Par Julien Clamence (AL Bruxelles)

maja1_largeLe flou sémantique et le silence sont devenus les armes privilégiées du statu quo. Troubler notre compréhension du monde pour mieux imposer une vision unique, réductrice et meurtrière, voilà la méthode employée chaque jour, directement ou indirectement, par nos faiseurs d’opinions. La question palestinienne et le massacre perpétré à Gaza depuis plusieurs semaines ont été l’occasion de nous rappeler cette réalité. Comme d’habitude, les propagandistes jouent aux marionnettistes avec les cadavres et des « personnalités publiques » lancent des anathèmes et des accusations d’antisémitisme sans retenue ni intelligence. Au cœur de ce problème, celui d’une lutte : l’antisionisme.

Ses détracteurs partent du principe qu’un antisioniste est un forcément un haineux à la petite semaine. Ils nous accusent de vouloir détruire Israël parce qu’elle serait une nation juive, projetant dans cette accusation bête et sans fondement leur propre fantasme sur la nature de cet État. Pour comprendre l’antisionisme, il faut revenir à la nature du sionisme : pas le projet historique né au XIXe siècle puisque, après tout, on ne combat pas pour l’histoire passée mais pour l’histoire présente ; nous combattons le sionisme politique, celui des colonies et du Grand Israël, celui d’une Palestine unifiée dans le sang sous le claquement des drapeaux israéliens.

Ce sionisme est un nationalisme et comme tous les nationalismes il prône l’unité par le feu. Ce que prétendent les défenseurs de l’État israélien, c’est qu’il existe un militarisme acceptable et que le sionisme historique a fourni aux juifs de toute la terre un foyer et une protection contre les vicissitudes de la xénophobie. Ce que nous disons, c’est que tout nationalisme revient à faire primer le bien-être d’un peuple sur celui des autres, qu’il contient en germe la haine raciale et que l’État d’Israël s’est construit contre la Palestine multiculturelle qui l’a précédé ; nous disons aussi que l’État d’Israël n’est pas un État juif, même si ses institutions tendent à constituer les prémices d’une théocratie, et que nous jugeons moralement et politiquement les israéliens en tant qu’êtres humains et pas en tant que juifs.

Le sionisme « héroïque » est vicié par sa visée exclusive : à quoi bon bâtir une arche si on en expulse les arabes palestiniens ? On ne sauve pas un peuple en en détruisant un autre et toute la tragédie historique de la Palestine découle de ce qu’on a « promis une seule terre à deux peuples » (comme le remarquait Arthur Kœstler).

Mais les crimes passés ne doivent pas primer sur les crimes présents. Le sionisme, aujourd’hui, réunit un ensemble de forces politiques de droite, d’extrême droite et d’une pseudo-gauche belliciste ; son programme est simple : établir une domination permanente de l’État d’Israël sur l’entièreté de la Palestine, soit en la colonisant, soit en contrôlant militairement les territoires palestiniens. L’imposition d’une souveraineté israélienne inflexible est conditionnée à la négation de toute souveraineté palestinienne véritable. Le sionisme n’est pas le bouclier du judaïsme – comme peuvent le croire honnêtement et avec les conséquences que l’on sait trop de citoyens occidentaux – mais une répression organisée, étatisée, laïque et coloniale du peuple palestinien.

L’antisionisme ne souffre pas seulement des confusions verbales entretenues dans notre espace public, il doit aussi supporter, injustement, le poids des fausses solidarités. Les pseudo-antisionistes d’extrême droite utilisent le mot sioniste comme un synonyme à celui de juif ; ils sont animés par la haine et la peur. Les Soral & consort sont parvenus à créer un nouvel antisémitisme, plus lâche et plus pervers que celui du siècle passé ; ils délirent sur les complots internationaux et l’influence d’Israël en accusant les juifs – « les juifs » qui d’ailleurs n’existent pas comme un groupe totalisant, quoi qu’en disent à la fois les soraliens et les pro-israéliens – à cause d’une supposée « essence » de la judaïcité. Nous ne laisserons pas les propagandistes de Tsahal retourner contre nous la dérive sectaire et monstrueuse de l’extrême droite européenne. Leur antisionisme est un mensonge et nous le traiterons toujours comme tel.

Notre combat est tout autre : il prétend remplacer la rancœur par la compréhension et lutter pour l’émancipation réelle du peuple palestinien. Mais notre antisionisme est aussi et avant tout un humanisme. Parce que nous considérons que, malgré les murs, chaque être humain possède le même droit à la vie et à la construction de son bonheur, qu’il mérite à la fois l’égalité et la liberté ; nous promouvons la concorde et la paix. Celles-ci demeureront cependant illusoires tant que les entreprises répressives et aliénantes de l’État israélien seront imposées aux palestiniens. On ne peut négocier la paix d’une main et égorger son adversaire de l’autre.

L’antisionisme contient les principes nécessaires à la paix : une cessation totale des hostilités contre Gaza et les territoires palestiniens et surtout un rejet par le peuple israélien de son nationalisme meurtrier. Ce « peuple » n’est bien sûr pas homogène mais la politique de Netanyahou est soutenue par un pan bien trop large de la population pour qu’on puisse écarter le problème de la droitisation du peuple israélien. L’extrême droite, laïque et religieuse, gagne de plus en plus en puissance dans un pays fondé au départ pour échapper aux pogroms occidentaux ; le sentiment d’isolement guerrier de l’État Israël se transmet à sa population et la pousse à défendre le sionisme et ses versions radicales qui évoquent ouvertement un nettoyage pur et simple de la Palestine. Le cas des juifs éthiopiens a suffisamment démontré que le racisme et la xénophobie sont devenus choses courantes en Israël.

Soutenir les israéliens solidaires du peuple palestinien est aussi l’une des grandes causes de l’antisionisme. Aucun changement n’aura lieu de l’extérieur, ce sont les piliers même du sionisme qu’il faut abattre en démontrant à tous les israéliens et à tous les autres peuples de la terre que la haine entretient la haine et que la question palestinienne risque d’engendrer un écho transgénérationnel dévastateur ; les fils et les filles de ceux qu’on tuent aujourd’hui voudront-ils conclurent la paix demain ? N’est-on pas en train d’apprendre aux enfants qui grandissent de nos jours à haïr dans le futur ?

Ce que ne veulent pas admettre les soutiens inconditionnels de l’État israélien c’est que la justice, quoi qu’elle soit la même pour tous les êtres humains, est une question de responsabilité. Les roquettes du Hamas servent les intérêts du Likoud et je ne crois pas qu’une résistance armée, même légitime, puissent justifier le meurtre absurde et hasardeux de civils israéliens ; cependant, la puissance du Hamas est ridicule en comparaison de celle de l’État israélien et il nous semble que tous ceux qui croient en la justice se posteront toujours du côté du plus faible, du côté de l’opprimé. La violence de la domination coloniale israélienne sur les palestiniens est telle qu’on ne peut écarté d’un revers de la main cette question de la responsabilité.

Il faut combattre pied à pied la logique de la force brute, justifiée par l’image du barbu terroriste. Les miradors et les barbelés ne sont pas des gages de sécurité, ce sont les gages du ghetto ; les bombardements aveugles ne sauveront pas l’État d’Israël, ils le rendent coupable de l’organisation de la terreur. Ceux qui craignent à chaque instant pour leur vie ne vivent pas à Tel-Aviv ou à Haïfa, ils sont concentrés entre Gaza et Rafa. Aucune personne honnête ne peut excuser l’assassinat des civils palestiniens devant les preuves de la surpuissance israélienne et de la misère des gazaouis… Se faire l’avocat des meurtres d’État, c’est faire la preuve d’un cynisme sans nom ou du racisme le plus crasse.

L’antisionisme représente notre indignation et sa concrétisation dans une lutte pour la liberté du peuple palestinien ; cette liberté passe par l’égalité radicale des palestiniens et des israéliens, de leurs droits et de leurs souverainetés. Une accusation contre l’antisionisme revient souvent dans la bouche de nos éditocrates : nous souhaiterions la fin de facto de l’État d’Israël. Certains antisionistes, tout à fait respectables, rétorquent que deux États peuvent coexister en Palestine et que les autorités israéliennes n’ont jamais réellement eu l’intention de parler d’égal à égal avec les palestiniens.

Notre position est plus radicale : la notion même d’État et de nation sont à l’origine du conflit, elles devront donc être dépassées. Il est tout à fait possible de concevoir une entité politique nouvelle, une Fédération de la Palestine réunissant israéliens et arabes, chrétiens, druzes et bédouins au sein d’un « État » plurinational. Ce scénario a le défaut d’être purement théorique et de présupposer qu’on puisse dépasser la détestation ethnique à l’œuvre en Palestine. Mais quels choix avons-nous ? Faut-il soutenir la lutte armée palestinienne pour le principe sans penser aux conséquences d’un effondrement de l’État israélien ? Faut-il accréditer la thèse plus réaliste des deux États qui entérinera une fois pour toutes la logique des murs de séparations ?

La situation palestinienne n’est pas sans rappeler celle de l’Algérie française. Cette digression aura aussi l’intérêt d’aborder de front la question la plus douloureuse de tous les mouvements d’indépendance, celle de la violence. Au lieu de contrôler simplement le territoire algérien, les français y avaient pratiqué une colonisation massive – à la fin de la guerre, plus d’un million de pied-noirs habitaient au sud de la Méditerranée. Le conflit poussait à l’extrémisme de tous les camps mais l’État français fut le plus « efficace » pour provoquer la terreur. Ceux qui refusaient de choisir entre la grande cruauté des bourreaux français et la petite cruauté des victimes algériennes, notamment dans les milieux anarchistes, proposèrent de former une confédération franco-algérienne mais l’escalade de la violence et le poids de la domination colonial privèrent les mouvements pacifistes de toute marge de manœuvre.

Peut-on pour autant justifier la violence des colonisés qui cherchent par tous les moyens à gagner leur indépendance ? J’aurais tendance à dire qu’aucune violence n’est justifiable mais qu’elles sont parfois nécessaires ; les conflits coloniaux ont toujours opposés des occidentaux imbus d’eux-mêmes et des élites autochtones revanchardes puisque formée par ceux-là même qu’elles combattaient. La conclusion de la guerre d’Algérie nous offre un exemple de paroxysme de l’insurrection armée et parfois aveugle : les pied-noirs ont fuis pas centaines de milliers en France.

Comme les algériens, les palestiniens subissent le joug d’un État colonial et qui utilise la terreur comme une arme quotidienne, comme les algériens ils croient au pouvoir d’une lutte armée pour résoudre le conflit et le soutien de la population gazaouis au Hamas n’est pas à chercher autre part : ceux qui organisent la défense des intérêts palestiniens sont malheureusement ceux qui prônent l’instauration d’une société presque aussi aliénante. Entre la Palestine et l’Algérie il y a toutefois une différence de taille : les israéliens ne possèdent pas de métropole où se réfugier.

Tous les enfants d’Israël se nourrissent chaque jour du pays dans lequel ils grandissent – comment pourrions-nous prétendre, nous qui sommes loin, que la maison dans laquelle ils sont nés n’est pas la leur ? En plus du racisme et des schémas de domination coloniale c’est la peur de perdre leurs foyers qui a poussé nombre de pied-noirs – souvent ouvriers ou pauvres fonctionnaires – à pratiquer l’assassinat et la torture. N’est-ce pas pour la même raison que les israéliens se tournent aujourd’hui vers des professionnels de la haine, par crainte ? Toutes les guerres coloniales ont été des guerres de la peur et aucune politique ne peut sérieusement se construire sur un tel sentiment.

Notre proposition, celle d’une grande réconciliation, de la paix dans une Fédération de la Palestine nous paraît la seule qui soit juste. Nous pensons que la justice des uns ne peut pas se construire contre la justice des autres. Le mouvement d’émancipation palestinien doit se tourner vers l’histoire et voir quels furent les résultats des guerres de libération du siècle dernier ; l’Algérie subit depuis une dictature sans partage et fut le théâtre d’une des guerres civiles les plus sanglantes de la seconde moitié du XXe siècle. La violence est certes parfois nécessaire mais elle est profondément injustifiable, elle est la voie extrême, celle de la dernière chance. La violence, comme l’ont très bien compris les néo-zapatistes du Chiapas, ne doit servir qu’à auto-limiter la violence.

L’antisionisme doit se chercher le rôle d’équilibriste. Nous ne pouvons pas déposséder de leur combat ceux qui résistent chaque jour à l’oppresseur. Nous ne pouvons que les soutenir et mener ici, en Europe, une lutte solidaire. Enfin, nous devons les prévenir car nous connaissons trop bien les horreurs des siècles passés pour croire que le statut de témoin s’offre comme une option véritable. Nous ne pourrons jamais supporter le nihilisme politique de nos concitoyens car regarder les massacres et se taire devant le vacarme tonitruant de la propagande, c’est accepter et légitimer ; c’est prendre la part la plus sale et la plus laide, celle de la lâcheté. L’antisionisme possède au moins les armes pour confondre ces lâches et pour organiser le retournement des opinions.

On ne peut pas rejeter le sionisme sans croire en l’humain et en de possibles lendemains qui chantent. Il faut faire l’expérience, à notre niveau, de l’horreur ; il faut se poser, respirer notre réalité tranquille et plonger un instant notre imagination pour nous représenter l’enfer gazaouis. Nous n’assistons pas à une guerre – car cela voudrait dire que les deux protagonistes ont les moyens de se battre – nous assistons à la boucherie d’un État terroriste. Contre la violence aveugle et l’escalade d’un pouvoir inhumain, nous incarnons une alternative morale et une voie de lutte concrète. Contre la tyrannie et pour la liberté, le peuple palestinien doit obtenir sa souveraineté.