Par Julien Clamence
Le paradoxe qui travaille l’imagination de tous les hommes et les femmes de gauche du XXIème peut être résumé de la manière suivante : pourquoi le peuple ne se révolte-t-il pas et comment faire advenir un mouvement social et révolutionnaire global ? On ne peut pas nier l’apathie politique et le manque d’intérêt du citoyen lambda pour son avenir et celui de sa société. D’où une frustration, peut-être même une sorte de fatalisme, qui vous prend à la gorge. A quoi bon militer, combattre, essayer de transformer le monde, quand mes semblables passent leur temps à zapper d’une chaîne à l’autre ; sans se soucier des soubresauts d’un capitalisme vacillant de ses propres contradictions ?
L’avenir du Socialisme, entendu comme ce projet politique fondé au cours du XIXème siècle souhaitant construire une société meilleure, plus libre, plus égale et plus juste ; l’avenir de cette idée est aujourd’hui en question. Non que personne doute de la nécessité de réformer ou de changer le système. Même le moins impliqué des citoyens, si vous l’interrogez, vous dira que les choses ne tournent pas rond, que la Crise ne cesse de frapper et qu’il serait temps que les politiciens se mettent un peu au boulot pour résoudre tous ces problèmes. En fait, vous obtiendrez sûrement une variante chez une bonne moitié de vos sondés : les dits politiciens sont incapables de faire leur travail, mais après tout, personne n’a vraiment le pouvoir de nous sortir de la purée !
L’attentisme et le fatalisme, voilà les deux attitudes qui gouvernent de nos jours les opinions publiques. Les mots socialisme, communisme, anarchisme, etc. sont tellement connotés, qu’ils sont rejetés a priori. Mais, le plus grave est, sans doute, qu’on a systématiquement déconstruit la capacité du peuple et même celle des élites à penser le passé, le futur et le présent.
Le passé parce que l’histoire des mouvements politiques depuis les Lumières n’intéresse à peu près personne et qu’elle est absente des manuels historiques qui forment les jeunes dans les lycées, les collèges et les athénées. Qui sait vraiment comment l’État social a été arraché par le mouvement ouvrier et les partis socialistes ? Qui connaît les expériences révolutionnaires radicales de Barcelone en 1936, de la Russie soviétique de février à octobre 1917 ou de la Commune parisienne de 1870 ? Bien sûr, je ne rends pas justice, en disant cela, aux innombrables militants et intellectuels de gauche qui s’échinent depuis des années à fonder une culture transgressive et alternative face au mainstream et au capitalisme financier. Mais force est de constater que l’impact réel de cette connaissance subversive est quasi-nulle chez les masses voir même chez un large pan des élites dominantes infiniment moins instruites qu’au début du siècle dernier.
Au sein des groupes initiés on est souvent stupéfait des clichés historiques qui circulent. Les « marxistes » d’aujourd’hui ont rarement lu Marx et Engels ou les marxistes les plus innovants comme Rosa Luxembourg, George Lukács et Antonio Gramsci pour ne citer que ceux là. Cela vaut aussi pour les socialistes non-marxistes qui reviennent trop peu aux « utopistes pré-marxiens », aux pères de l’anarchisme ou à tous les penseurs atypiques que cette philosophie a fait naître depuis un siècle et demi. Cela n’est pas du à la volonté des révolutionnaires de notre temps mais à la double disparition d’une presse socialiste conséquente et diversifiée et de grandes organisations, partis, syndicats, réseaux, clubs, qui assuraient le minimum d’éducation politique1 nécessaire.
On a également retiré aux peuples et aux élites la capacité de penser le futur en termes de changement radical de la société. Il est extraordinaire de lire à notre époque les débats politiques qui agitaient les années 30. Même si on peut déjà y trouver le germe de l’apolitisme contemporain (et celui de l’individualisme généralisé dont il n’est à mon avis pas séparable), les différentes formations politiques portaient des projets à la fois concrets et révolutionnaires. Les intellectuels de cette période, comme sans doute une partie des masses, étaient capables d’imaginer des futurs transformés par l’action humaine. La gratuité de l’enseignement, l’État social ou encore l’égalité devant la justice nous paraissent aujourd’hui aller de soi, et cela alors qu’ils sont tous les jours un peu plus rognés, mais ils ont tous été, à un moment donné, un pur produit de l’imaginaire radical d’une poignée d’individus qui les considéraient à portée de main.
Comment porter, lors d’un débat public qui accompagne l’une de nos élections, des propositions politiques largement originales ? Imaginez qu’on propose de limiter simplement la propriété privée immobilière à un ou deux biens par personne ou par ménage ; qu’on demande une remise à niveau économique et symbolique des enseignements techniques et professionnels ; ou qu’on projette la mise en commun du capital dans toutes les entreprises pour former des entités auto-gérées par les travailleurs ? Ces idées sont on ne peut plus concrètes et tout-à-fait réalisables si on passe outre le blocage intellectuel qui enchaîne l’esprit de tant de nos concitoyens ; et si, on parvenait également à recréer un espace de discussion publique présentant toutes les alternatives politiques disponibles. La question du futur me parait conditionnée par un changement de paradigme médiatique et intellectuel.
Après avoir présenté tout cela, je peux parler du présent comme d’une savante articulation entre une analyse factuelle de notre situation, les différents projets de société qui s’offrent à nous et les sources théoriques et historiques dont nous avons tant à apprendre. Par quoi passe l’avenir du Socialisme si nous parvenons à regagner une perspective temporelle réflexive ? Il me semble qu’on peut le résumer, et donc forcément le caricaturer, en quatre grands mouvements.
D’abord, il faut nous atteler à repenser et à reconstruire un espace médiatique de masse. Internet possède un potentiel d’émancipation non-négligeable et notre situation serait sans doute bien plus terrible s’il n’avait pas existé. Il faut donc tirer profit de sa flexibilité (un mot, parmi d’autres, à reforger pour nos combats). Mais nous devons éviter l’écueil qui consisterait à rejeter des formules médiatiques différentes. Ce qu’on appelait avant sa connotation négative la propagande, fonctionnait parce qu’elle était déclinée sous une myriade de formats divers. Faut-il profiter des grands médias contemporains, journaux, radios et télévisions pour propager nos idées ? Faut-il privilégier des médias neufs avec un tirage et un public maximal ? Ces questions doivent être débattues, principalement quant à leurs modalités d’application. Le but visé devant toujours revenir à la diffusion large de nos idées et de nos propositions concrètes.
Ensuite, nos actes doivent conduire, d’une manière ou d’une autre, à la création d’un mouvement social massif. On aura beau proposer les plus belles idées du monde, si la société ou une partie de celle-ci ne suit pas, cela n’aura pas grande importance. Je crois que le modèle des partis classiques est dépassé. Il faut réinventer l’action collective, dans les partis et les syndicats, dans la vie de tous les jours et de tous les types d’organisations qui peuvent s’y prêter. Ce problème sera sans doute le plus difficile à régler. Les peuples européens reviennent d’une longue période de somnolence, à la fois imposée et désirée. Il est triste, mais juste, de penser que les conditions extérieures, la Crise, l’Austérité, la Dictature de l’Économie, vont finir par réveiller les dormeurs. Chaque coup de butoir révèle, en Europe et ailleurs, qu’une population peut descendre massivement dans la rue, exiger, lutter sur le moyen terme. Nous devons tourner nos regards vers la Grèce, le Chili, l’Italie, le Québec, le Portugal, le Brésil, l’Espagne et tant d’autres pays où le capitalisme tremble à nouveau ou a tremblé un court instant, devant la fédération des exploités et des aliénés. N’oublions pas non plus d’adapter l’action au terrain et à la culture où elle sera appliquée. La Belgique et la France forment des terreaux socialistes bien différents.
De plus, il faut poser les bases d’une Union des gauches qui n’a que trop rarement eu lieu dans l’histoire. Il ne s’agit pas de renier nos différences, celles-ci sont nécessaires pour le futur. Cependant, ces différences, qui ont si souvent conduit à des luttes fratricides, nous empêchent aujourd’hui de peser véritablement dans l’agora. Notre puissance réelle est, à mon sens, occultée par l’éclatement et les prises de bec incessantes qui secouent nos organisations. Bien sûr, il faudra instaurer un cadre à cette Union. Ne doit-elle pas écarter les staliniens et autres égarées du XXème siècle et donc poser comme principe la pluralité et une certaine conception de la démocratie interne au mouvement ? Devons-nous intégrer, partiellement ou entièrement, les libéraux de gauche et les sociaux-démocrates de gauche ?Il faudra également poser le problème du niveau d’exercice de l’Union, seulement national ? Européen ? Mais sa seule existence ne peut qu’enclencher une dynamique positive.
Enfin, je crois qu’au centre de notre action doit subsister un dogme émancipateur. Celui qui considère que le destin du monde n’est pas tracé, que « les gens », « le peuple », les citoyens sont capables de changer, en bien. Ce présupposé nous le partageons tous, à divers degrés. Nous devons en faire une bannière fédérative. Nos valeurs prennent leur source au fondement de notre humanité et n’importe quel être humain peut s’accorder avec nous sur ce point. Il suffit de la bonne expérience, la bonne coïncidence ; repensez à la manière dont vous êtes devenu ce que vous êtes ! Le Socialisme ne peut être qu’une doctrine politique, il doit proposer un art de vivre, une conception générale de l’existence. Dans les faits, il s’agira de plusieurs conceptions, parce que nos mouvements sont divers et reposent sur des notions parfois contradictoires.
L’avenir du Socialisme a été occulté pendant très longtemps. Il paraissait tous les jours moins viable et plus lointain. Les Grands avaient oublié que le capitalisme n’est qu’un système économique parmi d’autres et qu’il est voué à disparaître un jour, comme n’importe quelle institution sociale. Ils grignotent tout ce qu’ils peuvent sur le cadavre de la finance, dont le futur est, lui, bien plus clair. Si le capitalisme détient un potentiel de réinvention extrêmement puissant, la finance se révèle, elle, beaucoup plus fragile que ses ancêtres historiques. La faire ployer et puis la briser sont des objectifs réalisables en l’espace d’une vie. Ce serait en tout cas, un bien beau legs aux générations futures.
1L’éducation politique n’a bien entendu rien à voir avec l’endoctrinement. Elle n’est que l’application d’une théorie pédagogique réflexive qui vise à fournir à tous les citoyens une conscience politique critique, à la fois des autres et de soi-même, et des outils de lutte intellectuelle et pratique. En un mot, elle tend à éveiller les esprits sans leur imposer aucune réalité préconçue ou immanente.