par Laurent Esquerre (source : « Dossier autogestion » posté sur Alternative libertaire  le 10 novembre 2003)

Quel peut être le rôle des expériences d’auto-organisation, d’autogestion et de contre-pouvoir ? À quelles conditions peuvent-elles contribuer à faire progresser la transformation sociale et lui donner du sens ? Contribution au débat.

La période qui va de la fin des années 70 au début des années 90 a été marquée par un recul du débat sur la transformation radicale de la société et de la nécessaire rupture avec le capitalisme. Illusions portées par la perspective de l’arrivée de la gauche réformiste au pouvoir, effondrement du stalinisme, recentrage des syndicats majoritaires, offensive idéologique du capital, trop grand pragmatisme de l’extrême gauche ont été autant d’obstacles à une confrontation sur ces questions essentielles. Il a fallu attendre l’insurrection zapatiste (1er janvier 1994) puis l’émergence d’un mouvement altermondialisation pour réhabiliter le débat sur l’utopie et faire avancer l’idée qu’un autre monde était possible.

« Un autre monde est possible », cette expression n’a pas le même sens pour tout le monde. Pour celles et ceux qui se refusent à rompre avec le capitalisme et qui ne veulent s’en prendre qu’au libéralisme, elle signifie que ce monde, le capitalisme, pourrait être meilleur et qu’il faut pour cela de véritables mécanismes de régulation. Une régulation qui passerait par la réhabilitation de l’État et une réforme des institutions internationales (Banque mondiale, G8, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce), mais aussi par la création de taxes qui confèreraient un rôle social au capital (taxe Tobin par exemple). Un tel projet réformiste est aujourd’hui sans bases réelles et ne peut compter sur aucune marge dans un contexte marqué par la domination sans partage du capital. L’État « providence » n’aura été qu’un intermède de quelques décennies et il s’est appuyé sur un socle de droits collectifs concédés dans un contexte où le rapport de force était moins favorable au capital. Un capital qui tant qu’il ne sera pas menacé dans ses fondements n’a aucun intérêt à en revenir aux vieilles recettes du fordisme. Les guerres pour le pillage de la planète, la guerre sociale du capital contre les droits des travailleur(se)s, la précarisation, les politiques aboutissant à l’appauvrissement d’une partie croissante de la population mondiale ont donc malheureusement de beaux jours devant eux.

Le rôle des révolutionnaires n’est pas de compter sur la seule dégradation de la situation économique et sociale pour espérer voir les opprimé(e)s reprendre la main. De même, proposer un projet de transformation radicale de la société est nécessaire mais pas suffisant. Dans le Projet communiste libertaire élaboré dans les années 80 par l’Union des travailleurs communistes libertaires et sur lequel s’appuie toujours Alternative libertaire, nous exposons le plus concrètement possible ce que pourrait être une société libertaire sans État et sans classe s’appuyant sur un mode de production et une démocratie autogestionnaire. L’élaboration de ce projet ne s’est pas faite « en laboratoire », elle s’appuie sur l’expérience des luttes et sur les débats qui ont traversé notre courant. Dans ce même projet, nous expliquons en quoi les luttes, les grèves, mais aussi les contre-pouvoirs peuvent contribuer à rompre avec le capitalisme et préfigurer une véritable alternative révolutionnaire.

Dans le présent dossier que nous vous proposons, nous avons voulu mettre en lumière ces graines d’utopie que constituent les centres sociaux de Suisse et d’Italie, les entreprises récupérées au Brésil et en Argentine ou encore les communes rebelles du Chiapas. Nous n’avons pas cherché à tricher avec la réalité en les montrant sous un jour idyllique et n’avons donc pas hésité à en signaler les contradictions et les limites qui sont notamment celles du marché capitaliste et de l’idéologie dominante.

Un rôle pédagogique

Elles montrent chacune à leur façon que l’aspiration à l’autonomie est bien plus répandue qu’on veut bien le croire et que leur rôle pédagogique est essentiel. C’est ce rôle pédagogique qu’assignaient les anarcho-syndicalistes aux écoles, coopératives (de consommation et de production), athénées et autres Bourses du travail qu’ils ont constituées un peu partout en Europe et sur le continent américain. En Espagne la révolution libertaire et les expériences de collectivisation de terres, d’entreprises et de services publics entre 1936 et 1938, n’auraient pas été possibles sans le travail d’éducation et les expériences sociales de la Confédération nationale du travail. De même, l’essor actuel des coopératives et des entreprises récupérées dans certains pays d’Amérique latine s’explique en partie par cette même influence de l’anarcho-syndicalisme qui a été un courant très puissant jusque dans les années 30 dans cette région du monde. Si elles s’inspirent d’un idéal égalitaire, solidaire et souvent libertaire, elles constituent parfois aussi une réponse dictée par la nécessité, c’est-à-dire une alternative, certes partielle mais tout de même réelle, à la misère et aux licenciements.

De l’utilité sociale

En France, dont il est fort peu question dans ce dossier, la perspective de la récupération a été évoquée au moment de la lutte contre le plan de fermeture des usines de Calais et de Ris Orangis du groupe Lu/Danone en 2001. Cette option a du reste été débattue sur les deux sites. À Calais, les ouvrier(e)s et le syndicat CGT ont travaillé sur un plan de reprise de l’entreprise soutenu par la mairie PS-PCF-Alternatifs. Ce plan s’est heurté à la détermination du groupe Danone pour lequel il était impensable que des ouvrier(e)s puissent faire tourner l’entreprise pour leur propre compte. Afin de ne laisser aucune chance à cette option la multinationale a précipité la fermeture du site de plusieurs mois. Sur Ris Orangis, les ouvrier(e)s ont débattu d’un tel projet sans pour autant le retenir. Ils/elles estimaient qu’il était possible de faire redémarrer l’entreprise et de produire sous leur contrôle, mais doutaient de la viabilité du projet quant aux possibilités d’écouler la production. Ce raisonnement peut sembler surprenant quand on sait que le boycott de Lu/Danone avait rencontré un écho réel dans la population. Du boycott à la récupération, il n’y avait qu’un pas que les ouvrier(e)s de Lu/Danone n’ont pas voulu franchir. Peur de l’isolement, peur de l’échec sans doute mais pas seulement. Malgré leur savoir-faire, beaucoup avaient une image profondément dévalorisée de leur travail et de ce qu’ils produisaient et cela a aussi beaucoup joué en leur défaveur.

Cette question de l’utilité sociale est du reste au cœur de la crise du travail. Elle constitue un repère essentiel pour s’opposer aux restructurations du capital, à la marchandisation du monde mais aussi en positif pour refonder un projet d’autonomie et de transformation sociale. Ce que les Lu/Danone n’ont pas fait, d’autres le feront peut-être demain devant la perspective de se retrouver à la rue. Une réflexion qu’il est utile de mener aujourd’hui. Des expériences alternatives qu’on ne peut qu’encourager et soutenir dans le contexte actuel. Car il n’est peut-être pas nécessaire d’attendre une situation d’effondrement économique presque total comme en Argentine pour passer à l’acte. Pour autant, ces expériences n’ont de sens que si elles sont liées à des luttes ou à des mouvements d’émancipation. Expérimenter ne signifie pas qu’il faille se bercer d’illusions sur un prétendu effet boule de neige qui permettrait de déstabiliser le capitalisme. Ces illusions sont celles du coopérativisme et de l’économie sociale qui, partis d’un idéal généreux, ont suivi la voie de l’intégration au marché faute d’articulations suffisamment fortes avec les luttes sociales. Pour cela, une rupture avec le capitalisme, une remise en cause de la propriété des moyens de production et du pouvoir des capitalistes, un affranchissement des institutions garantissant la permanence de ce même pouvoir, sont essentiels. Car c’est cela qui permettra une redistribution générale des richesses.