Une conception anarchiste du pouvoir populaire

L’article qui suit a été publié sous le titre originel « notre conception du pouvoir populaire » (Nossa Concepção de Poder Popular) en juin 2012 par la Coordination anarchiste brésilienne à l’occasion de la parution du premier numéro de la revue Socialismo Libertário.

Le spécifisme, notre courant de l’anarchisme, particulièrement en Amérique latine, se penche depuis plus d’un demi-siècle sur la problématique du pouvoir populaire. Dans ce texte, nous essayons de formaliser les éléments pertinents de cette discussion, qui sont aujourd’hui partagés par les organisations qui constituent le CAB (Coordination anarchiste brésilienne).

Notre conception du pouvoir populaire constitue à la fois un objectif et une stratégie, tous deux constituent la base d’une pratique politique ancrée dans le contexte historique et géographique dans lequel nous opérons, afin de renforcer notre intervention dans l’ensemble des forces en jeu. Il ne s’agit donc pas d’une discussion purement théorique ou philosophique, qui vise uniquement à connaître la réalité ou à y réfléchir de manière abstraite. Pour nous, l’anarchisme est une idéologie : un « ensemble d’idées, de motivations, d’aspirations, de valeurs, de structures ou de systèmes de concepts qui ont un lien direct avec l’action – ce que nous appelons la pratique politique« . [FARJ. Anarchisme social et organisation]

Nous pensons que l’anarchisme doit nécessairement concevoir cette pratique politique afin de transformer la réalité dans laquelle nous sommes inséré-e-s, et c’est dans ce sens que nous concevons notre proposition de pouvoir populaire, basée sur une stratégie déterminée d’intervention sociale, d’une pratique politique, qui peut stimuler notre objectif révolutionnaire et socialiste.

Anarchisme et pouvoir populaire

L’anarchisme est apparu au cours du XIXe siècle comme l’une des formes que peut prendre le socialisme, c’est-à-dire comme l’un de ses courants, qui a aujourd’hui une longue histoire de lutte des opprimé-e-s, impliquant des affrontements, des conquêtes, des défaites, des plaisirs, des souffrances et des martyres.

« Il y a des sacrifices, des luttes, du sang et des rêves dans ce concept de socialisme. Il y a une longue histoire de résistance. Il s’agit d’une production historique liée aux aspirations de celles et ceux d’en bas. Ce n’est pas une science, mais une aspiration, un espoir de l’être humain, des classes, des collectifs et des peuples opprimés« . [FAU/FAG. Wellington Gallarza et Malvina Tavares]

Cette longue histoire de l’anarchisme, inséparable des luttes qui ont eu lieu et qui ont encore lieu dans le système de domination dans lequel nous sommes inséré-e-s, constitue une mémoire intense, sur laquelle nous constituons nos certitudes idéologiques, fondées sur les principes qui ont été à la base de l’idéologie anarchiste. La longue histoire de l’anarchisme a accumulé des connaissances, en plus d’un siècle de batailles intenses, vécues et construites collectivement, à partir d’un ensemble très riche d’expériences qui visaient le même objectif final : promouvoir la révolution sociale et consolider un système socialiste et libertaire, appelé historiquement socialisme libertaire, communisme libertaire ou simplement anarchisme« Le but final qui ressort du projet socialiste est l’établissement d’une société égalitaire, une société […] sans classes ». [CAZP. Alagoas et le pouvoir populaire] Cet objectif prévoit la fin de la domination en général, tant de l’exploitation économique que des autres types de domination.

Pour nous, il est essentiel d’aller au-delà des discussions sur la forme, sur les termes en question, et d’adopter une approche qui prenne en compte le contenu fondamental de la proposition anarchiste. Nous sommes convaincu-e-s que l’anarchisme a toujours été basé, depuis son émergence, sur des stratégies de pouvoir populaire. Lorsque Bakounine, par exemple, a proposé un programme d’intervention des anarchistes au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT), il n’a rien fait d’autre que de proposer un projet de pouvoir populaire, qui pourrait transformer la société par une pratique révolutionnaire des travailleur-euse-s. Nous pouvons affirmer, contrairement à ce qui a été dit, que l’anarchisme n’a jamais été contre le pouvoir, mais qu’il a développé une critique d’un certain type de pouvoir (la domination) et développé des propositions d’un autre type de pouvoir.

Toutes les pratiques anarchistes forgées au sein des classes opprimées et qui visaient et visent toujours à en faire les protagonistes de leurs propres luttes et de leur propre processus d’émancipation et de libération étaient et sont, pour nous, des projets de pouvoir populaire. Il y a des germes de propositions de pouvoir populaire dans les luttes populaires du passé et du présent. Par conséquent, nous ne comprenons pas que l’idée de pouvoir populaire soit quelque chose de nouveau ; l’anarchisme, comme nous le soulignons, dans sa longue histoire, a développé des projets de pouvoir populaire, toujours situés dans les cadres caractérisés par ses principes.

Lorsque nous réfléchissons à la question du pouvoir populaire, en réalité, nous reprenons une partie importante des théories et des pratiques développées par les anarchistes au cours de l’histoire mais, en même temps, nous choisissons certaines d’entre elles plutôt que d’autres. En outre, nous avons développé nos propres positions afin de revitaliser les questions que nous considérons fondamentales pour une pratique politique adéquate avec le contexte dans lequel nous nous trouvons.

Le concept de pouvoir

Il existe différentes interprétations du concept de pouvoir dans la gauche, et puisque nous défendons le concept de pouvoir populaire, nous comprenons qu’il est nécessaire de définir notre conception de pouvoir avec une certaine précision.

Nous concevons le pouvoir comme un rapport social établi à partir de la confrontation entre différentes forces sociales, lorsqu’une ou plusieurs forces s’imposent aux autres.

Toute société entretient une relation dynamique et permanente entre les forces en jeu. Par conséquent, toute société a des relations de pouvoir. Les individus, les groupes, les classes sociales ayant la capacité de s’épanouir,peuvent ou non devenir des forces sociales. Ainsi, nous distinguons ces deux concepts : « une force sociale a une certaine capacité de réalisation. La capacité de réalisation peut être comprise comme la possibilité de produire à partir d’une certaine force sociale, lorsqu’elle est mise en action par l’agent qui la détient ». Ainsi, la capacité de réalisation est placée dans le champ des possibilités ; un agent, un groupement peut avoir une capacité de réalisation, mais il transformera cette capacité en une force sociale lorsqu’il interviendra dans les forces en jeu. La force sociale implique que la capacité quitte le champ du possible et s’intègre dans le champ de la réalité.

La force sociale ne peut pas non plus être confondue avec le pouvoir. « Le pouvoir ne peut être un simple synonyme de force sociale, car pour avoir du pouvoir, il faut faire usage de sa force et qu’elle ait un effet – ou du moins pouvoir faire usage de cette force (quand cela vous arrange) et que cela suffise pour obtenir un effet« . Le pouvoir existe, en fait, quand il y a imposition de la volonté d’un agent ou d’un ensemble d’agents au moyen de la force sociale qu’ils parviennent à mobiliser pour vaincre les forces mobilisées par ceux qui s’opposent à lui.

Pouvoir et domination

Dire que toute société a des relations de pouvoir ne signifie pas pour autant que toutes les sociétés, et toutes les relations sociales, sont basées sur la domination. C’est pourquoi nous considérons qu’il est fondamental de distinguer les concepts de pouvoir et de domination.

La domination est un type de pouvoir, que nous caractérisons comme un pouvoir autoritaire, contre lequel nous nous sommes historiquement mobilisé-e-s. La domination est une relation de pouvoir hiérarchique qui peut être institutionnalisée, certain-e-s décidant de ce qui concerne les autres et/ou tout le monde. Elle explique les inégalités structurelles, implique une relation de commandement et d’obéissance entre le-la dominant-e et le-la dominé-e, l’aliénation des dominé-e-s, entre autres aspects. C’est le fondement des relations de classe, bien que la domination ne puisse être réduite à la domination de classe. L’anarchisme, depuis son émergence, lutte contre les rapports de domination distincts : entre classes sociales, genres, les races, impérialistes, etc. L’anarchisme est donc contre un type de pouvoir caractérisé par la domination qui, malheureusement, caractérise le modèle de pouvoir hégémonique du capitalisme.

En opposition à la domination et au modèle de pouvoir qui la caractérise, le pouvoir dominant, nous défendons l’autogestion et le fédéralisme libertaire, caractérisé par un modèle d’autogestion et de pouvoir fédéraliste, appelé par nous pouvoir populaire. L’autogestion et le fédéralisme sont le contraire de la domination et impliquent une participation aux processus de planification et de prise de décision, proportionnellement à leur impact, personnellement, en groupe ou collectivement. Son application généralisée implique le remplacement d’un système de domination par une société égalitaire/libertaire.

« On peut dire que l’autogestion serait, en termes généraux, le pouvoir de décision effectif sur l’ensemble des questions politiques, économiques, sociales ; elle ne se ferait pas du haut vers le bas, mais du bas vers le haut. Définition qui couvre plusieurs domaines : formes d’organisation politique, organisation des processus de production et des services, éducation, aspects culturels et idéologiques. L’autogestion, ainsi conçue, avec l’ampleur que nous croyons qu’elle implique, est une conception globale qui a besoin d’éléments cohérents pour un développement authentique. Elle implique une transformation radicale, non seulement économique mais aussi politique et idéologique. L’autogestion ne discipline pas les organes de soumission, d’obéissance et de commandement, mais tend à détruire, à interrompre la notion actuelle de politique comme quelque chose de réservé à une caste, en donnant un autre contenu à ce concept : la prise en main par les différents organismes sociaux, à tous les niveaux et sans intermédiaires, des matières qui lui incombent, dans le but de construire un ordre social sur ces bases. Cela implique également de socialiser la politique, de ne pas déconstruire son espace spécifique, mais de la concevoir d’une autre manière ». [FAU. Pouvoir, autogestion et lutte des classes : une approche du thème]

Comme nous chercherons à le démontrer, notre conception du pouvoir populaire est basée sur les notions d’autogestion et de fédéralisme libertaire par opposition à la domination. C’est pourquoi nous différencons le pouvoir de la domination ; le pouvoir que nous défendons, construit sur l’idée d’autogestion et de fédéralisme, constitue la base de notre concept de pouvoir populaire et s’oppose radicalement à la domination.

Le concept de pouvoir populaire

Comme nous l’avons déjà souligné, nous comprenons que « le pouvoir n’est pas nécessairement quelque chose d’anti-populaire » ; « le pouvoir populaire légitime doit exister pour opprimer les plans de la tyrannie, qui apparaissent toujours dans la tête de certains agents« . Ainsi, notre projet de pouvoir populaire devient un outil, une sorte de contre-pouvoir au pouvoir existant, caractérisé par la domination.

En termes macro-sociaux, on peut dire que nous concevons le pouvoir populaire comme un modèle généralisé de pouvoir basé sur l’autogestion et établi par les classes opprimées par rapport aux classes dominantes, qui constitue la base d’une nouvelle société. Le pouvoir populaire, ainsi conçu, vise à la suppression du capitalisme, de l’État et des rapports de domination en général, pour les remplacer par une nouvelle structure de pouvoir, établie à partir des lieux de travail et de logement ; il ne peut donc être consolidé que par un processus révolutionnaire.

Opposer notre projet de pouvoir populaire à la domination implique nécessairement une lutte ardue contre les forces sociales mobilisées, fondamentalement, par les classes dominantes. Au milieu de la lutte des classes, qui caractérise le système de domination dans lequel nous sommes inséré-e-s, nous avons une position très claire, en tant que partie des classes opprimées – puisque nous comprenons l’anarchisme comme une idéologie des classes opprimées – de conduire un processus qui, selon la capacité de réalisation de ces classes en force sociale, et à partir de leur intervention en tant que mouvements populaires, parvient à imposer notre force aux classes dominantes, à mettre fin à la domination et à établir ce pouvoir populaire, basé sur une autogestion généralisée. Le pouvoir populaire doit donc être construit par la force des opprimé-e-s, sur la base de la communion de certains principes, uni-e-s dans la solidarité dans leur diversité et avec le même objectif.

« Il ne s’agit pas de mettre le nom de pouvoir populaire sur les anciennes et bien connues formes d’action et de représentation politiques qui excluent le peuple de toute instance fondamentale de décision. Il ne s’agit donc pas simplement de prendre le pouvoir politique centralisé actuel aux classes dominantes, mais de le répandre, de le décentraliser dans les organisations populaires, de le transformer en autre chose, le transformer en une nouvelle structure sociopolitique. Prendre le pouvoir, c’est prendre le pouvoir dans les usines, dans les champs, dans les mines, dans les ateliers, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les centrales électriques, dans les médias, dans les universités, et le pouvoir est celui des travailleur-euse-s et du peuple quand ce sont des organismes contrôlés par elleux, largement démocratiques et participatifs, où celleux qui les prennent en charge reprennent les fonctions tutélaires exercées depuis la sphère étatique« . [FAG. Déclaration de principes]

Le pouvoir populaire est donc à la fois un objectif et une stratégie prônés par un anarchisme spécifique. Il rapproche notre idéal libertaire d’un projet de pouvoir indispensable pour réaliser les ruptures qui impliquent la réalisation de notre objectif final et n’a aucun rapport avec les conceptions actuelles de « prise de pouvoir » des institutions de domination, comme dans le cas de l’État, que ce soit de manière révolutionnaire ou réformiste.

Le projet stratégique de notre courant

La cohérence stratégique qui marque l’intervention anarchiste dans la réalité repose sur l’idée, qui nous paraît évidente, que l’objectif doit conditionner la stratégie et la tactique. C’est-à-dire que les moyens que nous utilisons conduiront nécessairement à des fins conformes à ces moyens. Si nous plaçons le pouvoir populaire comme un objectif stratégique à atteindre par un processus révolutionnaire de mobilisation et de lutte, il est impossible de ne pas concevoir de stratégies et de tactiques qui soient compatibles avec cet objectif et qui nous fassent marcher vers lui. Ce projet stratégique du spécifisme anarchiste se caractérise essentiellement par ce que nous avons appelé la construction du pouvoir populaire et la création d’un peuple fort. C’est dans ce sens que le pouvoir populaire acquiert également une fonction stratégique fondamentale.

Nous affirmons que la base du pouvoir populaire est l’autogestion et le fédéralisme libertaire ; par conséquent, dans ce processus stratégique de mobilisation et de lutte, nous comprenons que l’autogestion et le fédéralisme doivent sous-tendre notre programme d’intervention dans la création et la participation des mouvements populaires. Parmi les différentes stratégies historiquement défendues par les anarchistes, notre stratégie de pouvoir populaire se caractérise comme une stratégie de masse. Cela signifie que nous voulons contribuer à l’organisation des masses afin qu’elles puissent être les protagonistes de leurs luttes, à court et à long terme, en prenant la responsabilité de leurs réalisations et des améliorations quotidiennes, ainsi que du processus de transformation révolutionnaire qui les émancipera et les libérera complètement.

« Bien que le pouvoir populaire soit un projet à long terme (lorsque la force des classes opprimées dépasse celle des classes dominantes), il commence à se développer et à se renforcer à partir des expériences de mobilisation et de lutte à court terme, forgées sur les besoins immédiats de la population. Par conséquent, la construction du pouvoir populaire exige une action immédiate et de ne pas attendre d’autres facteurs qui peuvent la réaliser sans plus d’efforts, car c’est dans la société actuelle que se développe l’embryon de la société future ». [OASL. Spécialiste de l’anarchisme et du pouvoir populaire]

Pour cette raison, nous soutenons que le pouvoir populaire doit commencer à se construire dans la lutte populaire, organisée et menée par les différents secteurs des classes opprimées, autour des questions les plus immédiates, visant les processus de rupture les plus profonds. Construire le pouvoir populaire et créer un peuple fort implique, outre de faire les luttes du court terme, d’aller vers des luttes à moyen et long terme, et c’est pour cette raison que nous avons défendu l’organisation populaire dans un front de classes opprimées, qui peut renforcer de façon permanente la force sociale des classes dominées, en les plaçant en opposition directe aux forces mobilisées par les classes dominantes. Un tel processus d’organisation populaire doit être forgé « comme le résultat d’un processus de convergence de diverses organisations sociales et de différents mouvements populaires, qui sont le fruit de la lutte des classes ». [FARJ. Anarchisme social et organisation] Il s’agit de réarticuler les opprimé-e-s autour d’un projet commun de transformation sociale.

Parmi les différents outils existants pour accroitre la force sociale, on trouve l’organisation. Lorsque nous proposons d’organiser des mouvements populaires et d’y participer avec un programme déterminé, nous pensons que nous donnons aux forces des classes opprimées les moyens de s’exprimer avec cet outil important. « La construction du pouvoir populaire implique, dès à présent, l’organisation de nouveaux mouvements sociaux et l’intégration des mouvements existants, en défendant une position de renforcement permanent. Et ils ne peuvent qu’émerger et être réalisés avec et par le peuple, en tant que classe« . Dans notre intervention pour créer des mouvements populaires et pour les rejoindre, nous nous appuyons sur des principes qui nous permettent de promouvoir des luttes de masse pouvant contribuer au renforcement de notre projet de pouvoir populaire : indépendance de classe et solidarité, combativité et action directe, démocratie directe, autogestion et fédéralisme. Ces principes, historiquement défendus par les anarchistes dans le cadre des luttes populaires, servent d’inspiration et de guide à l’organisation autogérée pour construire le pouvoir populaire.

Construire le pouvoir populaire signifie construire d’autres rapports de force qui mettent en échec les pouvoirs dominants, leurs structures et institutions économiques, politiques, juridiques, militaires, idéologiques, culturelles ; bref, le statu quo. Il s’agit d’oser vaincre le système de domination et de réaliser, dans la pleine solidarité de la lutte populaire, l’accumulation de la force sociale nécessaire pour déséquilibrer les relations sociales imposées par les classes dominantes et, par le biais du conflit social, faire avancer, accumuler, potentialiser et rompre avec les structures systémiques actuelles. Cette stratégie ne peut contribuer à ce processus d’accumulation de forces et de ruptures que si elle fonctionne dans nos propres pratiques politiques, qui doivent démontrer une harmonie entre les discours et les actions.

Nous comprenons que la création d’un peuple fort ne peut se faire que si les luttes des mouvements populaires sont basées sur l’autogestion. Ce n’est qu’en élargissant les mécanismes de participation, ce qui implique des moyens libertaires et égalitaires, que nous comprenons que nous pouvons stimuler le renforcement populaire afin de créer les sujets capables de mener à bien une transformation sociale aussi large. Organiser les différentes expressions de la lutte populaire selon nos principes, c’est créer un peuple fort ; un facteur indispensable pour le succès de notre stratégie.

Les sujets révolutionnaires ne sont pas donnés historiquement par une position historique déterministe et mécaniste ; ils n’atteindront pas non plus la conscience et la lumière par l’action de l’avant-garde moralisatrice.

« Pour construire un peuple fort et un pouvoir populaire, il est nécessaire de construire les sujets de changement, car ceux-ci ne sont pas donnés a priori. […] Quant aux sujets révolutionnaires, la structure économico-politique est un point de départ, mais elle ne définit pas mécaniquement les agents sociaux transformateurs. […] Cependant, les travailleur-euse-s, tant qu’ielles ne se reconnaissent pas et tant qu’ielles n’ont pas de volonté propre, restent des parties reproductrices de la machinerie du système. Créer une capacité politique chez les gens, c’est développer leur potentiel organisationnel et pratique, que les gens eux-mêmes possèdent déjà à l’état latent puisqu’ielles font face quotidiennement aux situations de travail et aux problèmes de la vie sociale quotidienne« . [CAZP. Alagoas et le pouvoir du peuple]

Le nouveau sujet, capable de construire le projet de pouvoir populaire que nous défendons, doit donc nécessairement être (re)construit. L’intervention que nous avons à travers notre pratique politique cherche cette reconstruction dans la lutte contre la fragmentation du tissu social, complètement effiloché par les pratiques de domination, et par l’accumulation des luttes quotidiennes, qui génèrent des connaissances et des pratiques pertinentes, avec un potentiel transformateur. « C’est donc au sein des luttes que se construit le pouvoir populaire et, par conséquent, un autre sujet historique, à la fois personnel et collectif. Un sujet qui n’est pas déterminé a priori, mais historiquement, au sein des luttes des mouvements sociaux« . Nous devons être convaincu-e-s que ce nouveau sujet doit emporter avec lui l’idée d’un nouveau monde, d’une autre forme d’organisation sociale, et qu’il est capable de se donner des moyens d’action, de protagoniser et de transformer la réalité dans laquelle il est inséré.

Le rôle de l’organisation anarchiste spécifique

Même si nous défendons le pouvoir populaire en tant que stratégie des masses, cela ne signifie pas que nous renoncions à un autre élément essentiel, à notre avis, dans la construction du pouvoir populaire ; il s’agit de l’organisation anarchiste spécifique.

« Le problème du pouvoir, décisif dans une profonde transformation sociale, ne peut être résolu qu’au niveau politique, par la lutte politique. Et cela nécessite une forme d’organisation spécifique : l’organisation politique révolutionnaire. Seule son action, enracinée dans les masses, permet de parvenir à la destruction de l’appareil d’État bourgeois et à son remplacement par des mécanismes de pouvoir populaire« . [FAU. L’organisation politique anarchiste]

L’organisation anarchiste spécifique, ce corps politique révolutionnaire, est donc un élément central de notre stratégie du pouvoir populaire. Pas dans le sens autoritaire et substitutif, qui subjugue la capacité des classes opprimées dans le processus de transformation sociale, ou veut les remplacer dans cette lutte. L’organisation anarchiste est comprise par nous comme un agent qui fonctionne comme un levain ou un moteur des luttes populaires : « l’organisation politique n’est pas une direction, mais avant tout un moteur de luttes. Il s’agit d’une différenciation entre le caractère de minorité active, que nous attribuons à nos organisations politiques (niveau politique), et le caractère d’avant-garde des organisations politiques autoritaires, en ce qui concerne leurs relations avec les mouvements populaires (niveau social).

« Contrairement à l’organisation d’avant-garde, le niveau politique organisé comme une minorité active, qui agit de manière éthique, n’a pas de relation hiérarchique ni de domination par rapport au niveau social. Pour nous, comme nous le soulignons, les niveaux politique et social sont complémentaires. […] Le niveau politique complète le niveau social, tout comme le niveau social complète le niveau politique. Contrairement à ce que proposent les auteur-e-s, l’éthique de l’horizontalité qui fonctionne au sein de l’organisation anarchiste spécifique est reproduite dans sa relation avec les mouvements sociaux. Lorsqu’elle est en contact avec le niveau social, l’organisation anarchiste spécifique agit avec éthique et ne recherche pas de positions privilégiées, n’impose pas sa volonté, ne domine pas, ne trompe pas, ne s’allie pas, ne se croit pas supérieure, ne se bat pas pour les mouvements sociaux ou à leur tête. […] L’objectif de la minorité active est, avec l’éthique, de stimuler, d’être ensemble au coude à coude« . [FARJ. Anarchisme social et organisation]

Il s’agit donc de maintenir une relation de complémentarité, dans laquelle l’organisation anarchiste valorise les mouvements populaires et ceux-ci, à leur tour, constituent le terrain privilégié de la pratique politique anarchiste. Dans cette relation autogérée entre l’organisation anarchiste et les mouvements, le programme anarchiste, basé sur ses principes fondamentaux et sa stratégie, est promu afin de reconstruire le tissu social, d’organiser les classes opprimées, de stimuler les pratiques autogérées parmi elles et d’avancer vers la construction du pouvoir populaire.

Pour nous, anarchistes spécifistes, la construction du pouvoir populaire implique donc une double pratique : en tant que membres des classes opprimées, nous nous organisons en mouvements populaires autour de larges associations, qui regroupent des militant-e-s de différentes idéologies ; en même temps, en tant qu’anarchistes, nous nous organisons, en fonction de nos positions idéologiques, pour intervenir dans la réalité de manière plus adéquate. Pour cela, nous défendons comme fondamentale l’affinité idéologique, théorique, stratégique et pratique de ces organisations anarchistes, qui sont basées sur la responsabilité et la discipline de leurs membres, toujours guidé-e-s par l’éthique anarchiste.

Le système de domination et le projet anarchiste du pouvoir populaire

La lutte contre la domination implique des méthodes d’analyse et des théories pour une compréhension critique de la réalité dans laquelle nous agissons. Nous caractérisons le système contemporain de domination comme une structure dominante, basée sur les relations sociales des différentes sphères, qui a son expression la plus pertinente dans la lutte entre les classes aux intérêts antagonistes.

Le capitalisme, l’État et les différentes structures et institutions qui contribuent à la mise en place de ce système doivent être supprimés. Nous avons le devoir d’analyser et de critiquer les réalités, les forces en jeu, les agents en question, nos ennemi-e-ss, les allié-e-s concret-e-s et potentiel-le-s. Cette analyse, ainsi que nos objectifs finaux et notre ensemble de stratégies et de tactiques, constituent notre projet stratégique d’intervention et de transformation de la société.

Nous croyons que tant qu’il y aura un système de domination, il y aura des luttes pour l’émancipation des opprimé-e-s, qui sont de véritables enseignements pour notre projet de pouvoir populaire. C’est au milieu de ces résistances que nous pensons que l’anarchisme doit se trouver, avec toute la diversité qui caractérise les différents terrains populaires dans lesquels nous opérons ; nous devons renforcer les valeurs libertaires qui rendent idéologiquement possible ce projet.

Les dominations économiques, caractérisées par l’exploitation capitaliste ; les dominations politiques, caractérisées par la division de la société en dirigeant-e-s et gouverné-e-s et par des oppressions réalisées par la force brute, par la coercition, toutes deux conduites par l’État ; les dominations culturelles et idéologiques, basées sur les idées qui circulent et renforcent ce système – toutes ces dominations doivent être combattues par nous. La culture et l’idéologie produites par les systèmes de domination créent des sujets individualistes, sans identités qui les lient aux classes opprimées, complètement intégrés au système capitaliste ; c’est aussi un problème pertinent, auquel nous devons également faire face.

Le projet de pouvoir populaire anarchiste s’oppose, à tous les niveaux de domination, aux adversaires des luttes autogérées, « en créant des espaces et des stimuli pour la participation aux syndicats, aux coopératives, aux centres communautaires et étudiants, aux organisations de protestation et aux revendications : pour le travail, la santé, le logement, la terre. Dans ces pratiques distinctes, il est fondamental que nous soutenions la reprise de l’économie et de la politique par les classes opprimées, ainsi que la stimulation du développement des identités et des cultures de classe des différent-e-s opprimé-e-s, et aussi la diffusion d’une éthique basée sur des valeurs ; des moyens qui devraient soutenir notre projet de pouvoir populaire.

La CAB et la construction du pouvoir populaire

Notre proposition d’anarchisme, comme levure et moteur capable de conduire les luttes populaires, au niveau national et continental, devient donc complètement liée à ce projet de pouvoir populaire que nous continuons à conduire ; une stratégie et un objectif que nous croyons être cohérents pour le temps et le lieu où nous agissons.

L’idéologie anarchiste constitue, pour nous, la base fondamentale de notre pratique politique ; nous concevons, par conséquent, que nos idées transformatrices possèdent, à partir de notre intervention pratique dans la réalité, la matérialité nécessaire pour intervenir dans le jeu de forces qui caractérise le système de domination dans lequel nous sommes inséré-e-s et nous cherchons à le transformer avec les pratiques d’intention révolutionnaire qui nous caractérisent.

Il ne suffit pas de désirer l’utopie du socialisme libertaire, il faut marcher vers elle. Notre projet de pouvoir populaire semble adéquat pour relever ce défi, en fondant nos interventions inlassables, des questions les plus courantes, quotidiennes, à court terme, à celles qui impliquent une planification stratégique à moyen et long terme.

La CAB vise à promouvoir un projet de pouvoir populaire dans les lieux où elle opère, en faisant de l’anarchisme l’étincelle qui doit enflammer les mouvements populaires, vers notre idéal de socialisme et de liberté.

Lutter, créer, pouvoir populaire !

Traduction Union Communiste Libertaire Bruxelles

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