Par Matt (AL Montpellier)
Partout en Europe, de nouveaux mouvements de gauche radicale se développent : Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon… En quoi sont-ils nouveaux par rapport à la « vieille » social-démocratie ou les courants révolutionnaires ? Leur point commun est de s’appuyer sur le « citoyennisme », nouvelle idéologie à la mode. Pourtant, celle-ci est critiquable voire problématique. Petit tour d’horizon…
Pour comprendre la situation politique actuelle, il faut faire un détour par la crise financière de 2008. Le massif soutien aux banques crée un endettement des États qui a pour conséquence des politiques d’austérité délétères : augmentation du chômage, baisse des salaires, démantèlement des aides sociales… La crise économique, liée à un essoufflement de la dynamique du capitalisme, est durable.
En termes politiques, elle cause l’accélération de la mise en place d’une gestion technocratico-sécuritaire du politique : gauche social-démocrate et droite conservatrices de gouvernement se ressemblent désormais comme deux gouttes d’eau et leur programme est simple : mettre en place des mesures néolibérales et dans le même temps développer le sécuritaire pour museler et réprimer toute contestation potentielle…
Ce traitement d’austérité, a créé une crise de légitimité sans précédent pour les partis de gouvernement dans leur version social-libérale (PS, travaillistes, SPD, démocrates aux États-Unis…) et conservatrice (Les Républicains, CDU/CSU, conservateurs, républicains américains). Ils sont décrédibilisés par les politiques antisociales qu’ils mènent tout en étalant au grand jour leur corruption.
Pour l’instant, les révolutionnaires, s’ils existent bel et bien (en France, en Allemagne, en Espagne, en Grèce, etc.) peinent à faire entendre leur voix au grand public. Dans le débat ne sont audibles que deux types de réponses contestataires.
La première est celle de l’extrême droite : Front national en France, AfD en Allemagne, Aube dorée en Grèce, UKIP au Royaume-Uni et Trump aux États-Unis… Cette fausse contestation ne propose rien d’autre qu’un capitalisme national et de prendre les immigré.es comme bouc émissaire par des politiques racistes. Malheureusement, ce courant remporte trop de succès…
L’autre grande alternative, celle de « gauche » est le courant qu’on appelle « citoyenniste », qui entend récréer une nouvelle social-démocratie. En Grèce et en Espagne, c’est Syriza et Podemos. En France, c’est une série de penseurs, comme Lordon ou Friot, des journalistes comme Ruffin, des mouvements comme Nuit debout et des politiciens tels que Jean-Luc Mélenchon, qui incarnent cette tendance.
Pas d’ancrage de classe
Pour commencer, il faut rappeler que le mouvement ouvrier et une bonne partie des révolutionnaires considèrent que la classe des producteurs et des productrices, c’est-à-dire les travailleurs et les travailleuses, est le sujet révolutionnaire. C’est le cas d’Alternative libertaire. C’est-à-dire que c’est à partir de nos situations concrètes d’exploitation que nous nous mobilisons. C’est parce que nous sommes exploité.es concrètement que nous agissons.
Ce n’est pas le cas des citoyennistes. Au contraire ils s’appuient sur un « citoyen » abstrait qui n’a pas d’ancrage de classe ni d’identité en tant qu’homme ou femme, blanc ou de couleur. Avant d’être un travailleur ou une travailleuse, un homme ou une femme, un habitant ou une habitante des centres-villes, des quartiers populaires ou des campagnes, bref une personne concrète, un individu est un « citoyen » abstrait, membre du peuple, quel que soit son statut social.
C’est en s’appuyant sur cet individu que des réformes, passant par l’État et la République (dont on réécrirait la constitution), pourraient alors être proposées… Ainsi Podemos a théorisé l’arrêt de la référence au prolétariat et à la classe ouvrière. En termes idéologiques les penseurs les plus éminents de ce courant sont Mouffe et Laclau qui ont inspiré le livre Construire le peuple d’Erejon, un des théoriciens de Podemos. Leur bible est Hégémonie et stratégie socialiste.
Populaires au sein des mouvements sociaux
Leur idée est de « radicaliser la démocratie », dans un refus de se dire de gauche ou droite. Le référentiel est l’opposition entre le peuple et la « caste » ou alors les 99 % contre les 1 %. Le moyen de changement n’est pas tant les luttes et les mouvements sociaux que le passage par les urnes pour construire une nation régénérée et progressiste, ce que certains appellent l’option national-populaire.
Le deuxième point commun de ces penseurs est qu’ils sont très régulièrement mis en avant par des gens de très bonne foi au sein des mouvements sociaux. Ainsi, lors de la lutte contre la loi travail, les Nuits debout ont été le lieu où se regroupaient les citoyennistes, qui, à l’appel de Ruffin et Lordon, auraient aimé lancer un processus d’écriture d’une « nouvelle constitution » pour une « vraie démocratie » ou une « vraie République », voire une VIe République pour Mélenchon. Heureusement, les Nuits debout ne se sont pas réduites à ce type d’élucubrations et ont aussi été un appui pour la lutte.
Pourquoi critiquer le citoyennisme ? Jean-Luc Mélenchon fait des super vidéos YouTube (il parle même de son amour pour le quinoa) et Lordon parle bien sur France Inter. Pourquoi leur tomber dessus, même si on n’est pas d’accord ?
C’est que quand bien même certains citoyennistes pourraient être tout à fait intéressants, nous avons quand même des désaccords de fond : l’« ancienne » social-démocratie même si elle n’était pas révolutionnaire, se réclamait de la classe ouvrière. Comme on l’a vu ce n’est plus le cas du citoyennisme : la référence n’est plus les travailleurs et les travailleuses, mais le peuple et le citoyen abstrait…
Du « peuple » à la « nation », le pas est vite franchi
On pourrait croire que ça a peu d’implications, mais ce n’est pas le cas. S’appuyer sur les exploité.es permet l’internationalisme : l’union des exploité.es à travers les frontières. Au contraire, se référer au « citoyen » ne permet finalement que de s’appuyer sur un « peuple » interclassiste, et surtout nous amène à la nation comme horizon indépassable…
Ainsi, du « peuple » à la « nation », le pas est vite franchi (lire en pages suivantes). Lordon fait l’éloge de la nation dans son livre Imperium, alors que les mélenchoniens adorent entonner La Marseillaise à chaque meeting…
Bien entendu c’est un nationalisme de « gauche » qui est mis en avant, mais cela reste problématique. En tant que libertaires, nous savons que bien souvent, c’est de la référence à la nation que sortent les pires horreurs : lois sécuritaires, politiques migratoires à gerber, extrême droite fascisante, colonialisme et guerres. Pour nous, la nation doit être critiquée et non mise en avant.
C’est aussi la question de la lutte des classes qui nous amène à critiquer le citoyennisme. Les penseurs citoyennistes les plus fréquentables comme Friot et Lordon, ou encore le journaliste Ruffin reconnaissent l’existence des classes sociales, ils ne sont pas totalement inconséquents… Par contre ils ne considèrent pas que c’est en tant qu’exploité.es, prolétaires, précaires travailleurs et travailleuses que nous devons agir. La classe n’est pas un outil politique pour eux. À cela ils opposent le « citoyen » abstrait qui en tant que membre de la communauté de la démocratie doit agir en tant que peuple, déconnecté des classes sociales.
À partir du moment où ils se posent dans ce cadre, et non un cadre concret de classe, il semble que la seule perspective d’action politique soit un néoréformisme bon teint, ce qui explique que Lordon, par exemple, malgré une radicalisation apparente, ne propose que de réécrire une constitution comme débouché politique du mouvement contre la loi travail.
Parmi les dernières analyses de Lordon, il y a parfois des choses intéressantes, proches des révolutionnaires… Mais pour autant l’horizon indépassable de ces penseurs est de réécrire la constitution par un « processus constituant ». C’est pour cela que, selon le bon mot d’un camarade, « Frédéric Lordon, c’est comme les manif parisiennes, ça part à République et ça finit à Nation ».
Plus globalement nous reprochons au courant citoyenniste l’incapacité à sortir du cadre formel républicain : les réformes s’inscrivent dans le cadre de la démocratie et l’action vient de « citoyens ».
Mais la question de la transformation sociale qui se pose. Comment changer la société ? Le citoyennisme semble dégager deux voies, qui pour nous sont autant de voies de garage. La première consiste tous simplement en l’option électorale, empruntée à la social-démocratie (ce qui n’est pas un compliment) : voter pour un parti ou une figure charismatique citoyenne comme Mélenchon suffirait à changer la société… Nous ne partageons pas cet enthousiasme, nous pensons que le pouvoir économique et politique est du côté du patronat, qui est le seul que les élus représentent, car il ne leur laisse pas le choix, et que donc la révolution des urnes est vouée à l’échec ; le patronat ne se laissera pas faire. Le piteux échec de Syriza en Grèce face à l’Union européenne en est un cruel rappel.
Agora citoyenne, sympathique mais inefficace
Le deuxième modèle serait en gros la mise en place d’une grande assemblée citoyenne qui serait la source de la réforme des institutions. C’est un peu le modèle des Indignés, d’Occupy, du Mouvement du 15-M en Espagne (« Indignados ») ou du « processus constituant »… Si cette idée avec une multiplication des assemblées semble plus sympathique que la voie électorale, elle n’en est pas moins incomplète. En effet, une assemblée qui occupe poliment une place, mais n’est pas en grève, qui n’est pas en lutte, qui ne bloque pas l’économie, et les flux, ne dépasse finalement pas le stade l’agora citoyenne, formatrice, mais bien peu en mesure de concrétiser ses idées.
Au contraire, nous pensons que ce sont les luttes, celles des travailleurs et travailleuses, des exploité.es, des précaires qui sera la source de notre émancipation… Et cette lutte ne se fera pas contre une « caste » ou l’« establishment », mais bel et bien contre la classe dominante et son appareil de domination (État, forces de l’ordre, médias…). C’est peut-être moins sexy qu’un podcast de Frédéric Lordon sur France Culture, mais cela n’en reste pas moins nécessaire… Pour changer le monde, il n’y a d’autre voie que la lutte, les blocages, les grèves et la révolution !