Situation militaire, sanitaire, état d’esprit des populations, résilience des institutions démocratiques, stratégie du commandement des FDS… Ces militants engagés dans le Bataillon international de libération nous donnent leur point de vue sur la période d’incertitude que vit actuellement le Rojava.

Au Kurdistan syrien, la situation politique a dramatiquement basculé depuis le mois d’octobre : offensive turque avec le feu vert états-unien, puis entrée en lice de l’armée russe et déploiement des troupes du régime de Damas. Un mois plus tard, l’Administration autonome du nord-est syrien vit une situation plus que précaire : outre le canton d’Afrîn, occupé depuis mars 2018, les villes frontalières de Tall Abyad et Serê Kaniyê sont tombées sous la coupe des supplétifs islamistes de l’armée turque. Et sur une bande de 5 kilomètres de profondeur sur la frontière syro-turque, la police militaire russe et l’armée turque patrouillent conjointement.

Malgré tout, des accrochages armés se poursuivent dans certaines zones, comme Tell Tamer (Girê Xurma en kurde). Un groupe de camarades francophones impliqués dans ces combats, a répondu aux questions du mensuel Alternative libertaire. Tous agissent dans le cadre du Revolutionnary Antifascist Front (RAF), intégré au Bataillon international de libération (IFB) [1] des Forces démocratiques syriennes (FDS).

Alternative libertaire : Bonjour camarades, salutations de France et de Belgique. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce nouveau regroupement, le Revolutionnary Antifascist Front ?

Les francophones du RAF : Disons que nos trajectoires révolutionnaires itinérantes se sont croisées au bon endroit et au bon moment. Nous nous sommes retrouvés ensemble au sein du Bataillon international de libération, puis nos affinités personnelles et nos perspectives politiques communes ont logiquement donné naissance au RAF. Nous avons combattu ensemble lors de la bataille de Serê Kaniyê puis sur le front de Tell Tamer. Nous sommes beaucoup de militants autonomes, autant de communistes que d’anarchistes. Parmi les francophones, il y a de surcroît une certaine tendance post-situationniste, mais ici ça n’a guère d’importance pour nous. Notre présence au Rojava conduit nécessairement notre pensée politique à se restructurer.

Le RAF a été fondé en novembre 2019, dans le cadre du Bataillon international de libération.

Malgré que le front soit « gelé », des accrochages persistent au sud de Serê Kaniyê. Qui s’oppose à qui ? Quelle est l’attitude des Russes et des Turcs par rapport à cela ?

Les francophones du RAF : Effectivement il y a une stabilisation de la situation militaire. Les combats continuent mais l’intensité est moindre. Ils opposent essentiellement les FDS à l’« Armée nationale syrienne », les supplétifs islamistes de l’armée turque, que cette dernière soutient avec des frappes aériennes et des tirs d’obus. Les soldats du régime de Damas font parfois mine d’appuyer les FDS à coups de tirs d’artillerie, plus pour la forme qu’autre chose. Nos opérations sont donc réduites, mais demeurent conséquentes. Hier soir encore, un de nos amis de l’IFB a été blessé lors d’un assaut. Pendant ce temps, Russes et Turcs construisent des bases militaires face à face, à quelques kilomètres les unes des autres.

On a pu voir des images d’intifada le long de la frontière, avec des villageois caillassant les véhicules militaires turcs. Quel est le sentiment qui domine dans la population ?

Les francophones du RAF : La population enrage de voir ces patrouilles sur les routes. C’est l’ultime affront de la part de l’État fasciste turc, qui décime la population et prétend ensuite venir vérifier qu’elle ne s’arme pas pour se défendre. La révolte des civils n’est d’ailleurs pas sans risques : il y a quelques jours, les blindés turcs ont tiré sur la foule et des journalistes dans le secteur de Kobanê. Le 18 novembre, dans la même zone, les blindés turcs mais aussi russes ont vu les civils leur lancer des cocktails Molotov.

On observe également un certaine appréhension, majoritairement dans des villes comme Manbij, de voir le régime de Damas reprendre la main. L’hostilité est moindre à Hassakê, où il avait conservé le contrôle d’un quartier depuis son retrait en 2012.

Les soldats du régime se comportent en cow-boys, refusent de payer les commerçants, et se mettent en scène comme les nouveaux sauveurs. Hélas, ces sauveurs s’enfuient plus rapidement qu’ils n’arrivent sur les champs de bataille. Il sont calamiteux, malgré leur puissance de feu supérieure à la nôtre. Avec des « amis » pareils, pas besoin d’ennemis.

Le régime de Damas symbolise cette contradiction à laquelle tout révolutionnaire se confronte un jour : celle du compromis. Entre survie et anéantissement, les Kurdes ont fait le choix de la survie, et en tant qu’internationalistes, nous le comprenons malgré notre dégoût pour le clan Al Assad.

Mais globalement, l’hostilité prédomine à l’égard du régime de Damas.

D’une manière générale, il y a une assez bonne cohésion entre les groupes ethno-confessionnels, et particulièrement entre Kurdes et Assyriens. La propagande ennemie tente – en vain nous l’espérons – de présenter cette guerre comme la reconquête légitime des terres appartenant aux Arabes, et voudrait exacerber l’opposition entre Kurdes et Arabes. Heureusement cela ne prend pas, ou peu. Même si, évidemment, se dessine un début de guerre « religieuse » promue par l’État turc contre les Kurdes désignés comme « mécréants ». Ce discours raciste est appuyé par des attentats orchestré en collaboration étroite avec le MIT, les services secrets turcs, aussi bien au nord qu’au sud de la frontière.

La police militaire russe s’est déployée le long de la frontière syro-turque. Agence Tass

Et vis-à-vis des États-uniens qui stationnent autour des puits de pétrole, quel est le sentiment ?

Les francophones du RAF : Devinez. Pour nous révolutionnaires, il n’y a aucune surprise par rapport à l’attitude utilitariste qu’ont eu les États-Unis avec le mouvement kurde. Le retrait du soutien américain n’a fait qu’accroître notre amertume quant au rôle de la « communauté internationale ». Pour la population civile en revanche, cela a été vécu comme une trahison, et presque une mise à mort, puisque Trump a littéralement abandonné les peuples du Rojava à une invasion certaine. Les blindés américains aussi ont eu droit à leur lot de pierres et de légumes pourris alors qu’ils partaient vers la frontière irakienne. Enfin, pour ce qui est du commandement général des FDS, on a parfois l’impression qu’il espère en vain une intervention salvatrice…



L’Administration autonome du nord-est de la Syrie [2] à présent. Cela vous paraît-il pertinent de dire qu’elle comprend trois pôles de pouvoirs principaux : le Tev-Dem et les assemblées élues [3] ; le PYD [4] ; les FDS [5] ? Ces pôles ont-ils une stratégie commune vis-à-vis de Moscou et de Damas, ou bien y a-t-il des tiraillements ?

Les francophones du RAF : Non cela ne nous semble pas si pertinent. Le PYD a peu à peu fondu en donnant naissance à de nouveaux partis plus petits et à des organisations locales, jusqu’à en partie se confondre avec le Tev-Dem. Nous observons avant tout deux pôles de pouvoir au sein de la société rojavi : un pôle militaire, avec les FDS, et un pôle civil et politique avec en tête la représentation diplomatique de Tev-Dem. Cette dernière s’acharne dramatiquement à compter sur le secours des États impérialistes depuis… l’invasion d’Afrîn. Une stratégie déplorable qui n’a de toute évidence guère porté ses fruits, et sur laquelle les FDS ont aligné leur propre stratégie, elle aussi déplorable. La représentation diplomatique du Tev-Dem est l’une des premières responsables de la débâcle actuelle.

Damas et Moscou s’accordent pour priver progressivement le Rojava de l’autonomie qu’il avait pu gagner. En revanche on s’étonne de la passivité du régime de Damas face à l’agression turque contre « l’intégrité du territoire syrien », un thème pourtant redondant dans les discours d’Assad et des siens. Le régime serait plus offensif si la Russie lui promettait un soutien militaire probant, mais il semble que personne n’ose se mettre à dos Ankara.

Des soldats turques et leurs supplétifs islamistes de l’ANS (arborant le drapeau de l’ASL), sur un bâtiment en ruine de Serê Kaniyê, le 23 octobre

Les institutions du Tev-Dem tiennent-elles pour l’instant ?

Les francophones du RAF : Elles tiennent, et ne faillissent pas. Sauf pour la diplomatie, on l’a compris. Pour le reste, elles continuent d’assurer avec brio l’organisation sociétale malgré la guerre en cours. C’est là une des forces du mouvement kurde : l’intelligence de l’adaptation aux situations les plus difficiles, la survie coûte que coûte. Hors des zones de combat, la vie des civils n’est pas altérée outre-mesure par la guerre. Les réfugié·es sont relogé·es avec une certaine rapidité, malgré leur nombre effarant (300 000 selon l’Administration autonome).

La Turquie a bombardé plusieurs silos à grain, la station hydraulique qui assurait l’approvisionnement en eau de la moitié du canton de Cizîrê, l’hôpital de Serê Kaniyê, etc. Bref, la Turquie applique une logique de nettoyage ethnique. Et malgré cela, les services sanitaires tiennent bon ; les infirmiers et infirmières travaillent vingt-quatre heures d’affilée ; le Tev-Dem tente de palier au manque d’approvisionnement en eau en multipliant les convois de camions citernes ; les communes partagent des stocks de nourriture de première nécessité… Ce sont les individus qui tiennent avant tout, plus que les institutions.

Malgré toutes les critiques que l’on peut faire au mouvement kurde, on ne peut pas ne pas admirer le dévouement de ses partisans pour trouver des solutions malgré l’accumulation des obstacles. Pour un territoire pauvre et en guerre, le Rojava s’illustre par une incroyable résilience.

Abdulhamid El Mihbash et Bêrîvan Khalid, coprésidents de l’AANES, dénoncent sans relâche l’agression turque.

Que dit le régime de Damas ? L’Armée arabe syrienne (AAS) [6] souhaite-t-elle absorber les FDS ? Quelle est l’atmosphère au sein des milices, à ce sujet ?

Les francophones du RAF : Cette hypothèse a été émise par le commandement des FDS il y a quelques semaines, mais il s’agissait probablement d’un bluff pour accélérer le soutien militaire du régime de Damas, et peut-être dissuader l’Otan et les États-Unis de les abandonner totalement. Il n’en est à présent plus question et, très franchement on ne veut pas, personne ne veut qu’une telle fusion se fasse. Si cela devait effectivement arriver, ce serait l’existence même de l’Administration autonome qui cesserait, car sans ses propres forces d’autodéfense, le Rojava perdrait une grande partie de son identité révolutionnaire. Les milices YPG-YPJ s’illustrent pour beaucoup, précisément, par leur maturité éthique et politique. Elles sont parmi les initiatrices des transformations sociales. Amputer la révolution de ses organes vitaux lui serait fatal.

Propos recueillis le 21 novembre 2019
par Guillaume Davranche (UCL Montreuil)

[1« International Freedom Battalion announces new formation : Revolutionary AntiFascist Front », www.amwenglish.com, 17 novembre 2019.

[2] L’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES) est le nouveau nom de la Fédération démocratique de Syrie du nord, adopté en septembre 2018, et englobant sept régions administratives : Cizîrê, Euphrate (Kobanê et Tall Abyad), Afrîn (occupée par l’armée turque), Raqqa, Tabqa, Manbij, Deir ez-Zor.

[3] Le Mouvement pour une société démocratique (Tev-Dem), est la structure fédérant les organisations de base (comités locaux, communes) au Rojava depuis 2011.

[4] Le Parti de l’union démocratique (PYD), organisation-sœur du PKK en Syrie, fondée en septembre 2003, a joué un rôle essentiel dans le processus révolutionnaire au Rojava. Les milices YPG-YPJ lui sont liées.

[5] Les FDS incluent les YPG-YPJ, de nombreuses brigades arabes, dont plusieurs issues de l’Armée syrienne libre, le Conseil militaire syriaque, le Bataillon international de libération.

[6] L’armée de terre de Damas porte officiellement ce nom ethnique.