donc) anéanties, détruites, laissées étouffer sans espoir de survie. Quel monde rend il possible un écocide de masse dans un silence assourdissant ?

Une rupture de digue aux lourdes conséquences       

Durant la nuit du 9 avril 2020, à Escaudoeuvres (département du Nord, France) dans une usine sucrière, la digue d’un bassin de décantation se brise. Les équipes de l’usine (groupe Tereos) avaient constaté une fuite dans la digue durant la journée : au soir celle-ci se rompt.
Ce bassin contentait des eaux de lavage des betteraves sucrières, sorte de pulpe organique (peaux de betteraves en décomposition) : 100.000m d’eau se déversent sur la commune de Thun-Saint-Martin, provoquant une mini-vague. Une dizaine d’habitations sont touchées : Amour Lebecq, riverain proche de l’usine, déplore ses poissons morts dans l’étang de son jardin et sa production maraîchère dévastée2 au journaliste de La Voix du Nord dès le lendemain (10 avril). Des équipes de nettoyage et de pompage sont déployées mais le mal est fait. Les eaux atteignent un ruisseau se déversant dans l’Escaut et propagent leur pollution.

D’ordre organique, cette pollution (peaux de betteraves en décomposition, résidus carbonés et de sucre) va pomper la quasi totalité de l’oxygène présent dans l’eau du fleuve et tuer méthodiquement toute vie qu’elle rencontre. C’est une mort atroce, par asphyxie, par étouffement. De surcroît, la dégradation de ces matières produit de l’ammoniaque et des nitrites, excessivement toxiques pour la faune aquatique3. La pollution se répand. Les autorités françaises interviennent pour colmater la brèche mais ne prennent pas conscience de la gravité de la situation.

Une gestion catastrophique de la communication       

Le 15 avril 2020, l’Office Français de la Biodiversité note une hausse de la mortalité des poissons dans l’Escaut et ses affluents (la pollution remonte le cours des rivières) ; un enquête est ouverte sous l’autorité du procureur de la république de Cambrai4.
Le 16 avril, les délégations flamande et bruxelloise de la Commission Internationale de l’Escaut interrogent leurs homologues français et wallons ; le 19 avril le secrétaire de cette même commission reçoit l’information et contacte la délégation française.
Le 20 avril la préfecture française et la délégation de la commission expliquent ne pas avoir été mises au courant par l’Office Français de la Biodiversité (OFB)5. Cependant, selon son communiqué cité ci dessus, l’OFB explique avoir ouvert une enquête dès le 15 avril.

Ces 10 jours perdus depuis le début de la rupture de digue auraient pu être mis à contribution pour éviter le pire, mais la catastrophe est sur les rails, la pollution continue au fil de l’Escaut. En Wallonie, on ne peut plus que constater les dégâts et sauver ce qui peut l’être. Les écluses sont fermées pour ralentir la propagation lente des eaux boueuses (rendue encore plus dévastatrice par le peu de précipitations des dernières semaines). On repêche ce qui peut être sauvé. En Flandre, les différents services environnementaux accompagnés de volontaires placent des systèmes d’aération dans le fleuve et transfèrent les poissons dans des points d’eau non pollués. Les dégâts sont limités dans le nord du pays mais la catastrophe a durement touché le sud (Wallonie) ainsi que la France : on estime qu’au moins 2 à 3 ans seront nécessaires pour un retour à la normale.

Tereos : un monopole agro-industriel pollueur à 4 milliards d’€

Du côté du pollueur, on utilise la langue de bois: Tereos “attend les résultats de l’enquête et ne dispose pas actuellement des éléments permettant un lien de causalité avéré entre l’incident survenu sur son site et la situation observée en Belgique (…) qui s’avère être sensiblement différente de ce qui a été observé côté français”6(24 avril 2020).
Cependant, Tereos n’en est pas à son premier coup d’essai. Le 9 août 2018, une fuite de 20 tonnes de vinasse (fertilisant issu de la betterave) se répand dans l’Oise à Origny-Sainte-Benoite (département de l’Aisne et de l’Oise). Résultat : l’Oise est polluée sur 30 kilomètres, des milliers de poissons sont morts.
Un pêcheur déplore : “Personne ne dit rien, personne ne fait rien. (…) On laisse ça comme ça, on a l’impression que tout le monde s’en fout.”7 A la lumière de la situation actuelle, on a un désagréable sentiment de déjà vu. A Isles-lès-Villenoy (Seine et Marne), on trouve des bassins pollués à l’arsenic dans un ancien site Tereos qui accueillait une usine sucrière8.Que représente ce groupe industriel ? Un chiffre d’affaire annuel de 4,4 milliards d’euros en 2019, une implantation dans 18 pays9, deuxième en production mondiale de sucre, le groupe est aussi actif dans la production d’éthanol et d’alcools, de fibres, de protéines.

Les centres de profit sont la France et la République Tchèque (betteraves sucrières), le Brésil (canne à sucre), Chine et Asie (transformations de céréales), Océan Indien et Afrique (cultures céréalières intensives et canne à sucre)10.Les origines du groupe Tereos remontent à une distillerie coopérative d’Origny en 1932 qui réunissait plusieurs agriculteurs betteraviers. Cette coopérative va s’étendre et acquérir d’autres usines sucrières au fil des ans (sous le nom de Sucreries et Distilleries de l’Aisne – SDA). Ses racines remontent également dans la très vieille industrie betteravière française avec les familles d’industriels sucriers Say (1812) et Beghin (1821).

Ces familles joignent leurs activités et forment le groupe sucrier Beghin-Say (1972) qui fusionnera avec la coopérative SDA pour former le groupe Tereos (2002). Le groupe représente aujourd’hui 12.000 associés coopérateurs dans une coopérative unique11. Tereos paye entre 50.000 et 100.000 euros pour les services d’un cabinet de représentants (lobbying) auprès de l’Union Européenne12.Le groupe a encaissé des pertes très sérieuses en 2019 : depuis la fin des quotats sucriers de l’Union Européenne en 2017 et l’ouverture des marchés, le monde a connu une surproduction ainsi qu’une chute des prix du sucre.

Sur les forums en ligne d’agriculteurs on questionne le salaire du CEO Alexis Duval et on s’inquiète du prix des betteraves13.
En juillet 2018, 70 élus sur 172 (représentant  7.500 des 12.000 coopérateurs et 5 usines sucrières du nord de la France avaient démissionné en bloc pour dénoncer “une gouvernance défaillante” et l’absence de résultat de la diversification internationale du groupe14.
A La Réunion, le groupe réclame le maintien des aides financières pour le sucre de canne allouées par l’état français depuis la fin des quotats sucriers : dans ce bras de fer, Tereos menace de répercuter l’annulation des aides financières étatiques sur les prix de la canne à sucre (donc de faire payer le prix aux paysan.ne.s de cannes à sucre) ou tout bonnement de fermer les deux usines de l’île15.
Très actif à l’international,  Tereos entretient des rapports néo-coloniaux au Brésil : en 2007, des agriculteurs décédaient dans les plantations de canne à sucre, payés quelques centimes d’euros par tonne de canne coupée, et on notait des troubles de respiration chez des riverain.e.s dûs aux brûlis de paille de canne16.
Guarani, filiale brésilienne du groupe (partagée avec le magnat pétrolier brésilien Pétrobras jusqu’en 2016 lorsque Tereos rachète toutes les parts17), se présente en compagnie modèle du développement durable grâce à la filière sucre/alcool.

Le bioéthanol dérivé de la canne à sucre sert de carburant « vert » pour les moyens de transport routier : au Brésil, cette filière est responsable de pollutions telles que les brûlis, la mauvaise gestion des résidus (vinasse), rejets d’eaux polluantes dans les rivières18. A l’heure où Jair Bolsornaro annule le décret interdisant la culture de cannes à sucre dans la forêt amazonienne19 et où Tereos doit assumer sa deuxième pollution de masse d’une rivière en France et en Belgique, on est en droit de rester sceptique et dubitatif devant les engagements d’« agriculture durable » et d’«industrie positive » du groupe qui semblent tout droit relever d’un greenwashing cynique… 

Quel constat pouvons nous tirer ?       

Le drame qui s’est produit durant ce mois d’avril 2020 en France et en Belgique renvoie à deux conclusions. La première est la communication catastrophique de l’état français envers l’état belge quant à la gravité de la situation et une déficience flagrante des canaux d’alerte appropriés (Commission Internationale de l’Escaut) : les dégâts auraient sans doute pu être limités si des mesures efficaces avaient été prises en temps.
La deuxième est la dangerosité des marchés internationaux libéralisés et d’un monopole tel que Tereos, pour toute forme de vie, tant animale qu’humaine, tant en Europe qu’au Brésil : la course au profit, à la libéralisation économique, à l’industrialisation ont des impacts énormes sur la faune et la flore de nos environnements ainsi que sur la protection des travailleurs et travailleuses de l’agriculture.

La ministre belge Céline Tellier entend poursuivre Tereos pour faire payer le groupe (on parle de dédommagements à hauteur d’1 million d’euros pour la seule Wallonie20). La qualité du biotope de l’Escaut avait été surveillée et protégée pendant dix ans : il aura suffit de deux semaines pour l’anéantir. Peut-on vraiment quantifier un écocide ? Comment empêcher une nouvelle catastrophe de survenir dans le futur ? Comment penser une nouvelle agriculture qui soit réellement durable ?
Il est plus qu’urgent de repenser l’entraide internationale et de créer un monde où un groupe tel que Tereos ne pourrait plus sévir sans impunité dans sa quête de profit. Un monde où la production économique et alimentaire serait débattue démocratiquement et où libéralisation des marchés ne serait pas vénérée comme une panacée. Un monde qui bâtirait enfin une écologie digne et sociale.

Avis – Front Ecologie Sociale

Sources

        1https://www.rtbf.be/info/societe/detail_plus-de-60-especes-de-poissons-recensees-dans-le-bassin-de-l-estuaire-de-l-escaut?id=8960788               

2https://www.lavoixdunord.fr/739032/article/2020-04-10/100-000-m3-cubes-d-eau-se-deversent-thun-saint-martin-apres-la-rupture-d-une               

3https://ofb.gouv.fr/actualites/pollution-suite-la-rupture-de-digue-dun-bassin-de-decantation-loffice-francais-de-la               

4https://ofb.gouv.fr/actualites/pollution-suite-la-rupture-de-digue-dun-bassin-de-decantation-loffice-francais-de-la               

5https://www.rtbf.be/info/regions/detail_pollution-de-l-escaut-le-film-de-la-catastrophe-ecologique?id=10488277        

6Ibid   

7https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/aisne/pollution-riviere-oise-sucrerie-tereos-reconnait-sa-responsabilite-1524456.html               

8http://www.leparisien.fr/seine-et-marne-77/villenoy-77124/villenoy-de-l-arsenic-en-grande-quantite-sur-le-site-de-l-ancienne-sucrerie-27-11-2016-6381984.php               

9https://tereos.com/fr/               

10https://library.wur.nl/WebQuery/wurpubs/fulltext/244987               

11https://tereos.com/fr/groupe/histoire/               

12https://ec.europa.eu/transparencyregister/public/consultation/displaylobbyist.do?id=898914810908-76               

13http://agri-convivial.forumactif.com/t70970p450-si-vous-etes-chez-tereos-je-vous-souhaite-bien-du-plaisir-l-exemple-de-la-luzerne               

14https://www.lunion.fr/art/110864/article/2018-09-09/crise-chez-tereos-enquete-ouverte-pour-vol-de-donnees-confidentielles               

15https://www.temoignages.re/politique/canne-a-sucre/filiere-canne-le-gouvernement-met-la-pression               

16https://www.liberation.fr/futurs/2007/06/02/la-fievre-de-l-ethanol-fait-des-victimes-au-bresil_94785               

17https://www.lemonde.fr/economie/article/2016/12/28/tereos-renforce-sa-presence-au-bresil-en-devenant-l-unique-actionnaire-de-guarani_5055063_3234.html               

18https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2009-1-page-82.htm#re17no17               

19https://www.lesoir.be/258965/article/2019-11-07/bresil-bolsonaro-retablit-les-plantations-de-canne-sucre-en-amazonie               

20https://www.rtbf.be/info/regions/detail_pollution-de-l-escaut-le-groupe-sucrier-francais-tereos-se-defend?id=10488889