Par Julien Clamence (AL BXL)
La chute des rebelles à Alep a fait couler beaucoup d’encre et de pixel dans un monde où elle sera malheureusement oubliée dans quelques semaines. Le train de l’actualité continue sa course, passe d’un massacre à l’autre, et rend l’exercice de mémoire et d’analyse de plus en plus difficile. Pourtant le « moment » d’Alep a été caractérisé par une explosion des hystéries politiques qui n’a pas épargné les courants radiaux et révolutionnaires.
Ce sont opposés deux lignes fortes : d’un côté les anti-impérialistes vouant l’atlantisme aux gémonies et se réjouissant, ouvertement ou non, de la destruction d’un foyer d’islamistes radicaux par les troupes nationalistes d’Assad et de Poutine ; de l’autre, les défenseurs de la révolution syrienne originelle, persuadé que le peuple d’Alep était uni derrière un idéal politique progressiste qu’il fallait défendre à tous prix.
Entre les deux une incroyable bataille communicationnelle, où se distingue largement la propagande pro-Assad et pro-russe. Son audience a été considérable et elle mérite qu’on s’arrête un instant sur la manière dont le discours anti-impérialiste (et, en fait, anti-mainstream) a dégénéré au point de donner bonne conscience à ceux qui se rangent aujourd’hui à l’ombre d’un empire non moins terrifiant qu’est celui de Poutine.
Bâti à la suite de la contre-révolution libérale-conservatrice et sur l’hégémonie américaine dans les années 1990-2000, l’anti-impérialisme post-Guerre Froide dénonçait au départ le « discours dominant » et les mensonges des médias et des États sur les raisons qui justifiaient les guerres au Moyen-Orient ou le recours à la force pour imposer des gouvernements néo-libéraux en Amérique Latine. Les intérêts financiers des grands groupes occidentaux, notamment pétroliers, étaient évidemment gommé de l’équation, ainsi que tout un tas d’autres facteurs géopolitiques dissimulés derrière la vulgate de la « démocratie » qu’on apportait à des peuples « en retard », voir dont la tradition politique aurait été fondamentalement « dictatoriale » – cette imagerie est un des piliers de l’orientalisme aujourd’hui déconstruit par les études post-coloniales.
L’anti-impérialisme a essaimé dans les milieux protestataires, des vieux courants révolutionnaires à l’éclatement des alter-mondialismes, à une époque où les USA étaient ultra dominant et où la doctrine du choc des civilisations n’était pas encore devenue le mantra politique de l’extrême droite, de la droite et d’une partie de la gauche de gouvernement. Penser par beaucoup comme un bouclier au service de l’esprit critique, l’anti-impérialisme du jeune XXIe siècle servait surtout à remettre en cause des évidences, et à toujours tenter de chercher derrière l’attitude des États forts (l’OTAN) un ensemble d’intérêt à caractère capitalistiques.
Or, son invocation pendant la chute d’Alep démontre que le concept a été gangrené par le conspirationnisme le plus crasse. Le processus ne date bien sûr par d’hier, des « intellectuels » comme Jean Bricmont avait déjà brouillé le sens initial (et déjà très contestable sur son principe et ses modalités) de la critique de l’Empire américain, pour en faire une source intarissable de complots. Soral constitue sans doute la dernière évolution, dans le monde francophone, du processus de réappropriation et de réécriture de l’anti-impérialisme. L’Empire, chez lui, c’est la machination américano-judéo-gaucho-maçonique qui explique la fondation d’un ordre économique mondialisé et ennemi des peuples. Pour contrer l’Empire, rien de mieux que le bon vieux nationalismes politiques et économiques, dictatorial si possible, dont Moscou et Poutine sont vites devenu le modèle.
Alors que le sang coulait à flot dans Alep, les réseaux sociaux ont vu fleurir des vidéos et des articles expliquant qu’il s’agissait en réalité d’une libération de la ville par les troupes loyalistes venues chasser les envahisseurs/rebelles djihadistes. Des mercenaires médiatiques occidentaux, évoluant pourtant ouvertement dans la galaxie pro-russe, se sont chargés de parler au nom du peuple « libéré » et de démentir l’existence même de morts civiles. Le mensonge est tellement gros qu’il est difficilement compréhensible qu’autant de gens soient tombés dans le panneau… à moins qu’on considère justement le rôle de l’anti-impérialisme dégénéré.
Au lieu d’être une position critique, qui donc se critique elle-même, et surtout s’applique à toutes les formes d’empires, américain comme russe, ou, à une moindre échelle, turc ou iranien, l’anti-impérialisme est devenu un verrou intellectuel, considérant qu’une information occidentale est forcément moins véridique qu’une information russe, qu’un camp syrien soutenu par les USA est forcément moins légitime qu’un camp soutenu par les Russes. L’anti-impérialisme s’est changé en dogme systématiste, complètement anti-critique et incapable de séparer l’équilibre des forces politiques de la réalité. Si un général américain dit que le ciel est bleu, les anti-impérialistes s’écriront qu’il est rouge !
Le plus affligeant est sans doute de voir l’union générée sous le drapeau anti-impérial et qui recouvre, grosso modo, toutes les nuances du souverainisme et des anciens partis staliniens/communistes autoritaires. Si les premiers, en bons laïcards islamophobes, appuient surtout le rôle « positif » d’Assad comme rempart contre le « fascisme islamiste », et que les seconds taxent tous les anti-Assad de suppôts atlantistes favorables de l’intervention armée, ils partagent le même vocabulaire et la même fascination pour la manipulation médiatique généralisée.
En Belgique, et si on excepte les quelques rouges-bruns qu’on ne saurait pas classer dans la catégorie des radicaux/révolutionnaires, le PTB a joué pendant les événements de toute son ambiguïté communicationnelle. Dénonçant les massacres mais refusant de dénoncer Assad et Poutine, ses membres tenaient sur les réseaux sociaux un discours beaucoup plus décomplexé sur le moindre mal que constitue le régime syrien ; un nouveau TINA (There is no alternative) mais appliqué à la géopolitique. Admettons même qu’il existe au PTB des militants épargnés par la dégénérescence de l’anti-impérialisme russophile, leur silence a été assourdissant.
Ses débats, sur le meilleur camp à soutenir en Syrie, en pleine guerre civile et régionale aux implications mondiales même avec les jeux d’influences américains et russes, ont traversé la société belge et les grands médias. Là encore, la situation est inquiétante, tant l’option baasiste et l’ombre de Poutine semble gagner du terrain, démontrant si besoin en était que la philosophie du choc des civilisations a atteint des sommets de diffusions et d’intégration dans l’imaginaire de sociétés.
Les libertaires, même s’ils ne soutiennent pas l’opposition éclatée en Syrie, ne peuvent que dénoncer et combattre cette tentation de marier la contestation politique à un sacre de l’émergence de nouveaux empires aussi délétères que celui des USA. Qu’il s’agisse de la dictature nationaliste russe, du régime en pleine mue tyrannique de la Turquie ou de la théocratie iranienne, ces États ne constituent ni des opportunités stratégiques pour s’opposer à l’Occident, ni des alliés même implicite pour résoudre le problème de l’émergence de nouvelles formes réactionnaires au Moyen-Orient.
Bien au contraire, la pratique des impérialismes mondiaux ou régionaux a toujours été la cause de la souffrance des peuples et, partant, le terreau de réaction parfois nationalistes, parfois fondamentalistes mais qui se sont toujours révélées autoritaires. On constate trop souvent une incroyable contradiction dans le discours de « l’extrême gauche » européenne sur les questions internationales ; une sorte de mélancolie post-soviétique, qui pousse trop de gens à croire qu’un mouvement politique d’émancipation a forcément besoin d’un État comme exemple ou, au minimum, comme soutien. Les anciens partis staliniens et maoïstes sont les plus touchés par cette obsession et le PTB ne déroge pas à la règle.
La seule libération possible, contre les empires, c’est l’auto-organisation et la fédération. Auto-organisation des peuples à des échelles locales et fédérations à des échelles régionales. Le principe même de l’empire, qu’il soit américain ou russe, est de placer tout une partie du monde et donc des êtres humains sous l’influence d’un État fort – nous libertaires voulons abattre l’État pour que jamais un empire ne puisse plus voir le jour, pour que le pouvoir remonte de la base vers le sommet.
Le seul anti-impérialisme acceptable est celui qui n’est au service d’aucun empire et ne cherche pas justifier de massacres au nom de la lutte contre les seules USA ; celui qui est construit par les anciens peuples colonisés eux-mêmes, toujours sous le joug d’une domination économique persistante ; celui qui est capable de s’auto-critiquer et de ne pas accepter de soutenir n’importe quel mouvement politique au motif qu’il se bat contre le contrôle d’une structure étatique ou économiques plus importantes.
C’est précisément pour cette raison que nous soutenons, de manière critique, les kurdes syriens, parce que leur projet politique concorde avec le nôtre, parce qu’il expérimente au milieu d’une guerre affreuse les moyens de se libérer du fardeau de l’État et des empires.
Cela ne nous empêche pas de dénoncer les massacres assadiens, de regarder avec horreur Alep tomber, ses habitants broyés et déplacés. Qu’on supporte ou non la rébellion, les révolutionnaires doivent toujours défendre les victimes contre leurs bourreaux – les Syriens d’Alep ne font pas exception.