Par Jérémie (AL Gard)
Le livre du journaliste Mickaël Correia montre, loin des clichés, que ce sport peut revêtir une dimension sociale et revendicative.
Amoureux du ballon rond, l’auteur, dès les premières lignes de son ouvrage, marque le terrain. Il dénonce ce qui rend grossier, aujourd’hui, une pratique, une passion pourrie par l’argent-roi. Il se propose, au contraire, de prendre le contre-pied de cette réalité pour en montrer une autre. Celle d’un sport qui, par sa pratique de masse, revêt un véritable caractère de classe. Un sport, encore, qui au travers de différents exemples puisés dans les filets de l’histoire, a, ici et là, largement contribué à construire le cours de la vie d’un club, une ville, une région, un pays. Correia, d’une feinte de corps digne d’un génie en herbe des favelas de Rio, avertit la lectrice et le lecteur :
« C’est à cet “autre football”, moins médiatisé, que s’intéresse cet ouvrage. À rebours des critiques radicales du sport, qui dérivent sans nuance le football comme un “nouvel opium du peuple” et considérent avec hauteur les millions de personnes qui se passionnent pour ce sport comme une masse indistincte d’aliénés, ce livre invite à découvrir ce qu’il y a de subversif dans le football et à s’intéresser à toutes celles et ceux qui en ont fait une arme d’émancipation. »
De l’Angleterre à la Palestine, de l’Allemagne au Mexique, du Brésil à l’Égypte, de la France à l’Afrique du Sud : Correia déroule une histoire, depuis plus d’un siècle, où le football a été un puissant instrument d’émancipation pour les ouvrières et ouvriers, les féministes, les militants et militantes anticolonialistes, les jeunes des quartiers populaires et les contestataires du monde entier. L’auteur retrace le destin de celles et ceux qui, pratiquant ce sport populaire au quotidien, en professionnel.les ou en amateur.es, ont trop longtemps été éclipsé.es par les équipes stars et les légendes dorées des Ronaldo, Neymar et Messi.
Dès le XVIIe siècle, en Angleterre, le football marie son histoire avec la contestation populaire contre la privatisation des terres. Le mouvement des enclosures va voir une résistance s’organiser autour du football sauvage. Les paysans profitent de ces parties de foot improvisées dans lesquelles des centaines de personnes, se regroupent pour arracher les clôtures installées par les bourgeois.
Ballon rond et résistances
Au XXe siècle, le football devient un refuge pour ceux et celles qui luttent contre la tyrannie. En Catalogne, un club comme le Barça, à la devise évocatrice « Mes que un club » (« Plus qu’un club »), a symbolisé (et continue à perpétuer cette tradition) l’identité catalane en opposition à l’oppression de Madrid. Pendant la dictature franquiste, alors que l’usage du catalan est interdit, c’est au Camp Nou, dans l’anonymat des 100 000 spectateurs et spectatrices de leur stade, que le peuple culé (surnom des supporters de Barcelona) s’octroyait cet espace de liberté pour communiquer dans leur langue et revendiquer leur opposition au régime.
En Palestine, le foot revêt un caractère authentiquement politique et diplomatique. La Fifa, la première instance internationale du football, reconnaîtra la Palestine comme un État à part entière. Dans les rues de Gaza et de Naplouse, les jeunes (et moins jeunes) arborent le maillot du Barça, plus que tout autre club phare, pour le parallèle qu’ils en font du combat mené par les catalans contre l’oppression, et leur propre combat contre le joug israélien.
En Angleterre, les fans de Liverpool et de Manchester United s’organisent pour lutter contre le phénomène de gentrification des tribunes. Sous prétexte d’endiguer le fléau de l’hooliganisme qui a atteint son summum avec le drame du Heysel [1] , Margaret Thatcher et les présidents de clubs promettent d’en finir avec les violences. De stades à la réalité working class, on passe un peu partout dans le Royaume-Uni, au cours des années 1990, à des stades ultramodernes plus aseptisés les uns que les autres, où les pauvres sont exclu.es du fait d’une hausse vertigineuse des prix des places.
En France, le football féminin se développe pour en finir avec le patriarcat. Créées en 2012 à Paris, les Dégommeuses sont une équipe de football engagée politiquement sur les terrains verts dans le combat contre le sexisme, les LGTB-phobies ainsi que toutes formes de discriminations.
À Istanbul, les ultras [2] Carsi, groupe de fans du club Besiktas, arborant un A cerclé sur leurs drapeaux, sont en première ligne de toutes les manifestations contre Erdogan, faisant dans la rue le coup de poing contre leurs rivaux des deux autres clubs de la ville, Fenerbahce et Galatasaray, ouvertement pro-nationalistes turcs.
Quand les ultras font l’histoire
Des supporters peuvent, aussi, écrire l’histoire. C’est le cas, en Égypte, des fans du club cairote de Al Ahly, dont le rôle sera déterminant dans la chute de Moubarak en 2011. Dans un pays où la liberté d’association et de manifestation est piétinée, les ultras Ahlawy arrivent rapidement à rassembler 4 000 à 6 000 jeunes, âgés de 15 à 25 ans, essentiellement issus des couches populaires et des classes moyennes. Ils seront le fer de lance de la bataille de la Place Tahrir, centre névralgique de la colère populaire.
« J’étais contre la corruption, contre ce régime et pour les droits de l’homme, affirme Mohamed Gamal Bechir, figure du mouvement ultra égyptien. L’anarchisme radical, c’était mon credo. Les ultras vivent en dehors du système. Notre pouvoir résidait dans notre capacité d’auto-organisation… Nous tous, on était au premier rang des manifestations contre la police, en première ligne. On a l’habitude de se battre contre eux dans les stades, on a la capacité de mobiliser des milliers de gens. Les manifestants de la place Tahrir nous respectaient pour notre bravoure et notre solidarité sans faille. » Sur place, les ultras patrouillent, érigent des check-points et se répartissent les rôles : lanceurs de pierres, spécialistes du retournement et de l’incendie de voitures à des fins défensives, équipes chargées de la confection de projectiles, secouristes improvisés circulant à mobylette dans les nuages de lacrymos.
Hosni Moubarak quitte le pouvoir le 11 février 2011. Les hommes du dictateur feront, un an plus tard, payer le prix fort aux ultras d’Al Ahly. En déplacement à Port-Saïd, le 1er février 2012, la fin du match tourne à l’émeute. Les ultras port-saïdiens, partisans avérés du régime, attaquent leurs rivaux du Caire. L’agression, sous l’œil complaisant de la police, vire au massacre. Résultat : 74 morts et près de 200 blessés graves. Pour les Ahlawy, ce carnage est à l’évidence une vengeance de la part des anciens dignitaires du régime, pour avoir été le bras armé de la révolution et de la contestation contre le gouvernement militaire.
Abordé dans le très riche livre de Mickaël Correia, le club de Sankt Pauli de Hambourg est marqué du sceau de l’antifascisme radical, où les habitantes et habitants du Quartier rouge de la capitale du Nord de l’Allemagne, se mêlent, dans les tribunes, à la contre-culture militante street-punk et autonome de la ville. Surnommés les « pirates », ses fans entendent maintenir coûte que coûte cet esprit de famille métissée et engagée, loin des clichés du foot business qui rongent le ballon rond allemand.
Une identité de classe, antiraciste, antisexiste, antihomophobe et solidaire, que l’on retrouve dans d’autres stades d’Europe. Dans les travées des tribunes du Rayo Vallecano à Madrid où les Bukaneros (les boucaniers) font contre-poids aux ultras ouvertement fascisants des autres grands clubs de la ville : le Real Madrid et l’Atletico. En Italie, pays où est né le mouvement ultra, il est loin le temps où les Tifoseria étaient marqués à l’extrême gauche, comme dans les années 1970. Seul.es les fans de Livourne maintiennent cette tradition antiraciste et lutte de classe. En France, si l’extrême majorité des tribunes ultras sont contaminées par les réflexes xénophobes, ce n’est pas le cas aux Costières à Nîmes, au Vélodrome à Marseille ou encore au Red Star 93, dans son mythique stade Bauer…
- Mickael Correia, Une histoire populaire du football, éditions La Découverte, mars 2018, 408 pages, 21 euros