Quand la crise sanitaire bouscule l’action révolutionnaire

Depuis plus de deux mois, le mouvement révolutionnaire, à l’instar des classes populaires, est confronté à une crise sanitaire majeure. Le déclenchement de la pandémie et les mesures sanitaires qui l’ont suivi ont radicalement impacté nos capacités d’action. Loin de nous décourager ou de nous rendre apathiques, cette situation devrait au contraire nous pousser à remettre en question nos pratiques et nos stratégies pendant la crise, mais aussi et surtout, après la crise sanitaire. L’objectif de cet article n’est pas de tirer un bilan global de l’impact de la pandémie sur le mouvement révolutionnaire, mais de mettre en évidence ce qui, pour nous, militant-e-s communistes libertaires, constitue une nécessité en termes de militantisme, à savoir l’investissement sur le plan social et le développement du pouvoir populaire.  

Le 17 mars, Sophie Wilmès, à la tête d’un gouvernement aux pouvoirs spéciaux, annonce un confinement de la population qui sera effectif le lendemain. Le confinement mis en place pour permettre d’enrayer la propagation du virus est sans doute une spécificité majeure par rapport à d’autres crises (qu’elle soient économiques ou même climatiques). L’injonction à rester chez soi, à faire du télétravail ou au contraire à se déplacer pour travailler dans un secteur dit « essentiel », la limitation des déplacements et l’interdiction des événements de masse ont sans conteste redessiné l’espace politique et les capacités d’organisation des militant-e-s révolutionnaires.

En tant qu’organisation communiste libertaire, nous défendons ce que les spécifistes appellent le « dualisme organisationnel », c’est-à-dire, la nécessité de s’organiser sur deux plans. Ainsi, nous pensons qu’il est à la fois nécessaire de s’organiser sur le plan idéologique en tant qu’anarchistes, ce que nous faisons en tant qu’organisation, mais aussi, de manière tout aussi importante, sur le plan social en tant qu’exploité-e-s et dominé-e-s (travailleurs-euses, femmes, racisé-e-s, minorités sexuelles …), et avec elleux. Nous insistons sur « en tant que… et avec…», car nous fonctionnons selon le principe « fight where you stand » (bats-toi là où tu te trouves) des syndicalistes révolutionnaires.

Nous pensons également que c’est au niveau du plan social que se situe le potentiel révolutionnaire, non seulement parce que seules les classes exploitées et les dominé-e-s ont un réel intérêt matériel à renverser les systèmes d’exploitation et de domination, mais aussi parce que c’est au niveau du plan social que prend son sens la proposition fondamentale de l’anarchisme: construire le pouvoir populaire.

Rapidement, alors que la crise sanitaire se transformait en une crise sociale, nombreux-euses sont les militant-e-s qui ont pris conscience qu’on ne pouvait cesser d’agir politiquement, mais qu’il fallait au contraire adapter nos pratiques aux circonstances. En effet, comment agir en révolutionnaires lorsqu’on est confiné-e-s, atomisé-e-s, précarisé-e-s et que nos déplacements sont limités ?

A ce titre, nous aimerions mettre en évidence deux initiatives qui se sont avérées particulièrement adaptées à la situation de crise sociale et sanitaire que nous avons vécue: La santé en lutte, collectif autogéré de travailleurs-euses de la santé, et les Brigades de solidarité populaire, initiative visant à construire un réseau de solidarité de classe tout en élaborant de nouvelles formes d’organisation collective. Ces deux terrains de lutte se sont révélés d’une importance stratégique alors que l’état néolibéral se montrait défaillant face à la crise sanitaire et sociale, et que le patronat profitait de la situation pour passer à l’offensive.

Ces deux initiatives, au-delà de leurs qualités et de leurs défauts, correspondent d’une certaine manière à nos conceptions du dualisme organisationnel et à la construction de contre-pouvoirs populaires. C’est à ce titre que nous entendons les mettre en avant. Cela ne signifie évidemment en aucun cas que ce soient les seules à mériter notre attention ou notre soutien. Ainsi, citons par exemple la tentative d’organiser une grève des loyers ou l’intervention de certains collectifs antiracistes organisés contre les violences policières racistes, ces dernières ayant été particulièrement mises en évidence durant le confinement (rappelons-nous la mort d’Adil, jeune anderlechtois assassiné par la police en avril dernier).

La santé en lutte

La pandémie n’a pas arrêté le capitalisme, celui-ci s’est adapté bon gré mal gré aux circonstances. Nous l’avons vu profiter de la crise, notamment en banalisant certaines formes d’organisation du travail (comme le télé-travail), intensifiant la précarisation du salariat (jobs étudiants, travailleurs-euses autonomes, …), accentuant la division sexuelle du travail (les femmes ont été surreprésentées dans les métiers essentiels sous-payés et sollicitées pour la majorité des responsabilités familiales gratuitement) et socialisant les pertes (chômage temporaire, …). De même, il est rapidement apparu que dans les secteurs dits essentiels (santé, transports, chimie, …) les préoccupations économiques primaient sur la santé des travailleurs-euses. Le secteur de la santé a ainsi été particulièrement mis à rude épreuve durant la pandémie et les effets des politiques néolibérales des 40 dernières années (manque de personnel, de financement, de matériel, de places disponibles, néo-management issu du privé, …) sont dès lors apparues au grand jour.

Né en juin 2019, La santé en lutte est un collectif para-syndical qui regroupe des travailleuses et des travailleurs de la santé qui s’organisent de manière indépendante des organisations syndicales officielles et s’inscrivent dans la perspective autonome au sein des mouvements sociaux. Elle est composée à la fois de syndicalistes combattifs-ves et de travailleurs-euses non-syndiqué-e-s qui ont la volonté de lutter contre la marchandisation et le définancement des soins de santé.

La santé en lutte s’est particulièrement illustrée durant la pandémie en publiant régulièrement des témoignages de professionnels de la santé, en dénonçant de l’intérieur les conditions de travail, en mobilisant autour de lui… Ainsi, le collectif est rapidement devenu le porte-étendard de la lutte contre les politiques néolibérales de définancement et de destruction des soins de santé. Durant près de 8 semaines, La santé en lutte a constitué un contre-pouvoir aux politiques du gouvernement fédéral. Ce collectif a ainsi montré à son échelle qu’il était non seulement possible, mais également indispensable, de s’organiser et de lutter contre les conditions de travail que le patronat et la classe politique entendaient nous imposer durant la pandémie. Les travailleurs-euses de la santé en lutte ont indéniablement ouvert la voie à d’autres résistances comme celles de la STIB.

Les militant-e-s révolutionnaires qui s’y impliquent comme travailleurs-euses de la Santé défendent ainsi un certain nombre de principes – sans pour autant chercher à idéologiser*  le mouvement – qu’il nous semble primordiaux de défendre en priorité sur le plan social : une perspective de lutte des classes, l’autonomie du mouvement vis-à-vis de l’Etat et du patronat, l’action directe comme forme d’action politique (par opposition au parlementarisme), l’autogestion avec un fonctionnement par Assemblées Générales et une perspective, si pas anticapitaliste, en tout cas clairement opposée aux politiques néolibérales.

Outre le fait de lutter donc contre les politiques néolibérales dans le secteur, La santé en lutte entend ainsi par la pratique donner aux travailleurs-euses le pouvoir sur leur propre lutte. Nous pensons que de telles initiatives constituent à la fois une manière d’élever la conscience des exploit-é-es par une pratique inspirée du syndicalisme révolutionnaire, mais constituent également le début d’un contre-pouvoir populaire qu’il importe de construire, renforcer et à termes généraliser.

Construire la Solidarité Populaire

La crise sanitaire a également été l’occasion de prendre la mesure de la faillite de l’état néolibéral, incapable, après 40 années de destruction des services publics et de la sécurité sociale, de venir en aide aux franges les plus précarisées du prolétariat. Cette incapacité a été doublée d’un dessin politique qui visait à maintenir la logique du profit alors même que la population n’avait pas accès au matériel de protection le plus élémentaire tel que des masques. Face aux manquements de l’Etat, des initiatives de Brigades de Solidarité Populaire ont vu le jour en Italie, puis en France, et enfin en Belgique.

Ici aussi, les militant-e-s communistes libertaires impliqué-e-s dans l’initiative défendent les principes de la lutte des classes, de l’autonomie (vis à vis de l’État et de la bourgeoisie), de l’action directe, de la démocratie directe, la convergence des luttes et une perspective révolutionnaire.

D’une certaine manière, les Brigades de Solidarité Populaire se rapprochent d’une forme de municipalisme libertaire. A travers d’elles, il s’agit d’ériger un contre-pouvoir à l’Etat-nation, de construire dans nos quartiers et nos lieux de vie une initiative qui mette en avant l’autogestion, la coopération et la lutte des classes. Les Brigades se sont construites autour de la collecte et la distribution de biens de première nécessité. Au-delà du fait que cette pratique gardera tout son sens une fois la crise passée, il faudra en développer d’autres, tout en accroissant la force sociale que représentent aujourd’hui les brigadistes, afin de lutter contre le capitalisme dans nos quartiers (via la lutte contre la gentrification, l’expulsion de logement, les violences policières, mais aussi via un soutien légal, la collectivisation du travail domestique, etc.)

Pandémie et pratique sociale

Malgré ces initiatives, il apparaît clairement que la faiblesse de notre capacité à agir durant cette crise sanitaire est symptomatique du manque d’encrage social dans les classes populaires de la gauche révolutionnaire en Belgique. Il est évident que si des organisations populaires (qu’elles soient syndicales, territoriales, féministes, …) existaient en Belgique et que nous y étions véritablement inséré-e-s, notre capacité d’action aurait été décuplée et plus à même de construire la solidarité et un rapport de force contre le capital et l’Etat.

Imaginons par exemple qu’il existerait en Belgique un syndicat de lutte et autogestionnaire relativement bien implanté dans différents secteurs: il est évident qu’un tel outil aurait constitué un véritable contre-pouvoir populaire durant la crise et aurait eu une importance majeure dans une stratégie anticapitaliste, à l’image de ce qu’ont tenté de faire les SI-Cobas en Italie aux prémices de la crise sanitaire, c’est-à-dire organiser la résistance ouvrière.

A l’heure actuelle, il faut admettre que nous ne sommes pas capables d’agir de manière révolutionnaire à l’échelle d’un quartier, d’une commune, d’une entreprise, d’une branche sectorielle ou plus largement encore, car nous ne disposons pas d’une force sociale suffisante. Ainsi, si nous étions retrouvé-e-s à Barcelone en 1936, nous aurions été incapables de faire face au coup d’état fasciste, car nous n’aurions eu ni CNT, ni Comités de défense…

Ce sont des organisations de ce type que nous devons donc nous évertuer à construire. Des organisations « pour et par » les classes populaires, non idéologiques, qui agissent en lien avec les conditions matérielles et le niveau de conscience, tout en ayant un fonctionnement autogestionnaire, une autonomie par rapport à l’état et une perspective révolutionnaire. Ces organisations doivent constituer la colonne vertébrale du pouvoir populaire dont le but est de contester, puis de renverser, le capitalisme et l’ensemble des systèmes de domination.  De telles organisations populaires ne peuvent être construites qu’en investissant le plan social et en rompant avec les formules incantatoires, les pratiques hors-sols ou la marginalité militante.

Pour conclure

S’il faut, à notre sens, tirer une leçon de cette crise aussi inattendue que soudaine, c’est bien celle-ci: en tant qu’exploité-e-s et en tant que révolutionnaires, nous devons réinvestir le plan social afin d’animer les mouvements sociaux en proposant des pratiques et des réflexions autogestionnaires et libertaires qui nous semblent les plus à mêmes de conduire à un changement radical de société.

Plus que jamais, alors que le capital et l’état se font de plus en plus autoritaires, que l’extrême droite et les franges conservatrices de la bourgeoisie gagnent du terrain, que la crise écologique s’intensifie, nous avons besoin de construire de tels contre-pouvoirs populaires pour résister, mais aussi et surtout, pour construire un autre monde.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il nous faille déserter le plan idéologique, au contraire. Construire des organisations spécifiquement anarchistes est indispensable pour renforcer notre coordination, développer nos pratiques et inventer des stratégies communes. Ces organisations doivent défendre une unité théorique et tactique pour gagner en cohérence et en efficacité. Ce qui n’empêche par ailleurs pas de construire des alliances plus larges entre groupes révolutionnaires partageant ces mêmes objectifs. Mais ces alliances doivent avoir pour stratégie de renforcer l’investissement sur le plan social et non pas entretenir une rupture ou une déconnexion avec ce dernier.

Une des vertus de la situation actuelle qu’il est possible de trouver serait d’avoir dépouillé l’action révolutionnaire de ses gesticulations activistes et du spectacle militant qui ne sert que l’autosatisfaction « d’avoir été présent » ou « de s’être montré ». En période de crise, n’est véritablement utile d’un point de vue révolutionnaire que ce qui contribue à l’accroissement du mieux-être des exploité-e-s et des dominé-e-s, tout en en préparant l’émancipation intégrale qui ne peut se faire in fine qu’en renversant les rapports de domination et d’exploitation.

La crise sanitaire aura donc servi d’électrochoc tant elle a démontré les carences du mouvement révolutionnaire en Belgique. Il nous a fallu relever le défi de maintenir la continuité de nos organisations, et ce fut une tâche primordiale pour ne pas donner la possibilité aux classes dominantes de profiter encore davantage de notre désorganisation. Mais elle a surtout bousculé nos pratiques et nos stratégies militantes qui devront dès lors se montrer à la hauteur de l’offensive austéritaire que nous préparent déjà les classes dominantes et des prochaines crises qui caractérisent le capitalisme contemporain. 

Union Communiste Libertaire Bruxelles


* Nous entendons par idéologie un système de concepts qui a un lien direct avec l’action (comme l’est par exemple l’Anarchisme). Lorsque l’on parle d’idéologiser, nous entendons par là la tendance qu’on certain-e-s militant-e-s à vouloir construire des mouvements sociaux anarchistes . Nous pensons que cela affaibli les mouvements sociaux qui ne rassemblement plus les opprimé-e-s et les exploité-e-s sur base de questions matérielles concrètes mais sur base de d’étiquette idéologique qui, par essence, ne constituent pas le plus grand dénominateur commun.