Floran Palin (AL Marne)

Le citoyennisme propose en général un recyclage des recettes passées, qui ni à la hauteur de la crise que rencontre le capitalisme, ni satisfaisant politiquement, ne promettant qu’une meilleure gestion du capitalisme.

Le citoyennisme est une nébuleuse, un mouvement épars, sans programme cohérent, mais reprenant et mélangeant les analyses et propositions d’auteurs altercapitalistes médiatisés. Pour autant, ces auteurs nous conduisent dans l’impasse pour en finir avec les crises et les inégalités.

Bernard Friot : un collectivisme économique relooké

Le projet de société de Bernard Friot repose sur cinq piliers : la suppression de la propriété lucrative, remplacée par la propriété d’usage, le versement d’un salaire à vie, la rémunération à la qualification (selon une échelle de une à quatre fois le smic, avec un smic net à 1500 euros), l’extension de la cotisation comme alternative au salaire direct, la création monétaire sans crédit. Il rappelle grandement les bases du collectivisme économique, alliant propriété collective (ici gérée par l’Etat), et distribution marchande (contrairement au communisme, qui la supprime).

Le premier problème est le concept de propriété lucrative. Il ne s’agit pas de la propriété privée. Elle se rapporte à celle des propriétaires de grands moyens de production, engendrant de gros profits, mais n’inclut pas la petite propriété commerciale [1]. Or la propriété privée commerciale, qu’elle soit grande ou petite, implique nécessairement l’obligation de vendre les marchandises et dans le même temps l’incertitude de les vendre, de les vendre à temps et au bon prix, afin de garantir son salaire et la pérennité de l’activité. Elle peut déboucher sur des baisses de revenus, des licenciements, des faillites, et, par effet domino, des crises. Pour éviter de tels problèmes, toute propriété privée devrait être abolie.

Avec le salaire à vie, un individu, de sa majorité à sa mort, aurait le droit de toucher un salaire, qui serait réévalué à la hausse par la qualification et resterait le même au moment de la retraite. Dans l’esprit, qu’il s’agisse de garantir à vie un droit d’accès à la consommation est tout à fait juste. Cependant, la forme salariale et monétaire est critiquable. Elle implique une socialisation a posteriori de la production, l’offre et la demande ne se rencontrant que sur le marché – et non pas en amont (recensements et autres anticipations démocratiques et rationnelles). Il en découle de forts risques de disproportion de la production (surproduction d’un côté, pénurie de l’autre), débouchant sur l’insatisfaction des besoins, une surabondance de marchandises invendables (constituant au passage un énorme gaspillage), et le maintien, malgré les intentions affichées, d’un marché du travail.

La rémunération à la qualification est tout aussi problématique. Un directeur d’entreprise ou un professeur d’université gagneraient 6000 euros par mois. Un salarié non qualifié en toucherait 1500 euros. Cette société serait encore très inégalitaire, légitimée par le principe « à chacun selon son diplôme » et non « à chacun selon ses besoins ». Or les justifications de la hiérarchie des revenus ont été déconstruites par Castoriadis, au nom de la complémentarité des tâches, de la polyvalence autogestionnaire, mais aussi, éventuellement, pour une hiérarchie inversée en faveur des activités les plus pénibles ou dangereuses [2]. De plus, à la place d’une hiérarchie des revenus, pour ces activités particulières, pourraient être mises en place des réductions du temps de travail et/ou des rotations des tâches.

Reste à résoudre la question du mode de financement de ce système. Si l’extension de la cotisation sociale permettrait des péréquations financières entre les entreprises (paiements des salaires et moyens de production), les structures à la base de la crise industrielle et commerciale [3] resteraient intactes, et leurs effets récurrents. Il en découlerait, en temps de crises, les mêmes effets qu’avec le capitalisme.

Friot propose une solution pour remédier à ce problème : la création monétaire sans crédit. Cependant, le fonctionnement de cette mesure n’est pas clairement expliqué. Il est donc difficile d’évaluer son efficacité éventuelle. Le problème est que, comme les keynésiens, elle renvoie les causes des crises de surproduction à un défaut de moyens de paiement, qui pourrait être résolu en faisant tourner la planche à billets. Or une telle politique comporte de forts risques d’inflation, sans pour autant traiter le mal à la racine.

Enfin, Friot entend redéfinir la valeur, comme « pouvoir de déterminer ce qui vaut », plutôt que comme reflet du « temps social moyen de production ». Il élude ainsi l’analyse de la valeur comme rapport social de production. Or on ne peut, en maintenant les structures concrètes de la valorisation du capital (propriété privée bourgeoise ou bureaucratique et marché) et leurs interactions, affirmer que la dynamique n’opère plus. En ne reconnaissant pas la définition de Marx de la valeur, les structures continueraient d’opérer de manière invisible. La société subirait des crises, sans en identifier les causes ni pouvoir agir intentionnellement pour les supprimer [4].

Jean-Marie Harribey : la pseudo-autonomie du secteur non marchand

Harribey prône actuellement l’extension du secteur public non marchand, au détriment du secteur privé marchand [5]. Le secteur marchand, confronté à de graves problèmes de valorisation, semble se diriger vers une limite systémique infranchissable. Il faudrait qu’il disparaisse et cède la place à une économie non marchande. Harribey semble ici comprendre le problème et tenir la solution. Cependant, il estime que le secteur non marchand serait autofinancé (financé par l’État, les communes et les collectivités territoriales). Or les pouvoirs publics financent les services par des prélèvements indirects sur les salaires (impôts) et les profits (taxes sur les entreprises et impôts pour les possédants). Plus se développe le secteur public non marchand par rapport au secteur marchand, plus les prélèvements sur la valeur produite sont importants. Ainsi, les entreprises éprouvent alors des difficultés à se financer, tandis qu’elles en éprouveraient parallèlement pour se valoriser, du fait de la dynamique systémique du capitalisme. Tout ceci ne peut que déboucher sur une crise. Il ne peut donc y avoir de transition économique graduelle et harmonieuse du privé marchand au tout public non marchand. Pour en finir avec le mode de distribution marchand, une révolution, supprimant la propriété privée des moyens de production et associant toutes les entreprises entre elles, est préalablement nécessaire.

Frédéric Lordon : Keynes et Proudhon, pour le meilleur et surtout pour le pire !

Les positions économiques de Frédéric Lordon sont surtout développées dans le Monde diplomatique. Il s’inscrit dans le prisme keynésien des Économistes atterrés. Ce dernier prône une relance de l’économie par l’investissement public à crédit (l’endettement), la souveraineté juridique, voire monétaire, le protectionnisme.

Les keynésiens envisagent les crises de surproduction comme crises de sous-consommation. D’un côté, il y aurait les gens qui n’ont pas suffisamment d’argent, de l’autre, des gens qui en ont, mais qui, face à une situation économique pessimiste, font preuve de prévoyance et préfèrent épargner. Pour résoudre ce problème, il faudrait injecter de l’argent dans l’économie, recourir à la création monétaire. L’État devrait alors intervenir à cet effet, et pourrait mettre en place des politiques de grands travaux. Ce faisant, il ne cessera de s’endetter, en espérant combler les dettes, du moins les dettes excessives, ultérieurement. Les keynésiens ne recherchent pas, en effet, l’équilibre budgétaire, mais un niveau d’endettement acceptable. Le keynésiannisme est ici complété par l’idée selon laquelle la dette serait un moyen d’entretenir le lien social, mais aussi de prévenir la guerre. Or c’est historiquement faux. Les années 1930 ont accouché du « keynésiannisme de guerre » dans les principaux pays bellicistes de la Seconde Guerre mondiale. Cette politique est donc inefficace, tout comme le sont le protectionnisme et le souverainisme, qui n’ont pas véritablement eu d’effets probants, face aux crises des années 1930 et de 1974. Enfin, considérer la finance comme vampire improductif, et proposer, pour y remédier, des mesures restrictives comme le Slam [6] ou, plus radical, de pendre des créanciers et des financiers, témoigne d’une incompréhension des relations entre capital « réel » et « fictif ». Ce sont le développement massif de la finance et du crédit qui, après la crise de 1974, ont contribué à éviter l’effondrement des taux de croissance. S’ils ont abouti, avec d’autres mesures capitalistes, à une suraccumulation financière improductive, réguler le capitalisme de la sorte n’empêchera pas la crise de la valeur de se manifester à nouveau [7].

Enfin, Lordon, s’inspirant également d’une conception ­autogestionnaire-libertaire tronquée [8] se rapprochant de ­Proudhon, parle également de suppression de la propriété lucrative et gestion directe des entreprises par les salarié.es. Or coopérativisme et mutuellisme n’aboutissent pas à un capitalisme harmonieux sans patrons ni actionnaires. Ils avaient déjà été réfutés par Marx et Bakounine au sein de la première internationale [9], comme maintenant des formes de propriété privée et de marché, et ainsi des inégalités sociales et les crises. Défendre un tel projet est une régression pour le mouvement ouvrier.

Une critique du néo-libéralisme qui conduit à une impasse

Comme nous pouvons le constater, le citoyennisme ne dispose pas d’un programme économique commun et cohérent, et consiste principalement en un rejet du néolibéralisme. Il ne critique les inégalités qu’au nom d’une répartition des richesses plus juste, mais pas égalitaire. Il ne rejette pas nécessairement la propriété privée et le marché, mais défends les petites entreprises contre les grands trusts, les échanges de proximité contre le commerce international. Or comme l’a démontré Marx, l’existence même du couple propriété privée-échange marchand, implique la possibilité des crises. Maintenir ces structures, c’est se condamner à les subir, d’une manière ou d’une autre. Pour changer la société, les mouvements citoyens devraient se débarrasser de leurs figures de proue altercapitalistes, et revoir leurs analyses, leurs projets et leurs stratégies.

Étienne Chouard : pseudo-anticapitalisme et confusionnisme

Chouard se situe dans une ligne confusionniste. Il n’est pas à mettre sur le même plan que les auteurs évoqués dans l’article ci-contre, qui sont clairement du côté du mouvement social. Cependant, sur le plan économique, il s’inscrit plus ou moins dans la même ligne que les Économistes atterrés. Il est critique du néolibéralisme, du libre-échange, et fustige surtout les banques privées et la finance. Il se prononce également en faveur du protectionnisme et du souverainisme. Il est connu, outre ses propositions douteuses de réécriture de la constitution et de tirage au sort, pour ses interventions au sujet de la dette. Selon lui, elle serait due à une prédation excessive de la finance, à des taux d’intérêt exorbitant, et en dernière analyse, à une absence de contrôle des politiques monétaires. Là encore, il s’agit d’une critique superficielle du capitalisme. Les intérêts « excessifs » de la dette ne peuvent masquer le fait qu’il existe une dette « nette », qui ne pourra certainement pas être comblée, et qui ne fera que s’accroître, du fait de la dévalorisation. N’admettant pas que le problème fondamental vient de la propriété privée des moyens de production et du marché, Chouard en vient à opérer un retournement, en qualifiant les banquiers et les financiers de « vrais fascistes » et des personnalités d’extrême droite de « résistants ». Or plutôt que de s’inscrire dans une dualité élites « fascistes » contre bon peuple, qui ne peut mener qu’à des crises économiques, sociales et politiques désastreuses, il faudrait plutôt considérer le capitalisme comme une hydre dont les représentants du capital (FN, LR, PS etc., patrons, banquiers, financiers), constituent chacun une des têtes, tandis qu’il s’agit le détruire à la base.

AL, Le Mensuel, Février 2017