Après trente années de croissance exceptionnellement forte au sortir – ou du fait – de la Seconde Guerre mondiale, la conjoncture s’est retournée dans les économies capitalistes au mitant des années 1970. Ces dernières ont alors amorcé leur déclin pour de longues décennies. La gauche radicale attribue cette situation au virage idéologique opérant dans les années 1980 sous le nom de « néolibéralisme ».
Aux dires de cette gauche, la classe dominante aurait mis sur pied un vaste système financier dont la finalité aurait été de capter la richesse collective au détriment de l’investissement productif, de l’emploi et des salaires. La fuite des capitaux dans la spéculation priverait alors la société de ses ressources et l’État de ses marges de manœuvre, générant irrésistiblement dettes et déficits. De leur côté, les partis libéraux au pouvoir masqueraient à l’opinion la réalité de ce coup d’État actionnarial, lui substituant la sempiternelle dénonciation des coûts sociaux. Jugés trop élevés, ces derniers amputeraient le patronat des moyens de jouer son rôle social de créateur de richesses.
Irrémédiablement voué aux crises
Marx a élaboré une théorie du capitalisme qui permet de contester vigoureusement cette lecture des événements. Critiques libérale et social-démocrate sont pareillement fausses. Selon lui, le capitalisme est irrémédiablement voué à des crises dont l’intensité doit nécessairement atteindre, à certains moments, des niveaux insoutenables. Son analyse fait procéder la « richesse » du « travail ».
Cependant, contrairement à une interprétation trop courante, il n’est pas question de la richesse et du travail au sens général mais de leur forme spécifiquement capitaliste ainsi qu’il le précise soigneusement dans le premier chapitre du Capital. L’auteur établit que la « richesse capitaliste » figurée par les « marchandises » et représentée dans l’« argent » dépend de la « quantité de force de travail » dépensée pour leur fabrication.
Ce type de richesse croît quand ce type de travail croît également. Le travail dont il est question ici est le « travail abstrait » ramené à une simple dépense quantitative de force musculaire, nerveuse et cérébrale par opposition au « travail concret » qualitatif, qui renvoie aux compétences techniques. Cette quantification par le « temps » de travail abstrait est l’élément objectif de la commensurabilité des marchandises et fonde ainsi leur caractère échangeable sur le marché.
Or, chaque capitaliste particulier s’efforce de réduire la quantité de travail entrant dans la production de ses propres marchandises afin d’améliorer sa position dans la concurrence. On peut pourtant imaginer ce qu’il adviendrait de la
valeur et de l’argent si toute la production était intégralement automatisée : il en résulterait un monde où la fonction socialisante de l’échange marchand ne jouerait plus. Toujours est-il que dans le contexte technologique actuel, l’augmentation globale du travail est devenue insuffisante. De leur côté, les économies émergentes dont la production repose sur des dispositifs techniques inférieurs à ceux des économies avancées font certes intervenir davantage de main d’œuvre humaine, mais sur la base d’un salariat précaire confinant à l’esclavage.
La baisse tendancielle du taux de profit, motif central bien connu du marxisme, rend compte des problèmes relatifs que pose le remplacement technologique croissant du travail humain. L’extension et l’approfondissement des rapports capitalistes peuvent freiner cette baisse. De même la diminution des coûts salariaux et l’allongement de la journée de travail. Une autre issue est la dévalorisation massive du capital qui après avoir entraîné la dévastation criminelle de la civilisation à la faveur de grandes crises et de guerres, permet d’entamer un nouveau cycle.
La banqueroute n’est que repoussée
La conjoncture est à nouveau devenue critique, disions-nous. En effet, la révolution microélectronique intervenue à la charnière des années 1970-1980 a fait basculer le système d’accumulation de la valeur dans d’inextricables difficultés. Une quantité toujours plus importante de capital s’est trouvée inemployée, ce qui a poussé l’intelligentsia capitaliste à mettre en œuvre la fameuse financiarisation de l’économie. Sa fonction était de drainer l’épargne rendue disponible pour la concentrer et tenter de l’affecter à des activités industrielles et commerciales plus ou moins prometteuses. Ayant appris des échecs du passé en matière de gestion de crise et redoutant leurs conséquences sociales et politiques désastreuses, l’ingénierie financière a été de sophistication en sophistication pour repousser aussi loin que possible le diagnostic de banqueroute. L’élargissement de la mondialisation et du libre-échange n’y suffira pas.
Dans le cadre d’interventions monétaires reposant sur la manipulation des taux d’intérêt ou le rachat d’obligations publiques et privées, le crédit et l’endettement ont pu ainsi gonfler dans des dimensions aussi extravagantes qu’inédites, nourrissant des bulles spéculatives auxquelles s’est alimentée la production marchande. La dette publique américaine dépasse désormais les 20 000 milliards de dollars et celle de la Chine représente 250 % de son PIB ! La croissance de ce début de millénaire a pu être dopée de façon totalement artificielle. Mais ainsi, et contrairement aux discours des partis de gauche, la finance n’a pas été l’ennemie d’un ordre marchand foncièrement sain ; elle s’est avérée en réalité une béquille providentielle, et représente pour cette raison une condamnation sans détour du capitalisme lui-même.
Illusions régulationnistes
La gauche keynésienne s’égare en se figurant que la crise de l’investissement et de l’activité résulte de la simple cupidité des détenteurs de capitaux. Il ne suffit pas de déplacer les masses d’argent des paradis fiscaux et des portefeuilles de titres vers l’État et les salaires pour endiguer cette crise. En effet, il faudrait que la dépense de travail ponctuellement augmentée à la faveur de ces déplacements croisse à nouveau et ainsi de suite de façon perpétuelle – ce que les nouveaux standards techniques de la production n’autorisent plus. Confrontée aux mauvais chiffres une fois arrivée au pouvoir, la gauche renonce tôt ou tard aux promesses tonitruantes tenues la veille. Ce n’est que dans la situation d’un effondrement des marchés que l’interventionnisme étatique et le rapatriement des capitaux reviendront à l’ordre du jour, et cela avec le consentement des classes possédantes. Il pourra aussi être mis fin à la période de licence fiscale dont bénéficient les grands groupes impliqués dans la guerre commerciale. Cette rerégulation ne constituera pas pour autant une politique « de gauche » mais de simples mesures rationnelles de sauvetage des rapports capitalistes. Elles n’entraîneront pas de bien-être général, seulement un moindre mal provisoire appelé à une dégradation ultérieure certaine. Malgré tout, il se trouvera toujours du monde pour saluer dans ce piètre événement la victoire définitive de la raison. Rappelons nous ceci que les figures tutélaires de la gauche réformiste : Keynes et Roosevelt, s’inscrivent dans le sillage du libéralisme le plus échevelé.
Nécessité de la rupture anticapitaliste
La richesse capitaliste ne se prête pas au « partage ». En tant qu’elle consiste en marchandises, elle procède par l’« échange » et exige donc une pression continue sur les salaires. La lutte des classes trouve là son fondement objectif. Le mot d’ordre du partage des « richesses » reformulé à la manière keynésienne dans le souhait de voir le capital réinvesti dans l’activité et l’emploi est devenu totalement obsolète. La concentration de l’argent dans les mains de quelques grands groupes ainsi que son gonflement artificiel par les procédés de la finance globalisée donnent l’impression que l’investissement profitable serait toujours possible et capable d’enclencher une croissance auto- entretenue. Or cette impression est fausse et il faut aller au-delà d’un haro sur les « riches » en portant le fer de la critique contre le capitalisme et ses structures fondamentales (marchandise, travail abstrait, argent, État, etc.), autrement dit contre les accommodements illusoires de la réforme et contre toute croyance en un compromis de classe durable auquel pense pouvoir retourner une certaine frange du mouvement contestataire. La crise du capitalisme n’est pas la crise du pouvoir établi, qui pourrait même se voir renforcé et trouver appui le cas échéant sur son aile « gauche ».