Par Norah Lattecrie (Alternative Libertaire Bruxelles)

Loi climat, article 7bis, kesako ?

Bruxelles, secouée par le rejet de la Loi climat. La déception est à son comble, et pour cause : durant trois jours, des centaines d’activistes (dont les tendances politiques oscillaient entre mouvements citoyens, représentant·es d’ONG et militance plus radicale) avaient occupé successivement le Parlement, Arts-Lois et la place du Trône pour dénoncer le blocage des partis de droite et d’extrême droite (le MR, la N-VA, le CD&V et l’Open Vld)contre la Loi climat et demander la révision de l’article 7bis de la Constitution. Le 7bis, c’est le fameux point qui porte à un niveau constitutionnel les perspectives belges de développement durable : « Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions poursuivent les objectifs d’un développement durable, dans ses dimensions sociale, économique et environnementale ».

La révision de l’article 7bis, soutenue par la Coalition Climat, aurait permis de fixer des objectifs chiffrés et ainsi ouvrir la voie à la mise en place d’une Loi climat. Étant donné la difficulté d’entamer une procédure pour qu’un article constitutionnel soit révisé[1], compter sur la modification du 7bis pour introduire la Loi climat n’a été envisageable cette année que parce que cet article était déjà ouvert à révision, et ce jusqu’à la dissolution de la Chambre des représentant·es (40 jours avant les élections législatives). Passé ce moment, et à moins que l’article 7bis ne soit inscrit sur la liste des articles à réviser sous la prochaine législature, cette voie devient impraticable jusqu’aux élections suivantes, en 2024 au moins. Autrement dit, la volonté de réviser le 7bis n’aura finalement été qu’une question de timing. Après trois jours d’occupation et une girouette opportuniste de la part du MR, le verdict tombe : la N-VA, le CD&V et l’Open Vld s’opposent à la révision du 7bis. Pas pour tout de suite, la Loi climat. Les médias s’emparent de l’affaire et déplorent l’opportunité manquée d’un monde politique qui avait enfin fait les preuves d’un relent de prise de conscience. Mais prise de conscience de quoi ?

Coquille vide

Concrètement, la Loi climat[2] n’a en aucun cas une portée contraignante. Elle se limite à la définition d’objectifs globaux à (très) long terme et à la mise en place d’institutions climatiques dont les dénominations inspirent davantage une soporifique méfiance qu’une quelconque crédibilité politique[3]. Faut-il alors s’étonner que les objectifs qui y sont sagement énumérés constituent une impressionnante redite de ceux qui ont déjà été adoptés lors des ratifications du Protocole de Kyoto en 1997 et de l’Accord de Paris (COP21) en 2015 ?

De son propre aveu, la Loi climat ne fait que contribuer à la mise en œuvre de ces gentils accords internationaux. Et quels accords ! En plus d’être non-contraignants et largement insuffisants, ils ne sont même pas respectés. Le Protocole de Kyoto s’est contenté de fixer des objectifs très au-dessous du taux maximal de gaz à effet de serre (GES) qui maintiendrait le réchauffement sous la barre des 1,5°, en s’assurant bien malgré cela de mettre en place des mécanismes de flexibilité (les permis d’émission, la Mise en œuvre conjointe –MOC, le Mécanisme de développement propre –MDP) qui permettent aux pays industrialisés de payer pour émettre des GES : le climat, oui, mais pas au prix de la croissance exponentielle du capital des pays riches. Quant à l’Accord de Paris, il est supposé être contraignant dans sa forme juridique mais dans les faits, il ne prévoit aucune sanction en cas de transgression. De plus, chaque Partie étant libre de déterminer elle-même ses taux de réduction de GES, les objectifs communs sont largement insuffisants, et pour cause : les engagements actuels mènent (s’ils sont respectés) à une augmentation de 3,2° d’ici la fin du siècle (contre 3,6° si la politique reste inchangée). Autrement dit, l’Accord de Paris laisse non seulement la liberté aux États de fixer eux-mêmes leurs ambitions climatiques, même si celles-ci dépassent de deux fois les limites communes (maintenir le réchauffement à 1,5°), mais encore le fait-il en permettant aux Parties de les transgresser !

Au final, la Loi climat, c’est une jolie coquille vide qui se borne à refléter l’hypocrisie, la mauvaise volonté et la médiocrité des cinquante dernières années en matière de politique climatique.

Cheval de Troie

Si, malgré leurs lacunes, ces accords et la Loi climat restent attirants pour une partie de la population, c’est parce qu’ils nourrissent une idéologie rassembleuse : le développement durable. Le développement durable (explicitement mentionné dans la Loi climat et dans le 7bis), c’est cette idée qui voudrait inscrire la croissance économique dans le long terme en intégrant l’environnement et le social, ses deux obstacles majeurs (engendrés directement par le capitalisme). Le développement durable, c’est cette conception selon laquelle la société devrait reposer sur trois piliers : économie, social, environnement. Sous ce qui semble être une innocente Trinité se cache en réalité une dangereuse doctrine qui considère l’économie comme une fin et non comme un moyen : le capital doit continuer à croître, à se développer indépendamment des volets social et environnement (qui, dans les faits, sont d’ailleurs systématiquement laissés-pour-compte), et non dans le but de les soutenir. Le développement durable, c’est la prise de conscience que le capitalisme doit changer de forme pour survivre ; c’est deux jolis mots pour masquer des entrailles assassines.

Ligne rouge 

À un niveau purement climatique, le développement durable aurait probablement pu fonctionner s’il avait été mis en place par les États dans les années 70. Il n’aurait pas empêché les inégalités mondiales, il n’aurait pas empêché les féminicides, il n’aurait pas empêché le racisme, il n’aurait pas empêché la disparition de la biodiversité, il n’aurait pas empêché l’accaparation des richesses par les plus riches. Mais il aurait peut-être permis de limiter les dégâts climatiques.

Aujourd’hui, la température globale a déjà augmenté de 1,1°. En Belgique, le mercure monte de 2,3° en moyenne. Il est trop tard pour croire au développement durable. Aussi longtemps que sera maintenue la volonté d’envisager l’économie comme une fin et, parallèlement, de considérer la croissance du capital comme l’autoritaire dessein des sociétés humaines, le thermomètre continuera de s’affoler. Ne pas dépasser la ligne rouge ? Mais pour les victimes d’ouragans, de cyclones, de tempêtes tropicales, pour tou·tes les migrant·es qui fuient la sécheresse de leur terre, qui fuient la disparition de leurs ressources, qui fuient les guerres, qui se noient en mer dans l’indifférence des politiques, pour toutes les espèces qui disparaissent, pour tous les animaux qui meurent de la déforestation, qui meurent de l’acidification des océans, la ligne rouge est déjà dépassée depuis longtemps. Elle est aussi dépassée pour les milliers de « victimes collatérales » de la course à l’or noir, pour les millions de personnes souffrant de famine, pour les milliards d’opprimé·es, pour les milliards d’animaux qui vivent et meurent dans des conditions inimaginables. Leur vieux monde s’effondre et a déjà entraîné avec lui de nombreuses victimes : ne les laissons pas nous prendre ce qui reste encore.

Croire dans leur développement durable, c’est choisir de leur laisser nos luttes, c’est choisir de les laisser mentir, de les laisser dire impunément aux peuples « ne vous inquiétez pas, on gère », c’est choisir de les laisser rassembler. Et tant que nous leur laisserons nos luttes, tant que nous les laisserons parler de climat et d’environnement, tant que nous les laisserons faire croire qu’ils réparent alors qu’ils détruisent au centuple dans le même moment, ils continueront à dominer et à écraser, et ils le feront même plus longtemps parce que la fin de leur règne sera plus lente à arriver.

Réaliser l’impossible

L’occupation au Parlement, à Arts-Lois et à Trône était intéressante, parce qu’elle a permis de visibiliser la fracture qui existe entre ce que réclament les peuples et ce que font les gouvernements : malgré les centaines de milliers de personnes que comptaient les marches climat, malgré la présence répétée des jeunes aux manifestations du jeudi, malgré les messages non-violents, malgré les messages violents, malgré les avertissements, malgré les occupations, malgré les blocages, malgré le peu d’exigences qu’impliquerait l’adoption de la Loi climat pour le gouvernement, la révision du 7bis est passée à la trappe.

Visibiliser l’hypocrisie derrière le mot « démocratie » est une étape nécessaire à un changement radical. Mais encore faut-il pouvoir le faire en connaissance de cause. Les collectifs qui tentent de dialoguer avec les politicien·nes, les collectifs qui appellent au capitalisme vert et au développement durable, les collectifs qui coopèrent avec les forces du désordre lorsque sont arrêté·es les manifestant·es de leurs propre cortège (parce qu’ils et elles sont porteur·ses de messages violents, en réponse aux violences institutionnalisées) ne sont pas nos alliés, car ils offrent du temps aux élites d’un système agonisant.

Dans ses ouvrages sur l’écologie sociale, Murray Bookchin affirme que si nous ne réalisons pas l’impossible, nous devrons faire face à l’impensable. Visibiliser l’autoritarisme étatique est important. Mais ce n’est qu’une étape. Et ce n’est probablement pas la plus difficile : réaliser l’impossible me semble bien plus compliqué. Au final, la difficulté se trouve peut-être dans la détermination du moment où nous devrons passer à l’étape suivante ; où, pour éviter l’impensable, nous devrons commencer à réaliser l’impossible ; où nous devrons cesser de leur demander ce que nous n’obtiendrons jamais, parce qu’il faudra alors le prendre.


[1] Elle entraine la dissolution de la Chambre des représentants.

[2] Proposition de Loi climat de l’Université de Saint Louis.

[3] La Conférence interministérielle Climat coordonne la politique climatique de l’autorité fédérale avec les communautés et les régions ; l’Agence interfédérale pour le Climat met en place le Plan Energie-Climat ; le Comité permanent d’Expert pour le climat rend son expertise ; la Commission interparlementaire sur le Climat assure la cohérence des politiques menées.