par Guillaume Davranche (AL Paris-Sud) (source : « Dossier autogestion » posté sur Alternative libertaire le 10 novembre 2003)
L’expérience de « l’autogestion socialiste » en Yougoslavie a, dans les années 60 et 70, fait couler beaucoup d’encre, dans les courants anticapitalistes cherchant une alternative au modèle soviétique. Ce fut notamment le cas du côté de la CFDT et du PSU ; plus timidement du côté des communistes libertaires. L’expérience yougoslave nous instruit pourtant utilement sur l’incompatibilité de l’autogestion avec l’État et l’économie de marché.
Tito fut le premier des leaders communistes, en 1948, à rompre avec Staline puis, dans la foulée, avec le modèle économique soviétique. Contrairement au reste de l’Europe orientale, la Yougoslavie s’est en 1945 libérée pratiquement seule de l’occupation allemande. Les résistants communistes de Tito se sont rendus maîtres du pays sans l’aide de l’Armée rouge, ce qui permet aux dirigeants de la Ligue des communistes de Yougoslavie (LCY – le parti communiste) de jouir d’une certaine autonomie par rapport à Moscou. Or, dans la guerre froide naissante, l’URSS exigeait une discipline absolue de ses alliés et bientôt, les désaccords sur la situation internationale ou les relations commerciales entre Belgrade et Moscou devaient aboutir à une rupture politique. Le divorce fut sanglant. Staline fit assassiner quelques fidèles staliniens accusés de « titisme », la LCY fut exclue du bureau d’information des partis communistes (Kominform) et, du jour au lendemain, la Yougoslavie subit un blocus économique de la part de tous les États de l’Est. De son côté, Tito ne fut pas en reste et, une fois purgée la LCY de sa fraction « prorusse », il parvint à maintenir la Yougoslavie à flot économiquement. Mais le schisme avait profondément ébranlé les communistes yougoslaves. Comment expliquer que deux États socialistes en viennent ainsi à s’affronter ? L’URSS aurait-elle « elle aussi » une politique impérialiste ? Et si oui, quelles étaient les bases sociales de cet impérialisme ? En cherchant à théoriser la rupture, la LCY choisit d’expliquer la politique impérialiste de l’URSS par le fait qu’elle n’était pas vraiment socialiste. Ce n’était pas la voie la plus simple ; la LCY ne recula cependant pas devant ses conséquences pratiques qui devaient être, au plan intérieur, la recherche d’un socialisme alternatif au modèle soviétique…
La « loi fondamentale » sur l’autogestion : une cogestion
En juin 1950, suite à un grand discours devant le Parlement, Tito déposa lui-même un projet de « loi fondamentale » sur l’autogestion des entreprises. Tout en maintenant la propriété étatique des entreprises, leur gestion serait déléguée aux travailleurs. Désormais toutes les entreprises d’État seraient gérées « par les collectifs ouvriers dans le cadre du plan économique d’État ». Ces « collectifs ouvriers » étaient, dans les petites entreprises, l’assemblée générale du personnel et, dans les grandes, un conseil élu de 15 à 120 membres. Le « collectif ouvrier » élisait à son tour un comité de gestion au nombre plus restreint (3 à 17 membres). Au sein de cette instance, élue, siégeait le directeur de l’entreprise désigné, lui, par l’État. Les pouvoirs du collectif ouvrier et du comité de gestion étaient limités au regard des pouvoirs du directeur. C’est le directeur qui exécutait les plans de l’État, embauchait et licenciait, répartissait les postes et veillait à la discipline dans le travail. Le comité de gestion n’était compétent que pour ce qui relevait de l’organisation du travail et des mutations de postes. Il gérait également une petite fraction du revenu de l’entreprise, ce qui restait après le versement des salaires et le reversement à l’État de l’essentiel du revenu.
« L’autogestion » face à l’État : la planification bureaucratique
Si les travailleurs avaient donc leur mot à dire sur la gestion « intra muros » de l’entreprise, les objectifs de production restaient du ressort exclusif de l’État. La planification économique était organisée par la bureaucratie communiste, avec à peu près la même inefficacité qu’en URSS. Le caractère fédéral et multinational de la Yougoslavie conduisit de surcroît à une forme perverse de décentralisation des initiatives au sein de l’État, que l’historien François Fejtö a qualifié de « polycentrisme bureaucratique ». Les dirigeants locaux du Parti se faisaient concurrence pour drainer vers leur région ou leur ville le maximum d’investissements afin de créer des emplois et se faire bien voir de leur hiérarchie. Mais ces « usines politiques » à la viabilité souvent artificielle ont affaibli l’économie yougoslave. Les directives et les quotas de production étaient donc imposés aux travailleurs, il ne leur restait qu’à « autogérer » leur adaptation aux objectifs – parfois aberrants – décidés sans eux. Les collectifs ouvriers furent donc, au départ, de simples chambres d’enregistrement de décisions extérieures, le budget placé entre leurs mains étant trop faible pour être utilisé à quoi que ce soit de significatif.
Une « autogestion » sans transformation du travail
Qu’en était-il plus précisément de la réalité de l’autogestion « intra muros » ? Au quotidien, les membres des collectifs ouvriers ont généralement laissé les mains libres au directeur et à ses proches collaborateurs. Au sein du collectif ouvrier, l’égalité était formelle entre une équipe directoriale qui s’était durant toute la semaine occupé de la gestion, et des travailleurs devant aborder ces problèmes le soir, après la journée de travail. En conséquence, les collectifs ouvriers ont rassemblé naturellement une certaine élite, et la masse des travailleurs s’est complue dans une forme de délégation de pouvoir, en élisant régulièrement au collectif les ingénieurs, les cadres et les ouvriers les plus « capables ».
S’il y avait effectivement une forme de « contrôle ouvrier » sur les décisions, il est impossible de parler d’autogestion, dans la mesure où la hiérarchie travail manuel/travail intellectuel n’était pas remise en cause, et où le « temps de gestion » n’était pas inclus dans le temps de travail. Cette « hétérogestion » se mesure d’ailleurs à l’aune de l’une des formes les plus classiques du contre-pouvoir ouvrier : la grève. Quoique illégales, les grèves n’ont pas été rares et même nombreuses dans la période 1962-65 et après 1970. Cadres et administratifs, pourtant intégrés au « collectif ouvrier » ne participaient quasiment jamais à ces grèves, relatives huit fois sur dix à des questions salariales (contre l’insuffisance et l’inégalité des revenus).
« L’autogestion » étouffée par le marché
Au milieu des années 60, la dégradation de l’économie yougoslave fit prendre conscience aux dirigeants de la LCY que leur système économique était au milieu du gué. Ou bien ils faisaient marche arrière en revenant à la planification étatique totale, ou bien ils poussaient plus loin la logique autogestionnaire en donnant aux collectifs ouvriers toutes les responsabilités de la gestion : embauche, salaires, objectifs de production, etc. C’est le choix qui fut fait en 1965, année cruciale pour « l’autogestion » yougoslave. En juillet, une nouvelle réforme supprima l’impôt sur le revenu des entreprises et libéralisa les prix : désormais l’essentiel des bénéfices reviendrait aux collectifs ouvriers, qui choisiraient eux-mêmes le directeur de l’entreprise. Dorénavant, l’État ne garantirait plus nécessairement la survie des entreprises : elles devraient s’autofinancer, faire appel aux banques, aux capitaux internationaux (à partir de 1967)… ou faire faillite. Le contexte de « l’autogestion » yougoslave changea donc, passant d’un système de capitalisme d’État à un système de capitalisme privé fortement encadré par l’État, étant bien entendu que cela ne remettait pas en cause le principe du parti unique. Il faut souligner qu’au sein de la LCY des considérations nationales avaient surgi dans le débat concernant le « tournant de 1965 ». Les républiques « arriérées » comme la Macédoine ou la Bosnie, craignaient que le marché n’accentue le décalage avec les républiques riches comme la Croatie ou la Slovénie… la suite des événements leur donna raison.
Avec le tournant de 1965, la LCY inventa donc, bien avant le PC chinois des années 90, un nouveau concept : le « socialisme de marché ». Celui-ci n’assura pas plus que le socialisme d’État le développement de la Yougoslavie, mais creusa les inégalités entre salariés et entre régions… ce qui ne fut pas sans rapport avec la montée des nationalismes centrifuges à la fin des années 80.
Pas d’autogestion sans un vrai socialisme
L’échec du socialisme yougoslave – que cet article ne décrypte que très schématiquement – est riche d’enseignements. Elle conclut à l’inanité d’un projet autogestionnaire déconnecté de l’abolition du salariat. Comme en URSS, en Yougoslavie les rapports de production sont restés des rapports salariaux : la force de travail a continué à faire l’objet d’un échange, les travailleurs n’ayant pas de maîtrise sur les moyens de production et pas de pouvoir sur la répartition de la plus-value créée par leur travail. Les choix de société en matière de développement n’appartenaient pas aux travailleur(se)s en tant que citoyen(ne)s, mais à la planification bureaucratique, comme dans le capitalisme ces choix appartiennent en théorie au « marché ». Au sein même de l’entreprise, aucun programme ne fut mis en œuvre pour refondre les métiers et les tâches dans un sens d’égalisation des compétences intellectuelles et manuelles. Un socialisme authentique impliquera d’articuler l’autogestion « dans l’entreprise » (les citoyens en tant que travailleurs) à l’autogestion « politique » (les travailleurs en tant que citoyens). Les modèles marxiste-léniniste ou autogestionnaire-réformiste, qui supposent une séparation entre gouvernants et gouvernés, sont incompatibles avec la démocratie directe. Leur prétention à construire un socialisme de la liberté est caduque. Du côté des libertaires, la prise en compte d’une expérience telle que « l’autogestion yougoslave » nous aide à penser la transformation sociale au-delà du mythe, et avec la rigueur intellectuelle indispensable à un courant révolutionnaire.