27 février 2020 par Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

Le community organizing, c’est une démarche militante pour emmener les franges les plus marginalisées des classes populaires dans l’action revendicative. Dans son ouvrage, Adeline de Lépinay décrypte les limites et les possibilités offertes par cette méthode venue d’outre-Atlantique.

Attention livre précieux. Organisons-nous  ! Manuel critique arrive à point nommé. Il sera utile à celles et ceux qui cherchent à lutter efficacement tout en étant exigeantes et exigeants sur le caractère démocratique du combat mené, et gagnera à être lu plus particulièrement par toutes celles et ceux qui, révolté·es par l’explosion des inégalités et lassé·es par une démocratie représentative de plus en plus autoritaire, cherchent d’autres voies pour construire une société libre, égalitaire, démocratique et solidaire. De #Metoo aux gilets jaunes en passant par celles et ceux qui sont mus par l’urgence climatique, cette recherche est en cours et elle est en train de renouveler profondément les modes d’action. Elle est d’une grande actualité car nous voyons bien que les difficultés à étendre les grèves depuis début décembre sont étroitement liées à une faiblesse d’implantation des organisations syndicales les plus combatives. C’est pourquoi Organisons-nous ! stimulera aussi la réflexion de celles et ceux qui se battent depuis plus longtemps encore pour un projet de société débarrassée de toutes les oppressions et ont fait pour cela le choix de s’organiser.

Mais de quoi s’agit-il ? Le titre annonce la couleur. Il est question d’un manuel critique, c’est-à-dire d’un ouvrage qui nous aide à nous orienter dans les méandres des projets d’émancipation tout en cherchant à éviter les impasses de recettes qu’on chercherait à appliquer mécaniquement. Notre camarade Adeline de Lépinay part de son expérience militante et professionnelle. Travailleuse sociale, formatrice, militante associative, syndicale et politique, elle s’appuie sur son cheminement dans les mouvements d’éducation populaire pour questionner principes et pratiques de l’organisation collective.

Lumières étatsuniennes

La singularité de son itinéraire l’amène à croiser les apports des mouvements d’éducation populaire français avec ceux du community organizing aux États-Unis tout en les soumettant à la critique. L’imaginaire des mouvements d’émancipation est nourri de références qui prennent leurs sources dans la Révolution française et dans les expériences révolutionnaires du XXe siècle (Russie, Espagne, Amérique latine). Les Etats-Unis quant à eux sont souvent snobés et plus spécialement en France. Mais à force de n’y voir que le ventre du capitalisme, on a tendance à passer à côté de mouvements jouant un rôle clé pour repenser le féminisme, le syndicalisme, l’écologie, la question du logement (mouvements pour le droit à la ville) ou encore l’éducation à travers les courants se réclamant des pédagogies critiques.

La curiosité et l’ouverture d’esprit d’Adeline de Lépinay l’a amenée à se rendre outre-Atlantique, il y a quelques années pour essayer d’en savoir un peu plus sur le community organizing. L’expression n’a pas vraiment d’équivalent en français. Il s’agit avant tout de méthodes d’organisation permettant de développer le collectif et d’obtenir un rapport de force obligeant les dominants à concéder et à négocier. Ces méthodes émergent au début du XXe siècle avec le syndicalisme organisant les ouvrières et les ouvriers sur la base de la branche industrielle, incarné par les Industrial Workers of the World (IWW), sur son versant révolutionnaire, puis à la fin des années 1930 avec le Congress of Industrial Organizations (CIO) à la postérité réformiste. Sous l’impulsion de Saul Alinsky, un travailleur social qui s’est formé aux côtés de John L. Lewis, le leader syndical charismatique du CIO, elles se développent aussi à l’extérieur de l’entreprise, le but d’Alinsky étant d’organiser les pans entiers de la population marginalisés et qui ne sont pas touchés par le syndicalisme. Mais il s’agit de le faire avant tout pour améliorer la condition des classes populaires dans le cadre de la démocratie libérale étatsunienne.


L’émergence de ce courant est très lié au contexte étatsunien des années 1930 caractérisé par un possibilisme rooseveltien qui a le vent en poupe et alors qu’ État et capital ont écrasé le syndicalisme révolutionnaire depuis quelques années. Le community organizing serait-il donc soluble dans le capitalisme  ? La réponse n’est pas si simple.

Éthique de l’agir collectif

L’autrice nous montre qu’il s’est certes inscrit largement dans une logique d’intégration des classes populaires. Elle indique ainsi comment les politiciens, d’Obama à Macron en France, en passant par Mélenchon, se sont approprié ces méthodes d’organisation. Cela s’explique notamment par le fait que l’organizing alinskyen a toujours rejeté la politisation de son action et a plus développé des techniques d’action compatibles avec les institutions étatsuniennes qu’une éthique au service d’un projet d’émancipation. Faut-il rejeter pour autant l’organizing  ? Adeline de Lépinay nous montre que les réappropriations de l’organizing ne sont pas linéaires et que certains courants s’en réclamant ont rompu avec le paternalisme et le possibilisme alinskiens pour lui insuffler une visée émancipatrice.

L’émancipation est justement au cœur de son projet d’écriture. Le collectif compris comme expression de la solidarité en est le moyen. Comment alors construire l’autonomie collective  ? Comment articuler liberté de l’individu et force collective, et donc ne pas reproduire les schémas du socialisme autoritaire qui, au final, ont détourné durablement des millions de personnes de l’idée de révolution sociale  ?

L’autrice répond à ce questionnement en appelant à une étroite articulation entre éthique et action collective. On comprend alors que cette dernière ne peut se limiter à des techniques qui certes se révèlent parfois efficaces, mais peuvent être très facilement dévoyées si elles ne remettent pas en cause les rapports de pouvoir et plus largement les divers types d’oppression (de classe, de genre ou encore «  de race  »). De même, elle montre bien que l’éducation populaire peut produire aussi bien de l’utopie que de l’enfumage synonyme de développement personnel et de réussite individuelle. Tout dépend de ce que l’on met derrière. Enfin, et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage, il nous aide à penser le réel en vue de le transformer, notamment en interrogeant les différentes stratégies d’action dans, avec, contre le pouvoir ou hors de lui et leurs possibles interactions.

Dans une période où la volonté d’agir est plus largement partagée mais se heurte au mur d’une aliénation profonde du travail par le capital qui limite le pouvoir d’agir, Organisons-nous  ! ouvre puissamment la réflexion pour nous aider à le développer avec ambition et humilité. Il faut lui souhaiter de rencontrer une large foule de lecteurs et de lectrices, mais il trouvera également toute son utilité et sa raison d’être si des collectifs s’en emparent sans plus tarder.