Le mouvement anarchiste, loin des idées reçues, a toujours accordé une place importante à l’organisation. Anarchisme social et organisation apporte un regard actuel sur le sujet, tout en mettant en valeur les acquis historiques du mouvement libertaire.
Écrit dans un contexte de développement des luttes populaires et de renouveau de l’anarchisme sur le continent sud-américain et sur le plan international depuis les années 90, ce texte apporte une réflexion utile au mouvement social comme au mouvement libertaire international, fondée sur l’expérience acquise au sein des mouvements populaires par des militantes et militants de la Fédération Anarchiste de Rio Janeiro
Nous reproduisons ici un extrait de l’introduction d’Anarchisme social et organisation. Pour qui voudrait approfondir la lecture, le bouquin est disponible en intégralité en version PDF.
Bien loin des idées reçues, la question de l’organisation, au sens le plus large du terme, a toujours été centrale dans l’anarchisme.
Cette centralité, Errico Malatesta l’a fait transparaître lorsqu’il a affirmé que « l’anarchisme c’est l’organisation, l’organisation et encore de l’organisation. »
Or, les réflexions sur la question organisationnelle ont été peu nombreuses ces dernières décennies, particulière- ment dans le monde francophone.
La réflexion des camarades brésilienNes est dans ce con- texte particulièrement précieuse puisqu’elle actualise les acquis d’une longue tradition organisationnaliste qui remonte aux théories développées par Bakounine dans le cadre de l’Alliance pour la Démocratie et le Socialisme et l’Association Internationale des Travailleurs.
Dans le monde francophone, le courant especifista (spécifiste) ne s’est pour le moment fait connaître que dans un cercle restreint, essentiellement à travers quelques interviews ou textes traduits dans la presse libertaire, sur internet ou sur papier.
La réflexion engagée par les camarades brésilienNEs, formalisée dans leur ouvrage programmatique Anarchisme Social et 0rganisation, permet enfin une présentation plus approfondie de ce courant organisationaliste latino- américain.
Sa traduction en Français fait justice à un courant en-core trop méconnu dans l’espace francophone, qui s’inscrit et joue un rôle dans le renouveau de l’anarchisme latino-américain, et plus largement, dans le renouveau international de l’anarchisme. Elle rend accessible aux francophones la réflexion de ces camarades brésilienNEs, et plus largement du courant spécifiste, qui apporte un regard actuel sur la question, en prise avec les enjeux auxquels le mouvement libertaire est confronté.
Les réflexions sur le fonctionnement organisationnel, leur approche différenciée du plan politique et du plan social, leur volonté de « retrouver le vecteur social de l’anarchisme » par le biais de la pratique et de l’insertion sociales, concepts qu’ils décrivent et développent dans cet ouvrage, leur réflexion sur les rapports entre organisations spécifiques et organisations populaires, tout comme leurs réflexions sur la nécessité d’une stratégie de transformation sociale, tout cela constitue la formalisation d’une expérience organisationnelle riche et fructueuse. Au cœur des préoccupations des camarades se situent la volonté de réancrer l’anarchisme au cœur des classes exploitées, un anarchisme populaire acteur de la transformation sociale, et non spectateur impuissant.
Bien sûr, certaines positions ne manqueront pas de sus- citer des réactions, en ce sens qu’elles bousculent les conceptions organisationnelles qui dominent dans le monde francophone. La parution en ligne de la première mou- ture de la traduction en a été l’occasion. Les camarades de la FARJ ont le mérite « d’attraper le taureau par les cornes », et d’affirmer clairement et sans détour les positions qu’ils et elles ont développées afin de répondre aux enjeux concrets d’organisation que suppose toute volonté de changement social cherchant à se traduire concrète- ment, sans se contenter de vœux pieux et d’incantations.
Loin de présenter leurs options comme les seules possibles ou de réclamer pour leur courant le monopole de la pensée libertaire, ils affirment : « Nous ne réclamons que le respect de notre choix, de même que nous respectons celles et ceux qui ont fait d’autres choix. » Ce choix n’est pas seulement respectable : il a aussi et surtout le mérite d’apporter un regard à la fois nouveau et ancré dans une solide continuité historique, ainsi que de relancer la discussion sur l’organisation et la pratique anarchiste. Une nécessité en cette période de turbulences sociales et économiques liées à la crise capitaliste, pour refaire du courant anarchiste un acteur majeur de la transformation sociale, qui pèse sur les évènements plutôt que de les subir ou les accompagner au gré du vent.
On aurait tort en ce sens de réduire la portée de la ré- flexion organisationnelle développée dans cet ouvrage au seul contexte latino-américain, à une sorte de spécificité locale : ses préoccupations sont universelles.
Bakounine, Malatesta et l’organisation anarchiste
Anarchisme Social et Organisation, comme le lecteur s’en apercevra, est un document programmatique d’une organisation politique anarchiste. Il affirme une certaine conception anarchiste, discute de son histoire au Brésil, et traite brièvement des principes et des éléments macro- stratégiques qui incluent : les objectif finaux (de l’action anarchiste), la critique structurelle du Capitalisme et de l’État, et la stratégie fondamentale du dualisme organisationnel (organisation de masse et organisation politique révolutionnaire). Ce document met en évidence, en particulier, la question de l’organisation spécifique anarchiste, offrant une meilleure compréhension de ce sujet, à partir de la perspective des théories et des pratiques développées par les organisations spécifistes d’Amérique Latine. C’est donc un document qui traite des principes poli- tiques et idéologiques de l’anarchisme, ainsi que des principales positions stratégiques des anarchistes spécifistes et qui, par la même, s’appuie sur des extraits pertinents des classiques anarchistes.
Comme l’indiquent Michael Schmidt et Lucien Van Der Walt dans Black Flame : la politique révolutionnaire de classe de l’anarchisme et du syndicalisme – où ils font une analyse théorique et historique de l’anarchisme prenant en compte toute sa trajectoire à travers les cinq continents – l’anarchisme, en tant qu’idéologie politique et doctrine émergeant au cours du XIXe siècle, s’appuyait de manière hégémonique sur des stratégies de masse, en particulier le syndicalisme d’intention révolutionnaire (le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme). Parmi les positions fondamentales de « l’anarchisme de masses » on trouve : la défense de l’organisation, les ré- formes comme une voie possible pour la révolution (si elles sont conquises par la lutte) et un usage de la violence résultant de mouvements populaires auxquels elle est préalablement articulée ; ces positions se distinguant d’autres, communes quoique minoritaires, telles : l’anti-organisationalisme, la position opposée à toute lutte pour des réformes et l’utilisation de la violence comme élément déclencheur de la mobilisation populaire (la « propagande par le fait »).
Bien que représentant une partie de l’anarchisme de masses, celles et ceux qui ont défendu le dualisme organisationnel n’y étaient pas majoritaires ; cependant, parmi elles et eux se trouvent des auteurEs pertinentEs, des positions importantes et, plus particulièrement, une expérience historique solide, basée sur la construction théorique et pratique des organisations anarchistes. Parmi les anarchistes qui ont défendu cette idée du dualisme organisationnel et qui ont été les influences majeures dans le développement de l’« anarchisme spécifiste » de la Fédération Anarchiste Uruguayenne (FAU) lors du processus de sa création dans les années 1950, on compte Mikhail Bakounine et Errico Malatesta. Les conceptions des deux auteurs sont intéressantes à discuter.
En ce qui concerne Bakounine, en dépit de la publication récente de ses œuvres complètes en français – avec l’édition de l’IIHS Amsterdam en 2000, après des tentatives pour compiler une partie importante de son œuvre, comme ce fut le cas avec l’édition Champ Libre – ses écrits au sujet de la « Fraternité » (1864) et de l’« Alliance » (1868), pour reprendre la terminologie proposée par Max Nettlau, sont très peu connus. La stratégie de masse de Bakounine a été largement discutée dans des textes pertinents comme, par exemple, « Bakounine : fondateur du syndicalisme révolutionnaire » de Gaston Leval et plu- sieurs autres textes de René Berthier. Cependant, sa théorie de l’organisation politique, largement abordée dans les documents écrits afin de défendre – en termes de principes, programme, stratégie et structuration – ses propositions politiques et organisationnelles ne sont peu ou pas discutées. Il semble y avoir, en particulier chez les anarchistes françaisES, une gêne vis à vis de ces écrits, comme s’ils faisaient partie d’un héritage autoritaire, peut-être d’inspiration blanquiste et jacobine, qui serait résiduel dans la pensée de l’auteur et ne devrait pas être mis en évidence.
Il semble que les positions de Bakounine sur l’organisation politique anarchiste, à partir de 1868, peuvent se concilier pleinement avec sa stratégie de masses, proposée à l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), et donc être considérées comme une partie pertinente de l’anarchisme. Nous croyons que la clé de cette compréhension passe par des éléments qui sont défendus par l’anarchisme spécifiste et présentés dans le texte de la FARJ.
Bakounine fait valoir que l’Alliance de la Démocratie Socialiste (ADS) devrait avoir un double objectif : d’une part encourager la croissance et le renforcement de l’AIT, et d’autre part fédérer autour de principes, d’un programme et d’une stratégie commune, celles et ceux qui avaient des affinités politiques et idéologiques avec l’anarchisme – ou, ce qui est généralement appelé à l’époque, le socialisme révolutionnaire ou le collectivisme. En bref, créer et/ou renforcer une organisation politique et un mouvement de masse :
Ils [les militants de l’ADS] formeront l’âme inspiratrice et vivifiante de cet immense corps qu’on appelle l’Association Internationale des Travailleurs […] ; et ensuite ils s’occuperont des questions qu’il est impossible de traiter publiquement. Ils formeront le pont nécessaire entre la propagande des théories socialistes et la pratique révolutionnaire.
Pour Bakounine, l’ADS n’avait pas besoin d’avoir un très grand nombre de militantEs, « le nombre de ces personnes ne doit donc pas être immense », elle devrait être une organisation politique, publique et secrète, regroupant une minorité agissante pratiquant la responsabilité collective, ne devant recueillir que les « membres les plus sûrs, les plus dévoués, les plus intelligents et les plus énergiques, en un mot les plus fiables, formant des noyaux dans plusieurs pays, cherchant à influencer de manière décisive les masses laborieuses ».
L’organisation devrait être basée sur un règlement interne et un programme stratégique qui établirait, respective- ment, son fonctionnement structurel, ses bases politico- idéologiques et stratégico-programmatiques, forgeant un axe commun pour l’activité anarchiste. Pourrait devenir membre de l’organisation seulement « celui qui a franchement accepté l’ensemble du programme avec toutes ses conséquences théoriques et pratiques et qui, à l’intelligence, l’énergie, l’honnêteté et la discrétion, ajoute la passion révolutionnaire ». En interne de l’organisation politique bakouninienne il n’existait pas de hiérarchie entre les membres et les décisions étaient prises à partir du bas vers le haut, le plus souvent par une majorité (allant du consensus à la majorité simple, en fonction de la pertinence de la question), et touTEs les membres acceptaient les décisions prises collectivement. Cela signifie l’application du fédéralisme – défendue comme une forme d’organisation sociale, qui doit décentraliser le pouvoir et créer « une organisation révolutionnaire de bas en haut et de la circonférence au centre » – aux organes internes de l’organisation anarchiste. À l’extérieur, l’ADS ne devait pas exercer de relations de domination et/ou de hiérarchie sur l’AIT, mais des relations de complémentarité, la réciproque étant vraie. Ensemble, ces deux instances se compléteraient et rendraient possible le projet révolutionnaire des travailleurs et travailleuses sans soumission de l’une des deux parties.
L’Alliance est le complément nécessaire de l’Internationale… mais l’Internationale et l’Alliance, bien que tendant au même but final, ont en même temps des objectifs différents. L’une a pour mission de rassembler les masses laborieuses, les millions de travailleurs, avec leurs différences de pro- fessions et de pays, à travers les frontières de tous les États, dans un corps immense et compact, l’autre, l’Alliance, a pour mission de donner aux masses une orientation vraiment révolutionnaire. Les programmes de l’une et de l’autre, sans être en aucune façon opposés, sont différents selon le degré de leur développement respectif. L’Internationale, si elle est prise au sérieux, contient le germe, mais seulement en germe, tout le programme de l’Alliance. Le programme de l’Alliance est l’explication ultime de celui de l’Internationale.6
L’union de ces deux organisations – une politique, de minorités (de cadres), l’autre sociale, de majorités (de masses) – et leur articulation horizontale rend effective la force des travailleurs et travailleuses et accroissent les chances d’un processus de transformation sociale avec des finalités anarchistes. Dans le mouvement de masse, l’organisation politique est plus efficace pour défendre les positions anarchistes et la construction d’un projet révolutionnaire face à la controverse. Sur le plan organisationnel et pour favoriser son programme, elle contre- balance les factions ayant des finalités différentes et qui cherchent : à élever au rang de principes leurs différentes positions politico-idéologiques et/ou religieuses en mini- misant le caractère éminemment classiste des organisations de masse, à renforcer les positions réformistes (qui voient les réformes comme une fin), à provoquer la perte de combativité du mouvement, à établir des hiérarchies internes et/ou des relations de domination, à diriger la force des travailleurs et travailleuses vers les élections et/ou des stratégies de changement impliquant la con- quête de l’État, et à atteler le mouvement à des partis, des États ou d’autres structures qui privent, dans ce processus, les classes opprimées et leurs institutions de leur rôle d’acteur.
Beaucoup des idées de Malatesta ressemblent à celles précédemment exposées, en particulier l’ensemble des propositions organisationnelles concernant le « parti anarchiste » – le nom utilisé pour désigner l’organisation spécifique anarchiste. De tels « partis » ont pris forme historiquement et ont compté sur sa participation, tels que le Parti Socialiste Révolutionnaire Anarchiste, en 1891, le Parti Anarchiste d’Ancône en 1913 et l’Union Anarchiste Italienne, de 1919 à 1920.
Malatesta a conceptualisé le parti anarchiste comme « l’ensemble de ceux qui veulent contribuer à réaliser l’anarchie, et, qui par conséquent, veulent fixer précisément un objectif à atteindre et un chemin à parcourir ». Pour lui, « rester isolés, agissant ou voulant agir chacun de son propre chef, sans accord avec les autres, sans se pré- parer, sans regrouper les faibles forces des isolés, signifie se condamner à l’impuissance, gaspiller son énergie sur de petits actes inefficaces, perdre rapidement la foi dans l’objectif et retomber dans l’inaction complète ».8 Pour que les anarchistes puissent être efficaces dans leur action, ils et elles devraient établir une stratégie commune, un programme et surmonter la forme de groupes d’affinité, sans contact avec les luttes sociales. Le but de ce parti est donc clair : « nous voulons agir sur elles [les masses] et les pousser sur la voie que nous pensons être la meilleure, mais notre objectif est de les libérer et non de les dominer, nous voulons les habituer à la libre initiative et la libre action ».9 Cette voie serait bien sur la révolution sociale.
Le parti Malatestien devrait être basé sur la discipline révolutionnaire et des critères d’unité. « Sans compréhension, sans coordination des efforts de chacun pour une action commune et simultanée la victoire n’est matérielle- ment pas possible », mais « la discipline ne doit pas être une discipline servile, la dévotion aveugle à des chefs, une obéissance à celui qui dit toujours de ne rien faire ». C’est une discipline révolutionnaire, qui signifie « la cohérence avec les idées acceptées, la fidélité aux engagements pris, c’est se sentir obligé de partager le travail et les risques avec des camarades de lutte ». Des critères d’unité qui ne se limitent pas, en tant que plateforme d’association, à l’auto-identification comme anarchiste ; Bien qu’il ait été partisan de l’unité de touTEs les anarchistes, Malatesta a dit : « [ne pas croire] en la solidité des organisations faites à force de concessions et de restrictions, sans aucune sympathie ni réel accord entre leurs membres ». Il poursuit : « Il est préférable d’être désunis que mal unis ».
La propagande et l’éducation seraient des activités fondamentales à entreprendre par les anarchistes. « Nous faisons de la propagande pour élever le niveau moral des masses et les conduire à gagner pour elles-mêmes leur émancipation ». Cependant, cette propagande a besoin d’être organisée et planifiée, « la propagande isolée, occasionnelle, qui se fait en général pour apaiser sa propre conscience ou tout simplement pour satisfaire sa passion de discuter, sert peu ou ne sert à rien ».
Pour lui, « des graines semées au hasard » auraient une grande difficulté à germer et s’enraciner. Ce serait donc « un processus continu, patient, coordonné, adapté aux différents environnements et aux différentes circonstances ». Les anarchistes devraient aussi s’investir dans l’éducation, « éduquer à la liberté », « élever la conscience en leur propre force et en leur capacité des êtres humains qui sont habitués à l’obéissance et la passivité ».12 Cependant, la propagande et l’éducation seule ne sont pas suffisantes :
« Nous renonçons à penser que la propagande est suffisante pour élever les [hommes] au niveau de développement intellectuel et moral nécessaires pour atteindre notre idéal ». En ce qui concerne l’éducation, nous cri- tiquons les « éducationnistes » qui « croient et croient encore qu’à force de propager l’instruction, de défendre la liberté de pensée, la science positive, etc, ou de fonder des écoles modernes et des universités populaires, on peut détruire les préjugés religieux des masses, la sujétion morale et la domination étatique, la croyance dans les sacro-saints droits de propriété ». Ces initiatives seraient très limitées, « les éducationnistes devraient donc voir comment leurs généreux efforts sont impuissants ». La conscience des masses ne pouvant pas s’élever sensiblement et leur environnement ne pouvant être vraiment transformé « tant que durent les conditions économiques et politiques actuelles ».
Alors Malatesta propose de réaliser un travail de base et d’organisation, qui devrait être effectué quotidiennement par les anarchistes : « En temps normal », dit-il, il est nécessaire de « réaliser un travail large et patient de préparation et d’organisation populaire et de ne pas tomber dans l’illusion d’une Révolution à court terme, réalisable seulement par l’initiative de quelques-uns, sans participation suffisante des masses. Cette préparation, tant qu’elle peut être maintenue dans un environnement défavorable, consiste, entre autres choses, dans la propagande, l’agitation et l’organisation des masses, ce qui ne devrait jamais être ignoré ».Les activités des anarchistes organiséEs seraient donc « la propagande en faveur de l’idéal ; l’organisation des forces populaires, les luttes continues, pacifiques ou violentes, selon les circonstances, contre le gouvernement et les propriétaires, pour gagner un maximum de liberté et de bien-être pour tous ».
En bref, on peut souligner deux différences fondamentales entre la théorie organisationnelle de Bakounine et de Malatesta et celle qui sera développée par Lénine. L’organisation politique anarchiste fonctionne sur la base de la démocratie interne et les décisions sont prises à partir du bas vers le haut, et non par le « centralisme démocratique », qui ne prévoit que la consultation de la base et la prise de décision de haut en bas, du sommet hiérarchique vers la base. En outre, l’organisation politique anarchiste fonctionne de manière complémentaire aux mouvements de masse et n’a pas de rapport hiérarchique et/ou de domination sur eux, sa fonction est de renforcer le rôle d’acteur de ces mouvements, puisque les masses devraient être responsables de la transformation sociale révolutionnaire. On ne considère pas, comme dans le léninisme, que les mouvements populaires ont seulement la capacité de mener les luttes à court terme, que le parti doit les doter de la capacité de long terme et qu’il est le principal protagoniste de la transformation.
Le débat sur la plateforme et l’organisation anarchiste
Bien que la Plateforme Organisationnelle de l’Union Générale des Anarchistes – écrite par un groupe d’exiléEs russes en France en 1926 – n’ai pas directement influencé l’émergence du spécifisme de la FAU, dont les propositions organisationnelles ont été inspirées principalement par Bakounine et Malatesta, ce texte et les discussions qui ont suivi, constituent une étape importante dans le débat sur l’organisation anarchiste.
À notre avis, le débat sur la plateforme a été relativement tronqué et, pour plusieurs raisons, incompris par une partie importante des anarchistes. Deux raisons peu- vent être signalées, en particulier en ce qui concerne les contributions passées des écrits de Bakounine et Malatesta. Concernant le premier, le manque de connaissance de ses textes sur l’ADS a empêché de nombreux et nombreuses anarchistes de remarquer les similitudes entre la conception de l’organisation politique de Bakounine et celle de la plateforme. Concernant le second, la divulgation partielle et une focalisation excessive sur une partie seulement de l’échange de correspondances entre Makhno et Malatesta sur la plateforme a empêché de mieux comprendre les positions de Malatesta. Voyons quelques éléments de cette importante discussion.
À l’instar de chercheurs comme Schmidt, Van Der Walt et Frank Mintz, nous considérons que la plateforme, beaucoup plus que d’introduire un nouveau débat organisationnel parmi les anarchistes, incorpore des éléments clés de la stratégie de Bakounine. Schmidt et Van Der Walt affirment que « Makhno et Archinov ont lié explicitement la plateforme à l’héritage bakouniniste ». Citant C.M. Darch sur la Makhnovtchina, ils affirment :
Les aspirations de Bakounine « relatives à l’organisation ainsi que son activité dans la Première Internationale nous donnent tous les droits » de le voir comme un « défenseur actif » de l’idée que l’anarchisme « doit unir ses forces dans une organisation qui réalise une agitation constante, conformément aux exigences de la réalité et de la stratégie de lutte des classes ».
Les principaux éléments trouvés dans la plateforme sont certainement tributaires de Bakounine. Parmi eux, la critique sociale de la domination capitaliste et étatiste et la centralité de la lutte des classes, la nécessité d’une intervention des anarchistes simultanément sur deux plans : l’organisation anarchiste et les mouvements de masse, la nécessité d’une révolution sociale violente et la proposition du socialisme libertaire comme projet de société future. Même si dans une analyse plus détaillée on trouve des différences, il y a des similitudes dans les grandes lignes. Le fonctionnement fédéraliste de l’organisation anarchiste, sans hiérarchie ni domination entre ses membres, et sa complémentarité avec les mouvements de masse sont également des éléments marquants qui nous permettent de relier Bakounine et la plateforme. Ce n’est pas le lieu de le faire, mais il serait possible sans grandes difficultés, d’établir tous ces parallèles plus en détail. Ainsi, telle que nous l’entendons et sur la base de ce que nous avons mentionné plus tôt, la plateforme, loin d’innover, pro- pose simplement un retour à la stratégie organisationnelle bakouninienne de l’après 1867. Pour cette raison, nous considérons que l’adjectif « plateformiste », bien qu’il ait le mérite de distinguer parmi les anarchistes une stratégie organisationnelle claire, pourrait être facilement remplacé par d’autres, qui fassent référence à d’autres auteurEs et d’autres expériences, dont certaines qui sont apparues lors de la première grande vague de l’anarchisme dans le monde.
En analysant la controverse menée autour de la plateforme, qui met l’accent sur le débat Makhno/Malatesta, le rapprochement Malatesta/plateforme n’est pas évident, contrairement à ce qui se passe avec Bakounine. Comme nous l’avons dit, en tenant compte de plus de six décennies d’anarchisme de Malatesta, il y a des moments où ses positions sont plus proches de la plateforme, et d’autres de la Synthèse. Des textes tels que ceux publiés en 1897 dans L’Agitazione, en particulier « L’Organisation I » et « L’Organisation II », et une compilation comme l’Idéologie Anarchiste, nous permettent d’identifier des positions assez similaires à la plateforme. Cependant, les textes comme « Le communisme et l’individualisme », « L’individualisme et le communisme dans l’anarchisme », ainsi que des interventions de Malatesta au Congrès Anarchiste d’Amsterdam en 1907, permettent de trouver des positions plus proches de la Synthèse.
Dans les textes les plus proches de la Synthèse, Malatesta critique le fait que « les anarchistes de diverses tendances, bien qu’ils désirent fondamentalement la même chose, sont dans leur vie quotidienne et dans leur propagande, en opposition féroce les uns avec les autres. » À partir de cette critique, il défend la nécessité de « parvenir à une entente » et « lorsque l’accord n’est pas possible, […] de savoir comment se tolérer les uns les autres. Travailler ensemble quand il y a consensus et où quand il n’y en a pas permettre à d’autres d’agir de la manière qu’ils pensent être la meilleure sans ingérence ». Cela devrait être fait parce que « l’anarchisme communiste et individualiste sont une seule et même chose, ou presque la même chose ». « Il n’y a pas de différences fondamentales ». Lors du Congrès d’Amsterdam, en essayant de rapprocher les positions des anarchistes syndicalistes et d’autres d’in- fluence individualiste, Malatesta a déclaré : « la coopération est indispensable, aujourd’hui plus que jamais. Sans aucun doute, l’association doit permettre aux membres l’autonomie individuelle totale et la fédération doit respecter la même autonomie pour ses groupes ». De plus, il considère qu’il est « erroné de présenter les ‘organisationalistes’, les fédéralistes comme ‘autoritaires’, d’autre part, qu’il est également faux d’imaginer que les individualistes les ‘antiorganisationalistes’, sont délibérément condamnés à l’isolement ». Le différend entre individualistes et organisationalistes serait un « simple concours de mots ». Ces positions et d’autres ont permis que des auteurs comme Schmidt et van der Walt affirment que Malatesta a « flirté avec la position synthésiste dans certains cas ». Les auteurs reconnaissent aussi que, malgré cela, il y a des moments où il défend des positions très différentes.
En ce qui concerne le débat entre Makhno et Malatesta sur la plateforme, les positions de Malatesta changent aussi tout au long du débat, qui a été tronqué par certaines questions de contexte et de compréhension mutuelle. Certains problèmes liés au contexte doivent être notés ici : le fait pour Malatesta d’être assigné à résidence et ainsi d’être très éloigné des discussions anarchistes, le problème de la traduction de la plateforme réalisée par Voline, l’un de ses plus grands adversaires, tendant à « ajuster » à son point de vue, un certain nombre de termes, une certaine différence dans l’évaluation de l’anarchisme dans la période, les Russes étant beau- coup plus critiques que Malatesta, en témoigne la position des Russes prétendant qu’un changement plus important dans les modèles organisationnels anarchiste est nécessaire. Cette position critique est également liée à l’expérience historique des anarchistes russes et ukrainienNEs dont les succès et les échecs ont contribué à renforcer l’importance de l’organisation anarchiste spécifique dans leurs axes fondamentaux. Nous considérons qu’il est important de discuter de certaines questions dans ce débat.
Tout d’abord, il nous faut souligner sans l’ombre d’un doute que Malatesta tout autant que Makhno et les autres Russes qui ont écrit la plateforme sont des anarchistes qui prennent en compte une approche historique et mondiale de l’anarchisme, leurs deux positions pouvant être plus ou moins identifiées historiquement à plusieurs auteurEs et épisodes. Malatesta, surtout dans sa première lettre, a exagéré et fait des erreurs dans sa critique de la plate- forme. Il n’y a aucun fondement à son affirmation selon laquelle la plateforme est « typiquement autoritaire » et ne constitue pas un texte anarchiste, mais celui « d’un gouvernement, une église », une déclaration que Makhno a refusé de commenter, tellement elle était idiote. Malatesta insinue également que la plateforme admet que « s’organiser signifie la soumission aux chefs, se joindre à un corps autoritaire et centralisateur étouffant toute libre initiative ». Pour nous, il ne fait aucun doute que la plateforme est anarchiste et n’a aucun lien avec les gouvernements, les églises ou tout autre type d’autoritarisme, et s’insère, donc, sans aucune difficulté, dans la tradition historique de l’anarchisme.
Deuxièmement, il y a des similitudes indéniables entre les positions de Makhno et de Malatesta, qui sont d’accord, par exemple, sur la nécessité que les anarchistes se coordonnent en une organisation politique révolutionnaire (« Union générale »pour le premier, et « parti anarchiste » pour le second). Les deux s’accordent également à dire, à l’exception de la problématique terminologique évoquée, que les anarchistes doivent concevoir leur organisation afin de promouvoir leurs idées et pratiques au sein des masses (et pour cela utilisent des termes comme « influence », « orientation », « suggestion » ou même « direction ») et orienter les luttes et les mouvements des travailleurs et travailleuses vers la révolution sociale et le Socialisme / Communisme Libertaire. Malatesta a déclaré :
Je crois que nous, les anarchistes, convaincus de la validité de notre programme, nous devons nous efforcer d’acquérir une énorme influence et d’attirer le mouvement pour la réalisation de nos idéaux. Mais une telle influence doit être obtenue en faisant plus et mieux que les autres, et ne sera utile que si nous l’obtenons de cette façon.
Makhno affirme également que « l’anarchisme est une doctrine sociale révolutionnaire qui doit inspirer les opprimés et exploités » dans la lutte pour le changement social, ou, comme proposé par la plateforme, doit faire pénétrer les « positions anarchistes révolutionnaires » dans les mouvements des « ouvriers et des paysans » ; se constituer comme « pionnier » et« guide théorique »37 des organisations populaires de la ville et de la campagne. Le Supplément à la Plateforme, déclare que les outils pour influencer les masses doivent être « la propagande, la force de l’opinion, l’argumentation par la parole et l’écrit ».
Troisièmement, nous devons reconnaître que deux des critiques de Malatesta faites à la Plateforme sont complètement erronées : les Russes proposeraient une organisation hiérarchique et le Comité exécutif (malgré son nom, indiquant qu’il exécute et ne délibère pas) devrait contrôler les décisions l’organisation. Il n’y avait rien qui surprit plus Makhno dans le premier texte de Malatesta, l’amenant à répondre : « Mon impression est que vous ne comprenez pas la conception de la plateforme »,39 ce qui, convenons-en, est vrai dans une certaine mesure. La plateforme est claire en ce qui concerne les fonctions du Comité exécutif, à savoir :
Exécution des décisions prises par l’Union, dont celle-ci l’aura chargé ; l’orientation théorique et organisationnelle de l’activité des organisations isolées, conformément aux options théoriques et à la ligne tactique générale de l’Union ; mise en lumière de l’état général du mouvement ; maintien des liens de travail et organisationnels entre toutes les organisations de l’Union, ainsi qu’avec d’autres organisations.
Ce qui implique, à notre avis, une sorte de secrétariat transmettant les décisions prises à la base de l’organisation. La forme organisationnelle proposée est fédéra- liste, construite à la base, de bas en haut, en combinant « l’indépendance et l’initiative des individus et des organisations qui servent la cause commune ». Toutefois, pour que les « décisions partagées » – c’est-à-dire socialisées parmi l’ensemble de la militance et établies collectivement – puissent être mises en œuvre, le fédéralisme exige que les militantEs « assument les tâches fixées par l’organisation et [il] nécessite la mise en œuvre des décisions partagées ». Il n’y a rien dans le Programme et les documents relatifs qui permettent de le relier à un modèle d’organisation hiérarchique, ni de concevoir le Comité exécutif comme une sorte de comité central décidant de la direction de l’Union générale.
Quatrièmement, nous identifions les problèmes qui, en réalité, en tenant compte de l’ensemble du débat, constituent les vrais désaccords entre les militantEs.
La question qui a sans doute occupé la majeure partie du débat était celle de la responsabilité collective. Pour Malatesta, au premier abord, l’idée selon laquelle il y aurait une responsabilité mutuelle entre les militantEs de l’organisation (« l’Union toute entière sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre et chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de toute l’Union » serait un « déni absolu de toute indépendance individuelle et de toute liberté d’initiative et d’action ». La responsabilité, pour Malatesta, signifie, dans ce texte, l’autonomie et l’indépendance des individus et des groupes : « Totale autonomie, totale indépendance et partant, entière responsabilité des individus et des groupes ». Makhno écrit dans sa première réponse que Malatesta a toujours accepté la responsabilité individuelle des militantEs anarchistes « vous, cher Malatesta, admettez la responsabilité individuelle de l’anarchiste révolutionnaire » ; son rejet de la responsabilité collective serait, selon Makhno, fondamentalement « sans fondement » et « dangereux pour la révolution sociale ». Makhno relie également la question de la responsabilité collective à l’influence idéologique anarchiste de masse :
L’esprit collectif et la responsabilité collective de ses militants permettront à l’anarchisme moderne d’éliminer de ses cercles l’idée, historiquement fausse, que l’anarchisme ne peut pas être un guide – soit idéologiquement soit dans la pratique – pour les masses laborieuses dans une période révolutionnaire, et donc ne pourrait pas exiger une responsabilité totale ».
Arshinov, appuyant les positions de Makhno et critiquant celles de Malatesta, renforce la notion de responsabilité collective comme suit :
[…] l’activité pratique d’un membre de l’organisation se trouve naturellement en pleine harmonie avec l’activité générale, et inversement l’activité de toute l’organisation ne saurait être en contra- diction avec la conscience et l’activité d’aucun de ses membres, s’il a accepté le programme qui fonde l’organisation.
Une organisation anarchiste pourrait se fonder sur ce principe, puisque chaque membre « ne saurait accomplir son travail politique et révolutionnaire que dans l’esprit politique de l’Union » et « son activité ne saurait être contradictoire à ce qui a été élaboré par tous ses membres ».Dans sa réponse suivante, Malatesta relativise et, bien qu’il prétende qu’il est possible de relier la responsabilité collective aux militaires qui tuent des soldats rebelles, aux armées décimant les populations lors d’in- vasions, et aux gouvernements – une autre comparaison, à notre avis, tout à fait inappropriée – il affirme :
Je soutiens l’idée que tous ceux qui s’associent et coopèrent avec les autres pour une cause commune doivent : coordonner leurs actions avec leurs camarades et ne rien faire pour nuire à l’action des autres et, par conséquent, la cause commune ; respecter les accords conclus – sauf quand ils veulent quitter l’association pour des différences d’opinion, de nouvelles circonstances ou de conflits sur les méthodes choisies qui rendent la coopération im- possible ou inappropriée. Ainsi, je soutiens que ceux qui ne se sentent pas d’effectuer ces tâches doivent être exclus de l’association.
Il complète même sa relativisation en disant que « peut-être qu’en parlant de responsabilité collective, vous parlez en fait de l’entente et de la solidarité qui doit exister entre les membres d’une association » et soulignant que si tel était le cas, « alors nous serions parvenus à un accord ». Makhno, dans sa réponse suivante, réaffirme que « l’action anarchiste à grande échelle ne peut atteindre de résultats que si elle a une base organisationnelle bien définie, inspirée et guidée par le principe de la responsabilité collective des militants ». Malatesta tient à affirmer, quelque temps plus tard, que cette responsabilité est essentiellement individuelle, « la responsabilité morale (comme dans notre cas il ne peut s’agir que de responsabilité morale) est individuelle par sa nature même ».
Et encore : Si entre des hommes qui se sont accordés pour faire quelque chose, que l’un d’entre eux, man- quant à son engagement, fait échouer l’initiative, tout le monde dira qu’il est le coupable et donc le responsable, et non pas ceux qui ont mené à bien ce qu’ils avaient à faire.
En bref, nous pouvons dire qu’il y a d’autres points d’accord et de divergence dans cette controverse entre Malatesta et les rédacteurs de Dielo Truda. Malatesta ne renonce pas à l’idée que cette responsabilité est essentiellement individuelle, même si il comprend la nécessité d’une action coordonnée, de l’accord et du respect de ces actions et de ces accords par les membres de l’organisation anarchiste. Pour Makhno et Archinov, la responsabilité est individuelle et collective, reliant nécessairement les militantEs et l’organisation, rendant les unEs responsables de l’autre, et est en lien avec la fonction de guide qu’a l’anarchisme dans le processus révolutionnaire. Il y a là, comme le note lui-même Malatesta, une inadéquation entre la notion de responsabilité collective et la position de totales indépendance et autonomie qu’il défend lui-même.
Une autre différence tient en l’importance plus ou moins grande accordée à la nécessité de l’unification des anarchistes : tandis que les Russes prétendent que l’organisation anarchiste devrait regrouper la plupart, sinon la totalité, du secteur organisé et révolutionnaire des anarchistes – en soulignant le « besoin vital d’une organisation qui [… regroupe] la majorité des participants au mouvement anarchiste » – Malatesta dit : « nous abandonnons, partant, l’idée de réunir tout le monde en une seule organisation ». Alors que pour les Russes la fragmentation est un problème central il ne semble pas en être de même pour Malatesta.
Il y a encore des différences très importantes relatives à la structuration – c’est à dire au fonctionnement des groupes d’anarchistes – qui inclut le niveau d’engagement et d’autonomie des membres des groupes qui appartiennent à l’organisation par rapport aux décisions collectives et à la méthode utilisée pour la prise de décision. Pour Makhno et les Russes il serait essentiel de travailler avec une stratégie claire et un programme qui, plus que les principes anarchistes, établissent une voie et une unité commune pour l’ensemble de l’organisation, « ce rôle [des anarchistes dans la révolution] peut seulement être joué avec succès lorsque notre parti est idéologiquement homogène, unifié du point de vue de la tactique ». Makhno affirme également : « Notre parti doit […] définir son unité politique et son caractère organisationnel »,57 une position similaire à celle d’Arshinov appelée « programme théorique et pratique homogène »,58 qui, collectivement décidé, serait obligatoire pour touTEs ses membres. Pour Malatesta, touTEs les membres et les groupes de l’organisation doivent avoir l’autonomie la plus complète : les décisions ne sont pas obligatoires, mais seraient seulement des recommandations qui peuvent ou non être suivies : « pleine autonomie, indépendance totale et donc entière responsabilité des individus et des groupes » et les décisions de congrès de cette organisation « ne sont pas des règles impératives, mais des suggestions, recommandations, propositions ». Malatesta arrive même à élever cette position – à notre avis, liée à la stratégie organisationnelle – au rang de principe de l’anarchisme, lorsqu’il insiste sur les « principes d’autonomie et de libre initiative que les anarchistes professent », ce qui ne nous semble pas avéré. Arshinov, quant à lui, demande :
Quelle serait la valeur d’un congrès qui ne ferait qu’émettre des « opinions » et qui ne se chargerait pas de les réaliser dans la vie ? Aucune. Dans un vaste mouvement, une responsabilité uniquement morale et non organisationnelle perd toute sa valeur. Et aborde ainsi, indirectement, la question de la responsabilité collective précédemment discutée.
Quand il s’agit de questions liées au programme de l’organisation anarchiste, Malatesta fait davantage le lien avec les principes anarchistes qu’avec une stratégie bien définie. Il dit même, à la différence des textes de 1897, que le parti anarchiste est « l’ensemble des personnes du même camp, qui ont les mêmes aspirations générales, qui d’une manière ou d’une autre luttent pour le même but contre des adversaires et des ennemis communs », c’est à dire, que le parti se formerait presque automatique- ment, simplement du fait de l’existence d’anarchistes et de « partisanEs » de l’anarchisme. Makhno et les Russes font valoir que, pour la formation d’une stratégie cohérente et d’un programme d’organisation anarchiste, en cas de divergence dans les positions, on adopte le vote à la majorité, et toute l’organisation est complètement liée aux délibérations et s’engage à les remplir – dès lors qu’on décide de rester dans l’organisation, mais que le droit de sécession est entier. Malatesta critique les décisions à la majorité et suggère que les différences soient réglées de manière volontariste, par une certaine forme de consensus-dissensus, qui dépend du bon sens des militantEs à contribuer à l’avancement des activités de l’organisation : « l’adaptation [qui] doit être réciproque, volontaire et dériver d’une prise de conscience de la nécessité de ne pas paralyser la vie sociale par entêtement ». Il s’agit pour lui de travailler avec un vaste programme autour de principes anarchistes, qui permette à chaque membre du groupe et à l’organisation de mettre en place toutes les mesures qu’ils et elles jugent comme contribuant à ce programme.
Comme les œuvres complètes de Malatesta ne sont pas encore publiées, même en italien, on devra attendre jus- qu’à ce que cela soit fait pour approfondir les discussions sur les positions de Malatesta : lesquelles étaient majoritaires, lesquelles étaient minoritaires, si ces positions peu- vent être liées à des périodes spécifiques de sa vie, etc. Ce qu’on peut conclure, pour l’instant, c’est que, comme indiqué, il existe des positions différentes qui permettent des interprétations différentes. Notamment en ce qui con- cerne le débat plateforme-synthèse, on peut, sans trop de difficultés, rapprocher ses positions de l’un ou l’autre camp.
En ce qui concerne l’anarchisme spécifiste, nous pouvons affirmer que les positions de Malatesta qui ont le plus influencé la FAU étaient celles qui se rapprochaient de Bakounine et de la plateforme. Ces positions de Malatesta, ajoutées à celles de Bakounine et aux propres conceptions produites par la FAU, ont eu et ont encore une influence considérable sur l’anarchisme spécifiste au Brésil et donc au sein de la FARJ. Bien qu’elle n’ait apparemment pas eu d’influence directe sur la formation de la FAU, la plateforme a par contre été traduite en portugais à partir de la fin des années 1990 et du début des an- nées 2000, par la Federação Anarquista Gaucha (Fédération Anarchiste Gaucha –FAG). La plateforme ainsi que certains textes qui ont trait au débat ont été publiés en 2001 par l’ancien collectif Luta Libertária (Lutte Liber- taire) qui, à cette époque, faisait partie de notre courant. On peut dire qu’au sein des spécifistes BrésilienNEs en général, et de la FARJ en particulier, la Plate- forme a eu une certaine influence, mais qu’elle ne peut pas être identifiée comme prédominante.
Une présentation de l’anarchisme spécifiste
Anarchisme Social et Organisation est un document qui aide à comprendre ce qui est appelé l’anarchisme spécifiste – terminologie généralement adoptée par les organisations d’Amérique Latine qui ont une compréhension commune de l’anarchisme et se positionnent comme un courant doté de cohérence stratégique. Cependant, pour une bonne compréhension de ce courant, il est nécessaire de se référer à des documents d’autres organisations qui ont contribué à sa construction, en particulier la FAU et la FAG, fondée en 1995.
Dans un texte écrit conjointement par la FARJ et l’Organização Anarquista Socialismo Libertário (Organisation Anarchiste Socialisme Libertaire – OASL) de São Paulo, appelé « Éléments pour une reconstitution de l’histoire de notre courant », elles relatent le processus d’organisation au Brésil après la dictature militaire, depuis le début des années 1980 et les expériences développées dans les années 1990, dont certaines mettent en évidence un retour organisé des anarchistes sur le terrain des mouvements populaires et des luttes sociales. Entre 1994 et 1995, les contacts maintenus entre la FAU, la FAG et le processus fondateur appelé Construção Anarquista Brasileira (Construction Anarchiste Brésilienne) furent fonda- mentaux pour le développement de notre courant dans le pays, avec la création d’une organisation nationale l’Organização Socialista Libertária (Organisation Socialiste Libertaire – OSL) qui a fonctionné entre 1997 et 2000, laissant place ensuite aux groupes de tendance Resistência Popular (Résistance Populaire), qui ont agrégé aussi bien des anarchistes que d’autres secteurs indépendants et combattifs des mouvements populaires dans les différentes régions du pays. En 2002, le Fórum do Anarquismo Organizado (Forum de l’Anarchisme Organisé – FAO) a cherché à réorganiser les anarchistes afin de construire une nouvelle organisation nationale, cette fois de manière plus progressive, dans un processus qui, entre flux et reflux, a réussi à se stabiliser en 2009 et forger les bases pour la fondation, lors d’un congrès en 2012, de la Coordenação Anarquista Brasileira (Coordination Anarchiste Brésilien – CAB) avec les déléguéEs d’organisations de sept États du pays, qui sont devenues membres de la coordination, et des organisations d’autres États entrant dans le processus de coordination. Au cours de ce qui constitue certainement un grand pas pour la consolidation de l’anarchisme spécifiste au Brésil, différents travaux ont été menés. Aujourd’hui, nous pouvons dire que la CAB poursuit une pratique et une insertion sociales dans divers mouvements : syndical, communautaire, rural et étudiant, intégrant une partie importante des luttes sociales du XXIe siècle dans le pays, et pour- suit, par ailleurs, un travail de propagande locale et nationale qui se développe en permanence, avec entre-autres la revue “Socialismo Libertário” (Socialisme Libertaire) et le journal du même nom. Même modestement, le spécifisme a permis le retour organisé des anarchistes dans les mouvements populaires et les luttes sociales au Brésil. Pour trouver un accord entre les organisations qui composent la CAB sur ce qu’est l’anarchisme spécifiste, nous croyons que la « Déclaration de principes de la CAB » est la meilleure source. Ce document établit 18 points d’accords et une stratégie générale, partagés par les organisations et résumés ci-dessous. La CAB y fait valoir :
- la conception de l’anarchisme comme une idéologie / doctrine qui combine la pensée et l’action ;
- que l’anarchisme doit être en contact permanent avec la lutte des classes et directement impliqué dans les mouvements populaires et les luttes sociales, en essayant de reprendre son rôle d’acteur ;
- une notion de classe fondée sur la domination, qui inclut les exploitéEs par le travail salarié et d’autres sujets (travailleurs et travailleuses de la ville et la campagne, paysanNEs, précaires et marginaliséEs) ;
- la révolution sociale et le Socialisme Libertaire comme objectifs finaux ;
- la nécessité de l’organisation sur deux plans : politique (organisation anarchiste) et social (mouvements sociaux, syndicats, etc.) ;
- la complémentarité entre l’organisation anarchiste et les mouvements populaires, ce qui différencie donc l’organisation de minorité active (travaillant côte à côte et stimulant le mouvement populaire) de l’avant-garde (qui travaille à la tête du mouvement et a des relations de hiérarchie et de domination avec celui-ci),
- la priorité au travail d’organisation de base (créer et participer aux mouvements populaires) ;
- le fondement éthique de l’organisation anarchiste ;
- la réalisation de la propagande en terrain fertile ;
- l’utilisation de la logique des cercles concentriques qui régit les droits et les devoirs des militantEs ;
- des critères clairs pour l’adhésion, l’autogestion et le fédéralisme pour le fonctionnement interne ;
- la recherche du consensus, et si il n’est pas possible, l’adoption de la position de la majorité ;
- le travail avec l’unité théorique, idéologique et programmatique (stratégique/d’action) – une ligne est cons- truite collectivement et touTes contribuent avec leur travail sur la voie déterminée ;
- l’accent sur l’engagement militant et la responsabilité collective ;
- le travail des militantEs dans la construction et la participation à des mouvements populaires et aux activités internes.
La stratégie générale de l’anarchisme spécifiste est basée sur la notion que les agents du changement social sont les mouvements populaires, de sorte que les anarchistes, à travers leurs organisations, fonctionnent comme ferments/moteurs de ces luttes, cherchant à développer la puissance de leur organisation, à accumuler de la force, à appliquer des formes de lutte avancées qui visent à réaliser la révolution et le Socialisme Libertaire.
Comme indiqué précédemment, cette notion de l’anarchisme implique, en plus d’une compréhension spécifique de l’anarchisme lui-même, des choix très clairs en ce qui concerne les questions qui sont débattues historiquement par les anarchistes. Dans les discussions entre organisationalistes et antiorganisationalistes, les spécifistes se situent dans le camp des organisationalistes, défendant le dualisme organisationnel, à savoir l’organisation sur deux plans. Dans les débats entre celles et ceux qui défendent et celles et ceux qui s’opposent à la lutte pour les réformes, les spécifistes se placent du côté de celles et ceux qui soutiennent que les réformes, selon la façon dont elles sont conquises, peuvent conduire à une voie révolutionnaire. Dans les débats sur le rôle de la violence en général, les spécifistes considèrent que la violence fonctionne rarement comme un déclencheur (comme dans le cas de la propagande par le fait) et ne peut, à elle seule, générer des mouvements populaires et des processus révolutionnaires. Dans les discussions sur la meilleure façon de structurer une organisation anarchiste, les spécifistes se positionnent en faveur des modèles programmatiques, avec un niveau plus haut d’engagement et de structuration, et moins de flexibilité que ne le comportent généralement les organisations synthésistes.
Certaines différences fondamentales peuvent être signalées par rapport aux autres organisations anarchistes. La focalisation principale sur que nous appelons pratique sociale (création du militantisme au sein des mouvements populaires) différencie les spécifistes d’autres anarchistes qui privilégient le travail de propagande et d’éducation, ces travaux devant en général, pour les spécifistes, être mis en valeur et être réalisés dans le contexte plus large des manifestations de la lutte des classes.
Une structuration bien définie, avec des niveaux clairs concernant les droits et les devoirs, différencie les organisations spécifistes de celles qui sont généralement peu structurées, qui ne savent pas qui et/ou combien elles ont de militantEs, qui d’entre eux/elles sont en mesure de se positionner dans une instance et qui n’ont pas de tâches internes (secrétariat, etc.) et externes (pratique sociale) bien définies. Ces niveaux d’engagement sont défendus par les spécifistes comme un moyen de concilier, en accord avec les positions de ses propres militantEs, les droits et les devoirs face à l’organisation : il s’agit d’une tentative de concilier l’engagement avec la participation (au processus décisionnel). Les spécifistes priorisent l’engage- ment et la responsabilité de leurs militantEs, ce qui les différencie des organisations qui permettent d’assumer des tâches et de ne pas les réaliser, tolérant dans les faits l’irresponsabilité entre autres pratiques malheureusement communes à l’univers libertaire.
En ce qui concerne la méthode de prise de décisions les spécifistes défendent la recherche du consensus, et si celui-ci n’est pas possible, l’adoption de la position de la majorité. Les arguments remettant en cause le consensus et montrant comment il peut devenir quelque chose d’autoritaire sont bien explicités dans le texte de la FARJ.
Une autre différence qui peut être notée est que, dans le cas de décisions par vote – un fait qui s’applique à toutes les décisions de l’organisation anarchiste, au sein de ses Congrès, organes fédéraux, et de ses propres noyaux – la position consolidée est la position de l’organisation et est nécessairement suivie par l’ensemble des militantEs ; les organisations spécifistes se différencient des autres dont les décisions collectives ne sont que des recommandations et peuvent ou non être suivies par le collectif. Ce processus vise à établir des lignes directrices de base pour les militantEs, comme l’unité théorique, la compréhension de l’anarchisme, les stratégies d’action, etc. Évidemment, c’est un processus en construction permanente, mais il est pertinent de souligner que pour les spécifistes, on ne peut pas travailler avec des personnes qui ont des conceptions complètement différentes (et parfois contradictoires) de l’anarchisme, la façon de comprendre la société et des grandes lignes d’action qu’il faut suivre.
Le terme d’anarchisme spécifiste ou simplement de spécifisme met en avant un seul nom pour couvrir l’ensemble de ces positions. Celui-ci a été inventé par la FAU, en grande partie dans le but de signifier que ses militantEs sont de celles et ceux qui défendent la nécessité d’une organisation spécifique anarchiste. La pratique historique, ainsi que les discussions théoriques et idéologiques, ont forgé son contenu qui, tel que nous l’entendons, représente aujourd’hui l’ensemble des positions développées ci-dessus. Tout cela montre que le spécifisme n’est pas quelque chose de limité à la réalité latino-américaine. Comme cela a été dit par la FAU elle-même, les éléments liés à ce qu’on désigne comme le « tiers-monde » ont sans doute contribué à [élaborer] une position claire sur les mouvements populaires et les luttes anti-impérialistes, entre autres exemples. Cependant, comme nous allons le démontrer, cette conception organisationnelle de l’anarchisme n’est pas liée à l’Amérique Latine, que ce soit structurellement, conjoncturellement, géographiquement ou historiquement. C’est une conception de l’anarchisme, dont nous considérons qu’elle peut être très utile dans d’autres endroits.
- Fédération Anarchiste de Rio de Janeiro, Anarchisme social & organisation, Introduction, Braséro Social