Emparez-vous des hôpitaux ! …mais comment ?

Nous traduisons ici un article, « Seize the Hospitals! …But How?« , paru sur le site de Black Rose / Rosa Negra (BRRN) notre organisation sœur aux États-Unis.

En mai 2023, plusieurs militant·es de Black Rose / Rosa Negra (BRRN) travaillant dans le secteur de la santé ont participé à la Health Autonomy Convergence (HAC) à Durham, en Caroline du Nord. Voici leur réflexion collective et leur analyse de l’événement et des perspectives d’organisation syndicale radicale dans le secteur de la santé en général.

En mai dernier, 200 travailleur·ses auti-autoritaires de la santé se sont réunis à Durham, en Caroline du Nord, pour la première Health Autonomy Convergence. Beaucoup d’autres travailleur·ses de la santé voulaient y participer mais n’ont pas pu, car la capacité d’accueil a été atteinte en moins d’une journée après l’ouverture des inscriptions. Cela n’est pas surprenant, étant donné ce que nous avons vécu depuis le début de la pandémie, et les échecs du système capitaliste raciste que nous voyons tous les jours lorsque nous essayons de fournir des soins dans ce monde brisé.

Le fait qu’il s’agisse d’une conférence destinée spécifiquement aux travailleur·ses de la santé, plutôt que d’un rassemblement pour discuter des soins de santé de manière abstraite ou théorique, a été un élément important. Nous pensons qu’il est essentiel d’encourager une orientation vers l’organisation parmi les radicaux, ce qui signifie déplacer le centre d’intérêt du QUOI (comme la question des soins de santé) vers le QUI (comme les travailleur·ses de la santé). En tant que travailleur·ses de la santé, nous avons besoin d’espaces pour nous connecter avec d’autres personnes qui partagent les mêmes besoins et les mêmes luttes que nous, et qui font face aux mêmes patrons de l’industrie de la santé contre lesquels nous devons construire un pouvoir.

Parmi les anarchistes aux Etats-Unis, l’orientation vers l’organisation est rare. Il est plus courant pour les anarchistes et les anarchistes apparentés d’être orienté·es vers le monde activiste des projets basés sur des questions et des collectifs idéologiquement fermés. Cela n’est ni surprenant ni limité aux seul·es anarchistes, étant donné que la plupart des communautés américaines sont aujourd’hui coupées de tout souvenir de lutte collective durable et transformatrice. La norme dans la gauche américaine est le spectacle : des manifestations ou des marches, souvent organisées par des activistes professionnels, qui font appel aux médias ou au « public » sans un engagement critique avec ceux qui ont le pouvoir de répondre à nos demandes. Les anarchistes américain·es peuvent élever ces manifestations d’un cran dans la rue, mais beaucoup d’entre elleux n’ont toujours pas un sens cohérent de la manière dont une manifestation peut construire un pouvoir pour la masse des gens. Plus récemment, les projets politiques anti-autoritaires sont largement axés sur une approche interne, mettant l’accent sur la façon dont nous parlons et sur la façon de décoloniser nos pensées individuelles et nos relations sociales. Il y a un sentiment de résignation incontestable que la chose dont nous avons besoin – une véritable révolution sociale anarchiste – est une vision désespérément irréaliste à invoquer uniquement comme rhétorique, plutôt que quelque chose vers lequel nous pouvons faire des progrès pratiques ici et maintenant.

Parmi les travailleur·ses de la santé anti-autoritaires, les projets politiques tendent vers des collectifs de médecins de rue, des projets d’herboristerie artisanale, des efforts pour changer la façon dont nous parlons à nos patient·es, ou peut-être un projet d’écriture et de propagande avec d’autres travailleur·ses radicalaux de la santé. Ces types de projets activistes ont également constitué la majorité des sessions à HAC. Ces projets peuvent en effet apporter des contributions utiles, mais sans un plan conscient sur la façon de les relier à un mouvement plus large qui construit et utilise le pouvoir des travailleur·ses de la santé, et sans un processus actif pour atteindre et amener des travailleur·ses de la santé auparavant non politisé·es, ces projets finissent souvent par créer une sous-culture insulaire : séparée de la société, plutôt qu’engagée dans la lutte au sein de celle-ci. Sans un mouvement de masse capable d’embrasser activement les vastes pans de travailleur·ses de la santé insatisfaits en proposant une véritable stratégie pour remettre en question les conditions horribles auxquelles nous sommes confronté·es et, plus largement, pour attaquer le système de santé capitaliste meurtrier qui crée ces conditions, nous resterons isolé·es et largement impuissants.

En tant que membres du BRRN, nous avons été motivé·es de participer à la HAC afin de partager ce à quoi peut ressembler une perspective d’organisation au sein des soins de santé. Nous voulions montrer qu’il existe une alternative au modèle militant par défaut, et partager la façon dont les travailleur·ses de la santé peuvent prendre des mesures simples pour s’organiser – une étape nécessaire dans une stratégie de changement systémique et, en fin de compte, de révolution sociale.

À la HAC, le slogan choisi par les organisateur·ices de la conférence était :  » Emparez-vous des hôpitaux « . Nous sommes tout à fait d’accord, tant sur le plan sentimental que sur le plan pratique. Nous sommes d’accord parce que s’emparer des hôpitaux est quelque chose que nous pouvons réellement faire, si nous sommes suffisamment puissant·es et organisé·es pour y parvenir. Si nous voulons libérer notre système de santé et en faire quelque chose qui soit contrôlé par les travailleur·ses, les patient·es et les quartiers, alors, en tant que travailleur·ses de la santé, nous devons nous emparer physiquement des hôpitaux. Mais à la HAC, nous n’avons malheureusement pas vu comment ce slogan pouvait devenir réalité, en dehors de quelques discussions historiques sur les mouvements passés. L’idée d’un changement radical, d’une action collective de masse, de la saisie des hôpitaux, d’une révolution, reste un slogan abstrait s’il n’y a pas de lien explicite avec ce que nous faisons ici et maintenant.

Pour construire notre vision de l’organisation collective dans les soins de santé, nous avons mis en place un panel pour la convergence au cours duquel les travailleur·ses de la santé ont partagé leurs expériences en matière d’organisation sur le lieu de travail. Les participant·es ont fait part de leurs expériences diverses – une infirmière syndiquée dans un grand hôpital urbain a fait grève et s’est organisée pour transformer le syndicat, une infirmière non syndiquée dans un établissement de soins à domicile a parlé de ses premiers pas dans l’organisation, un travailleur social a parlé d’une campagne réussie de syndicalisation dans un État où le droit du travail est garanti, et une infirmière a parlé des défis d’une campagne bloquée dans un hôpital universitaire du sud – notre espoir était de donner des exemples pratiques de ce à quoi peut ressembler l’organisation dans les soins de santé et de motiver à démarrer quelque chose de similaire. D’après les conversations qui ont eu lieu pendant l’atelier et les réponses qui ont suivi, il semble que cela ait fonctionné : les participant·es ont pu établir des liens avec leurs propres expériences sur le lieu de travail et ont demandé des conseils pour faire face à leurs propres défis. Après avoir vu comment d’autres travailleur·ses de la santé ont réussi à renforcer leur pouvoir et à apporter des changements dans leurs hôpitaux, iels ont déclaré qu’iels se sentaient plus inspiré·es et capables d’agir à leur tour.

Nous avons associé ce panel sur les expériences d’organisation à un atelier décrivant les étapes de l’organisation sur le lieu de travail dans le secteur de la santé et montrant comment il s’agit d’une partie essentielle de la lutte révolutionnaire. L’organisation sur le lieu de travail ne fait pas partie de l’expérience de la plupart des travailleur·ses de la santé à une époque où le taux de syndicalisation est au plus bas et où l’activisme en ligne prend souvent la place des mouvements sociaux enracinés. Nous pensons qu’il est important de réintroduire les travailleur·ses dans des outils de base tels que la cartographie du lieu de travail, les tête-à-tête et la création d’un comité d’organisation, et de pratiquer ces outils ensemble afin que nous puissions surmonter les angoisses liées à la réalisation de ce travail difficile avec nos collègues. Cet atelier s’est déroulé de manière un peu plus inégale. Quelques participant·es à l’atelier ont exprimé leur malaise face au modèle d’organisation en tête-à-tête, lorsque nous avons des conversations intentionnelles avec nos collègues pour les écouter, les agiter et les inviter à passer à l’action. Leur préoccupation était qu’il semblait manipulateur d’entamer une conversation avec un objectif et avec l’intention de demander à quelqu’un·e de se joindre à une campagne d’organisation. Étant donné que nous ne pouvons pas faire grand-chose dans la vie sans demander à d’autres personnes de faire des choses avec nous, cette réponse leur a semblé décevante et déresponsabilisante. Mais d’autres participant·es à l’atelier ont déclaré qu’iels avaient trouvé les compétences d’organisation utiles et pratiques.

Non seulement ces compétences ne sont souvent pas accessibles aux radicalaux, mais lorsqu’elles le sont, elles sont généralement déconnectées de tout projet révolutionnaire. Les syndicats utilisent et enseignent les techniques d’organisation, mais le plus souvent pour développer leurs propres bureaucraties descendantes, et iels séparent nettement ces techniques pratiques de tout contenu politique. Notre intervention à l’HAC visait à démontrer comment les techniques d’organisation peuvent être utilisées pour construire une auto-organisation démocratique, et comment elles peuvent être combinées avec l’éducation politique et les luttes de classe pour créer des mouvements qui défient l’Etat et le capitalisme.

La participation à la HAC nous a également permis de comprendre les conditions des travailleur·ses de la santé à travers le pays, ainsi que les opportunités et les défis en matière d’organisation. Nous avons appris qu’il existe un fort désir d’organisation radicale et militante au sein du secteur de la santé. Nous avons vu qu’un groupe de travailleur·ses de la santé était prêt à consacrer des mois de travail à l’organisation de cette conférence de trois jours, et que des centaines de personnes étaient enthousiastes à l’idée de venir de tout le pays pour y participer. Nous avons rencontré quelques camarades qui organisent des mouvements avec des syndicats ou des campagnes comme la Do No Harm Coalition et DPH Must Divest. Cependant, la majorité des participant·es à la conférence sympathisant·es de l’anarchisme n’étaient pas orienté·es vers l’organisation de masse ou la construction stratégique du pouvoir, que ce soit par manque d’intérêt ou par manque d’opportunité.

Nous considérons cette orientation comme le reflet d’un énorme besoin non satisfait de construire des structures pour l’organisation de masse, pour l’organisation en dehors de nos cercles sociaux étroits, pour l’organisation qui vise à construire le pouvoir. Nous pensons qu’il faut continuer à développer et à promouvoir des exemples concrets de modèles d’organisation radicale dans les soins de santé, afin de montrer comment l’organisation peut être à la fois un moyen plus durable de développer une culture de soutien et un moyen de construire et d’exercer notre propre pouvoir. Par ailleurs, le nombre relativement faible de participant·es syndiqué·es témoigne du faible taux de syndicalisation dans le secteur de la santé (même s’il est plus élevé que dans d’autres secteurs). Nous devons nous organiser dans des espaces comme celui-ci où nous atteignons les travailleur·ses de la santé non syndiqué·es, tout en nous organisant dans des espaces réservés aux membres de syndicats comme Labor Notes.

En abordant la convergence avec notre orientation vers l’organisation de masse pour le pouvoir, nous avons vu les tendances de l’activisme de gauche et anarchiste reflétées à la HAC, ce qui est inquiétant et donne à réfléchir. En même temps, nous considérons l’existence d’une telle conférence, et le travail que les organisateur·ices et les participant·es étaient prêt·es à faire pour qu’elle ait lieu, comme un signe d’espoir quant au potentiel des travailleur·ses de la santé à lutter ensemble pour un avenir révolutionnaire. Nous espérons que la HAC s’inscrit dans une tendance croissante à l’organisation militante dans le secteur de la santé.

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