En prenant le parti des luttes sociales et du contre-pouvoir, nous affirmons clairement que des changements peuvent être imposés dans la société. Ce qui nous situe à la fois en contradiction avec la social-démocratie (pour laquelle les changements sont opérés par les partis de gauche depuis les institutions) et avec l’ultragauche (« rien ne peut être obtenu dans le système capitaliste »).

Rupture avec l’ultragauchisme

Le refus de prendra en compte les avancées possibles au sein du capitalisme n’est pas seulement l’apanage de quelques petites sectes. C’est une attitude qui a longtemps pesé sur les diverses variantes de l’extrême gauche ; les rangs de notre propre courant n’ont pas été épargnés. Il s’agit dans ce cas de démontrer que rien n’est possible, rien n’est gagnable dans ce monde et que par conséquent « il faut faire la révolution » – car avec elle tout deviendra réalisable. En bonne logique on dénonce donc les revendications, forcément « réformistes » puisqu’elles visent à améliorer les conditions de vie ou de travail. On dénonce les luttes locales ou sectorielles, parce que c’est « tous ensemble » qu’il faut se battre. Les tentatives pour travailler et vivre autrement dès aujourd’hui, toutes les expériences alternatives, associatives, culturelles, sont indistinctement condamnées à périr étouffées ou à se confondre tôt ou tard avec le capitalisme ambiant.

Cet ultragauchisme colore encore les orientations d’organisations comme Lutte ouvrière ou l’OCL. Dans les faits, il conduit soit au double langage (on a un discours très « dur », et dans le quotidien, « on s’arrange ») soit à l’incapacité à peser dans les luttes et dans la société ; avec, à la clé, l’isolement et le découragement. Une orientation ultragauchiste coupe les militants politiques de leurs secteurs d’intervention, et y compris des éléments les plus combatifs.

L’ultragauchisme détruit les possibilités d’aller vers une révolution parce qu’il suit un cheminement purement idéaliste.

Nous affirmons au contraire que le capitalisme n’est pas une société homogène mais une société complexe, sous domination, mais parcourue de conflits incessants. Les luttes n’ont pas cessé d’imposer des compromis aux classes dirigeantes. La société dans laquelle nous vivons n’est pas seulement le produit de décisions unilatérales venues d’en haut. C’est aussi le fruit de la lutte des classes, des luttes contre les oppressions, des luttes d’idées, des chocs de pratiques sociales, culturelles, politique opposées.

Ainsi dans l’entreprise, le droit du travail, la représentation syndicale, sont des concessions arrachées par les travailleurs ; de même, le droit à la contraception, à l’avortement, sont des acquis importants face à l’idéologie d’ordre moral.

A chaque fois, ces acquis ont un caractère double : à l’origine conquête des dominés, il devient un instrument de régulation pour les classes dominantes. Mais le deuxième caractère ne doit ni faire oublier le premier, ni en minorer l’importance.

Dans la production, et donc dans la société, qui est dominée par la sphère de la production, le pouvoir est évidemment détenu par les classes dirigeantes et nous le contestons radicalement. Mais il y a le contre-poids des travailleurs, leur résistance permanente, leur force de contestation. Dans l’économie, il n’y a pas seulement des secteurs capitalistes. Des pans entiers des activités humaines échappent, au moins en partie, à la seule toi du profil, même si celle-ci est largement dominante. Il ne s’agit pas ici de magnifier le secteur social ou les activités associatives. Mais ces secteurs échappent bien en partie aux règles dominantes. Et ils concernent des milliers d’hommes et de femmes (ceci dit, la défense de leur objet principal, et surtout la manière de gérer ce secteur, sont des enjeux de lutte permanents souvent repris par les organisations syndicales qui y sont implantées).

Les institutions même, l’Etat, le droit, portent contradictoirement les traces de luttes démocratiques et des aspirations il la justice sociale.

En d’autres termes la société est déjà travaillée par la contradiction entre pouvoirs et contre-pouvoir, société et contre-société, règles dominantes et exigences démocratiques et sociales.

Conquête et contre-pouvoir

C’est dans ce champ de bataille qu’est le capitalisme que nous proposons d’intervenir afin de faire grandir dans le système des pratiques sociales et politiques associant des pans entiers de la population contre le capitalisme et l’étatisme.

Ce sera quand des millions de gens commenceront à conquérir consciemment des secteurs de pouvoir collectif ; quand ils imposeront à nouveau concrètement des changements, que la perspective d’une rupture globale, du passage d’une société à une autre, pourra redevenir crédible à leurs yeux.

C’est ce que nous nommons une stratégie de transformation de la société fondée sur la reconquête et le contre-pouvoir :

- Multiplier les espaces de contre-pouvoir : Assemblées de citoyens, assemblées de travailleurs.
- Mener les luttes autour de projets alternatifs, qui proposent des transformations profondes, opposées aux logiques du profit et du centralisme : contre-plans élaborés avec les salariés, projets alternatifs dans l’Éducation, etc.
- Dans les entreprises, poser la question même du pouvoir et de la finalité du travail. Imposer des droits nouveaux.
- Favoriser le développement d’un vaste secteur alternatif autogéré.
- Se battre pour une transformation radicale des services publics.
- Combattre les institutions actuelles en proposant de profondes transformations démocratiques, fédéralistes, autogestionnaires.

La logique de contre-pouvoir implique qu’on ne quitte jamais une position de lutte intransigeante, que l’on agisse depuis des espaces d’auto-organisation, autonomes par rapport aux institutions en place.

La logique de conquête conduit il se battre pour imposer des modifications concrètes et structurelles : dans le droit, dans l’organisation du travail, dans les institutions. Modifications qui seront autant de points d’appui pour que s’exercent en permanence et concrètement le contre-pouvoir des citoyens dans la cité, des travailleurs dans l’entreprise, des jeunes et des salariés dans l’Éducation.

Contre-pouvoir et révolution

Nous ne croyons pas que toute la société puisse être transformée graduellement depuis des positions de contre-pouvoir. Ce qui est en jeu c’est une dynamique, c’est la création d’une situation politico-sociale nouvelle où la société serait traversée par une profonde opposition : d’un côté des pratiques sociales permanentes (des luttes mais aussi des formes de solidarité, de vie, des pratiques démocratiques, des secteur alternatif, des institution démocratiques, associant et fédérant de larges pans de la population). Et d’un autre côté, apparaissent comme un frein su développement de ces pratiques positives, comme un carcan à faire éclater, les structures capitalistes et étatiques. Les formes de contre-pouvoir se fédérant, on passerait alors à un contre-pouvoir général, avec sa propre logique, ses valeurs, son institution, ses secteurs de contre-société. Une situation de « double pouvoir » ouvrant la voie à une rupture révolutionnaire, rendue crédible et possible grâce aux réalisations autogestionnaires et aux acquis accumulés par les luttes.

Luttes révolutionnaires, luttes réformistes

Etre révolutionnaire aujourd’hui ce n’est donc pas fuir les réalités mais les confronter tout de suite à l’utopie autogestionnaire, pour proposer immédiatement des transformations possibles, crédibles et en même temps subversives parce qu’inspirées par cette utopie. Et puis c’est se plonger dans les luttes sociales, et compter parmi leurs animateurs, pour les infléchir, en respectant leurs rythmes et avec le plus grand nombre, vers la radicalisé et l’autogestion.

Ceci passe par des transformations qui contribuent à avancer vers une révolution ultérieure.

Quelle est alors la ligne de partage, la ligne de frontière entre lutte révolutionnaire d’aujourd’hui et réformisme, si la première appuie des réformes radicales ?

Pour les réformistes, le combat politique vise à des réformes mises en place dans le cadre de la délégation de pouvoir, par l’action gestionnaire des partis placés à la tête des institutions en place. C’est ce qu’on pourrait nommer le « réformisme politique ».

Pour les révolutionnaires, le combat est politico-social et il vise à des transformations et à des réformes imposées par les citoyens, les travailleurs et les jeunes eux-mêmes, et dans tous les cas discutées démocratiquement, élaborées avec eux, décidées démocratiquement.

Pour les réformistes, les réformes se situent dans une stratégie d’amélioration graduelle du capitalisme, sans remise en cause radicale de celui-ci. C’est le réformisme, qu’il soit politique ou syndical, ou encore associatif. Pour les révolutionnaires, la dynamique de lutte pour des transformations et des réformes radicales vise à mettre en place dans la société des pratiques contraires au capitalisme, en vue de préparer une rupture révolutionnaire ultérieure. Agir tout de suite pour transformer la société est la meilleure garantie pour que renaisse un projet révolutionnaire.

IIe congrès d’Alternative libertaire – Montreuil, avril 1993