Le communisme libertaire : qu’est-ce donc ? (Ballast)

Par Émile Carme (pour Ballast)

Les mouvements communistes et anarchistes, aussi composites soient-ils, ont relégué à l’ombre le communisme libertaire (ou anarcho-communisme) : de part et d’autre, les orthodoxes se méfient. Trop marxiste pour les libertaires, trop décentralisé pour les trotskystes, il évolue à la croisée de ces deux traditions que l’Histoire a volontiers opposées. Approchons.

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Errico Malatesta

L’intitulé « communisme libertaire » naît en 1876, lors d’un congrès organisé par la fédération italienne de l’Association internationale des travailleurs. Soit 5 ans après la Commune de Paris, 19 après l’invention du terme « libertaire », 36 après la mise en circulation de « communisme ». Errico Malatesta et Carlo Cafiero, tous deux italiens, en sont les principaux instigateurs. Si, trop souvent, l’énoncé paraît encore contradictoire, le second lançait pourtant : « Nous devons être communistes, parce que nous sommes des anarchistes, parce que l’anarchie et le communisme sont les deux termes nécessaires de la révolution1. » Le communisme, rappelle Cafiero, incarne l’égalité et l’anarchisme la liberté : deux notions, possiblement contradictoires, qu’il refuse d’opposer. Mieux : il importe de les combiner, de résoudre cette tension par une synthèse inédite.

Aux sources : décrasser les mots

La France se saisit politiquement du terme « communisme » en 1840. L’avocat Étienne Cabet est, la même année, l’un des premiers à en expliciter les visées : dans Comment je suis communiste, il met en garde son lecteur : qu’il ne s’effraie pas d’un tel titre ! Puis s’empresse de trier les « vrais » des « faux » communistes… Les premiers se reconnaissent par leur « plus admirable dévouement pour la cause de l’Humanité » et déploient une philosophie — la « plus douce » et la « plus pure » qui soit — visant au « bonheur des hommes ». Comment ? Par la fraternité, l’éducation, l’intelligence, la dignité et la raison. Cabet, exilé, ancien député et fondateur du journal Le Populaire, estime que l’inégalité est la cause de tous les maux qui frappent le corps social : « Plus de pauvres, ni de riches, ni de domestiques ; plus d’exploiteurs ni d’exploités », tel s’avance son programme, par ailleurs généreux en propositions plus concrètes : représentation du peuple souverain, élections renouvelables, révocabilité des fonctionnaires, concentration de l’industrie, droit au divorce, etc. Cela pour le bien de ce qu’il nomme « la masse du Juste-milieu qui désire sincèrement le bien général », celle qui s’interroge avant tout sur le pain à acheter et le loyer à honorer.

Cabet récuse la violence et promeut l’instauration d’un régime communiste « par la puissance de l’Opinion publique » : si un parti minoritaire se targue de l’imposer aux masses, cela ne pourra, poursuit-il, que conduire à la dictature. Il importe de convaincre. L’auteur en appelle à un « régime transitoire et préparatoire » et se déclare plus « réformiste » que « révolutionnaire ». Une année plus tard sort le journal L’Humanitaire2, bien résolu à « expose[r] clairement et nettement l’organisation communiste » tant, estime le premier numéro, cela fait défaut au jeune mouvement. Le communisme est le système où « toute domination de l’homme sur l’homme serait entièrement abolie3 ». En 1845, le périodique La Fraternité entend à son tour faire connaître la nature de pareille entreprise : celle-ci, en plus d’être « l’affirmation la plus vraie de l’avenir », est l’espoir politique de « tout ce qui travaille et souffre », l’horizon des manœuvriers, des terrassiers, des agriculteurs, des couturières et des petits commerçants qui peinent tandis que les banquiers et les agioteurs réalisent « des gains énormes ». Le communisme, poursuit l’un des numéros, est « la voix du peuple revendiquant pour tous des droits et des devoirs égaux », la négation d’un « ordre social mauvais4 » : sans exclusivisme, il entend embrasser la liberté, l’égalité et la fraternité.

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Karl Marx

« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. » La Ligue des communistes charge Karl Marx et Friedrich Engels — les deux Allemands n’ont pas 30 ans — de rédiger un programme communiste : ainsi naît le fameux Manifeste du parti communiste, paru à Paris l’année suivante, en 1848. « Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances » : et le texte, qui s’imposera comme la référence théorique et pratique du communisme mondial, de s’y atteler…

Rappelons l’affaire à grands traits : l’histoire des sociétés est celle de la lutte des classes ; la bourgeoisie a créé le prolétariat ; elle a ainsi façonné l’arme qui la détruira un jour de manière « inévitable » ; les ouvriers les plus résolus doivent se constituer en parti et renverser la bourgeoise afin de conquérir le pouvoir politique puis d’instaurer la société sans classes. Le binôme allemand contracte sa pensée en une sentence effilée : « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée. » Autrement dit, la propriété bourgeoise, fruit de l’exploitation des travailleurs pour le bien du capital (la propriété du petit paysan ? « Nous n’avons que faire de l’abolir », répondent-ils à leurs critiques). Leur communisme entend en finir avec « l’exploitation de l’homme par l’homme » et se fend d’un décalogue programmatique — de l’expropriation de la propriété foncière à l’abolition du droit d’héritage, en passant par la centralisation du crédit dans les mains de l’État à l’abolition du travail des enfants. Cette société future permettra « le développement de chacun », condition « du libre développement de tous ». Le réformisme non-violent de Cabet laisse donc, en moins de 10 ans, place au révolutionnarisme cuirassé de Marx et d’Engels : seule une révolution — « l’acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons5 », précisera le second deux décennies plus tard — sera en mesure de libérer le peuple de ses chaînes de toujours. Par l’entremise de Lénine, le XXe siècle figera la pluralité communiste originelle dans la pratique que l’on sait : un parti d’avant-garde, un État centralisateur et répressif, un productivisme de principe.

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Pierre-Joseph Proudhon

L’ouvrier, philosophe et économiste Pierre-Joseph Proudhon est le premier penseur à louer le mot « anarchisme ». À lui donner en 1840 — l’année, donc, où Cabet se déclare communiste — une portée politique et philosophique étayée : non pas le chaos, comme le croit le sens commun, mais « le plus haut degré de liberté et d’ordre auquel l’humanité puisse parvenir6 »Quant au mot « libertaire », on le doit également à Proudhon, quoique contre lui : il est inventé en 1857 par l’ouvrier-poète anarchiste Joseph Déjacque, en opposition au terme « libéral »7 et à Proudhon lui-même, qu’il accuse de misogynie, de conservatisme et de libéralisme, bref, de n’être pas un anarchiste authentique, c’est-à-dire un libertaire. Si l’anarchisme offre un noyau dur (la défense de l’individu face aux machines oppressives et la remise en cause aiguë de toutes les dominations8), il ne s’en divisera pas moins en de nombreux courants, souvent contradictoires : l’anarcho-syndicalisme ne mange pas à la table de l’individualisme libertaire9 ; les anarchistes illégalistes armés raillent les anarchistes non-violents ou chrétiens ; le post-anarchisme10 fausse compagnie à l’anarchisme historique, dépassé qu’il serait ; l’anarchisme de droite toise à distance celui de gauche, si tant est qu’il faille classer l’anarchisme à gauche — ce que certains libertaires contestent, rejet des géographies parlementaires oblige… Système politique voire programmatique pour les uns, état d’âme ou « projet éthique11 » pour les autres, l’anarchisme — isme du reste démenti par quelques-uns, lui préférant la seule anarchie — est à ce point hétérogène que le recours à l’étymologie demeure sans doute la seule issue si l’on tient à quelque encadrement conceptuel : anarkhia, absence de pouvoir, de commandement, d’autorité. L’anarchisme, va jusqu’à penser le philosophe libertaire Daniel Colson, « autorise tout le monde à parler en son nom12 ». Le communisme émerge donc du commun, s’affirmant positivement par le collectif ; l’anarchisme, construit sur un préfixe privatif grec, naît d’un geste de retrait, d’un pas de côté13.

Communisme et anarchisme : feu nourri

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Mikhail Bakunin

Rixes légendaires et amplement commentées : Marx contre Proudhon, puis Marx contre Bakounine. Ces duels, politiques autant que personnels, symboles aux sommets de groupements ordinaires et anonymes, enfanteront un conflit séculaire entre communistes et anarchistes. Marx raille les propensions « petites-bourgeoises » et réformistes de Proudhon, sa méconnaissance de la dialectique, ses contradictions et sa vanité ; Proudhon abhorre le communisme (qu’il compare au nihilisme, à la nuit et au silence), ne suit pas Marx dans ses velléités insurrectionnelles et l’accuse de calomnies comme de plagiat ; Marx taxe les idées libertaires de « rêveries d’idéologues », blâme les « docteurs en science sociale14 » anarchistes et qualifie Bakounine de « Mahomet sans Coran15 » et les propositions de son Alliance16 de « bavardages vides de sens » ; Bakounine voue le communisme aux gémonies (trop étatiste, centralisateur, attentatoire aux libertés), n’entend pas se plier à l’idée d’une phase transitoire révolutionnaire ou d’une quelconque « dictature du prolétariat », et, bien que saluant l’extrême intelligence de Marx, ne supporte pas son tempérament « vaniteux et ambitieux, querelleur, intolérant et absolu comme Jéhovah, le Dieu de ses ancêtres [sic], et comme lui vindicatif jusqu’à la démence17 ». Le XXe siècle prolongera ces conflits de papier dans le sang : la révolution bolchevik verra Trotsky appeler à abattre l’écrivain ukrainien libertaire Voline puis Malatesta clamer « Lénine est mort, vive la liberté18 ! ». L’Espagne, terre historique du syndicalisme ouvrier, lancera une révolution anarchiste dont Durruti, du haut de sa colonne militarisée, demeure la figure la plus illustre : la rupture sera définitivement consommée entre rouges et noirs lorsque Moscou donnera l’ordre d’éradiquer les expériences autogestionnaires et accusera, bien sûr à tort, les libertaires et les trotskystes de pactiser avec le fascisme franquiste. La guerre perdure, ici et là : en 2009, le philosophe communiste Alain Badiou qualifie l’anarchisme de « vaine critique19 » et Le Monde libertaire, organe de la Fédération anarchiste, qualifie trois ans plus tard ce dernier de « néostalinien de service20 ».

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Buenaventura Durruti

La Plate-forme : s’organiser et s’unir

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Pierre Kropotkine

Pierre Kropotkine assure en 1892 que « l’anarchie mène au communisme, et le communisme à l’anarchie21 », et explique à la veille de la Première Guerre mondiale, dans La Science moderne et l’Anarchie, que le communisme dispose en lui de deux voies : l’oppression et la liberté, l’autoritarisme et l’anarchisme. À condition d’opter pour la seconde, le communisme — libertaire — constitue la forme de gouvernement social « qui garantit le plus de liberté à l’individu ». Le communisme « autoritaire » (que Cafiero nomme également « étatiste » et que les libertaires associent le plus souvent au marxisme) n’en finit pas de hanter le communisme libertaire. Dans les années 1920, Alexander Berkman publie ainsi What Is Communist Anarchism ? et affirme à son tour que ce projet politique est « fondé sur le principe de la non-agression et de la non-contrainte22 ».

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Nestor Makhno

La parution, en 1926, d’une brochure de 16 pages intitulée Plate-forme organisationnelle de l’union générale des anarchistes donne une assise supplémentaire au mouvement communiste libertaire international. Forts de l’expérience révolutionnaire russe, Nestor Makhno, chef de guerre ukrainien en exil rongé par la « dictature bolchevique-communiste23 » et la déroute anarchiste, et Piotr Archinov, que l’URSS assassinera une décennie plus tard, dressent, aux côtés de trois autres camarades, un bilan critique du mouvement anarchiste. Leurs chefs d’inculpation ? Désorganisation, refus de la responsabilité, égotisme, jouissance individuelle et éparpillement. La Plate-forme entend y remédier et loue la structuration, « l’unité étroite » et l’ancrage au sein du monde du travail. L’abolition du capitalisme (et de l’État) passera par « la révolution sociale violente » et aboutira, grâce à « l’auto-administration des classes laborieuses », à « une société de travailleurs libres ». Cette société communiste libertaire, décentralisée et fédérale, garantira de concert l’égalité sociale et la liberté des individus. L’Union anarchiste communiste adoptera sans tarder ce programme (avant de l’abandonner). En 1991, Alternative libertaire s’inscrira dans le sillon néo-plateformiste. Neuf ans plus tard, la Fédération des communistes libertaires du Nord-Est, fondée à Boston, s’en revendiquera explicitement.

De Fontenis à Guérin : une ligne de crête

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Georges Fontenis

En France, deux penseurs vont s’imposer comme autant de balises du communisme libertaire de la seconde moitié du siècle dernier. L’instituteur et syndicaliste Georges Fontenis, membre de la Fédération communiste libertaire, publie en 1953 son Manifeste du communisme libertaire. Y est ciblé le courant « existentiel » de l’anarchisme, en ce qu’il s’écarte des racines sociales et ouvrières : « Ôter à l’anarchisme son caractère de classe serait le condamner à l’informe, le condamner à se vider de son contenu, à devenir un passe-temps philosophique inconsistant, une curiosité pour bourgeoises intelligentes, un objet de sympathie pour gens de cœur en mal d’idéaux, un sujet de discussion académique24. » Le communisme libertaire rejette la morale bourgeoise autant que le cynisme immoraliste, évince « l’humanisme de pacotille » et renvoie dos à dos la « vieille conception romantique de l’insurrection » et la vision gradualiste des réformistes (pour qui l’humanité avancera pas à pas, sans à-coups ni sursauts, au gré des amendements et des progrès que l’Histoire sème). Fontenis défend ainsi « l’auto-administration, l’auto-gouvernement, la véritable démocratie, la liberté dans l’égalité économique, la suppression des privilèges et des minorités dirigeantes et exploiteuses ». Et trace sa route entre les impasses libérales et marxistes-léninistes.

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Daniel Guérin

En 1984, l’écrivain et historien Daniel Guérin offre, avec À la recherche d’un communisme libertaire, un recueil riche de 15 années de réflexion. Guérin a été sympathisant trotskyste, anarchiste puis communiste libertaire — son ouvrage s’avance dès lors comme « synthèse, voire dépassement, de l’anarchisme et du meilleur de la pensée de Marx ».

Que reproche-t-il au drapeau noir ? Ses infantilismes, son penchant à l’utopie, son romantisme, sa désuétude. Que reproche-t-il au drapeau rouge ? Sa propension à la dictature, sa passion étatiste, son goût pour les minorités professionnelles, sa croyance élitiste en une science du devenir historique, son autoritarisme léniniste, son jacobinisme centralisateur. Daniel Guérin parle de « frères jumeaux, frères ennemis ». L’autogestion, le rejet de la bureaucratie, le fédéralisme (principalement proudhonien), le syndicalisme et la valorisation de l’individu demeurent à ses yeux des matériaux libertaires plus que nécessaires. Le communisme libertaire, conclut-il, déteste autant « l’impuissante pagaille de l’inorganisation » que « le boulet bureaucratique de la sur-organisation » : il se méfie pareillement du Parti et de la foire politicienne électoraliste ; il est internationaliste sans jamais, au nom de quelque universalisme hors-sol et orgueilleux, nier les spécificités propres à chaque pays ; il fait sienne l’aspiration fédéraliste et ne récuse pas la planification démocratique ; il arrache les médias de masse des mains des oligarques et décentralise ; il se préoccupe de l’environnement et n’écarte pas, par principe, l’idée de transitions ; il ne se pense pas comme groupusculaire et coïncide avec « les instincts de classe de la classe ouvrière ». « L’anarchisme est inséparable du marxisme. Les opposer, c’est poser un faux problème. Leur querelle est une querelle de famille. »

Trois chantiers

Préférons, à la multiplication des références, nous attacher à trois propositions contemporaines porteuses de la diversité de ce mouvement qu’aucun marbre ne saurait fixer pour l’éternité : le municipalisme libertaire, l’organisation Alternative libertaire et l’ouvrage Affinités révolutionnaires — Nos étoiles rouges et noires. 

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Murray Bookchin

Fondé dans les années 1970 par le penseur états-unien Murray Bookchin, ledit municipalisme (parfois appelé communalisme) aspire à bâtir une société articulée autour de trois notions phares : la démocratie directe, l’écologie sociale et la décentralisation. Dans les années 2000, il accompagne la mutation du PKK puis, à partir de 2011, inspire la révolution menée dans le Rojava syrien. Le municipalisme libertaire entend fonder, en lieu et place de l’État-nation, un réseau de communes coordonnées de bas en haut par une Commune des communes — chaque municipalité, dotée de sa garde civique, fonctionnant autour d’une assemblée populaire instituée et garante du principe majoritaire. Ni Grand Soir ni réformisme, mais un patient et méthodique processus révolutionnaire populaire : « Le passage à une autre société ne se fera pas par une explosion soudaine, sans une longue période de préparation intellectuelle et morale25. »

communiste-libertaireL’organisation française Alternative libertaire publie à la fin des années 1980 son Projet communiste libertaire. Réédité jusque dans les années 2000, il constitue à ce jour, avec les travaux de Bookchin, la projection la plus concrète de ce que pourrait être une société post-capitaliste et communiste libertaire. Après avoir rappelé les fondamentaux de cette tradition et le double rejet qui la structure — le marxisme-léninisme étatiste et ultra-centralisateur ; l’anarchisme romantique, individualiste, hostile aux lois comme au pouvoir —, l’organisation invite à réinventer le socialisme sans purisme, à intégrer le marxisme pour mieux le dépasser, à bâtir un communisme de la liberté et de l’éthique, à fonder, par la base, un mouvement anti-autoritaire de masse. Autogouvernement, fédéralisme, décentralisation, contre-pouvoir et pouvoir des travailleurs (prolétariat ouvrier, chercheurs, techniciens, enseignants, intellectuels, etc.), services publics, assemblées et conseils élus et révocables : autant de ressources nécessaires à cette révolution également entendue comme processus. Une société achevée est un leurre : il n’existera jamais aucun « stade » actant la fin de l’émancipation. La population, mobilisée et organisée en contre-pouvoir communiste libertaire, deviendra le pouvoir, se substituant à l’État (qu’il désarmera et démantèlera) et se défendant, par la violence s’il le faut, contre les attaques de ce dernier (une violence non pas isolée mais encadrée par la dynamique de masse, « consciente et lucide »). Le temps de travail sera possiblement réduit à deux heures quotidiennes ; les revenus seront égalisés dans des proportions à définir ; l’économie de marché disparaîtra au profit du seul marché des biens de consommation ; la planification de l’économie se fera démocratiquement ; le droit (bourgeois) deviendra le contrat ; les forces de l’ordre seront remplacées par des structures contrôlées par la population ; l’armée cèdera la place à une défense civile populaire : « Il y a une vie après le néolibéralisme, elle mérite d’être vécue. »

En 2014, Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, et le philosophe écosocialiste Michael Löwy publient l’ouvrage Affinités révolutionnaires. Le tandem exhorte à une solidarité effective entre marxistes et libertaires en se plaçant sous le signe pluraliste de la Première Internationale. « Plutôt que de comptabiliser les erreurs et les fautes des uns et des autres — les kyrielles d’accusations réciproques ne manquent pas —, nous voudrions plutôt mettre en avant l’aspect positif de cette expérience : un mouvement internationaliste divers, multiple, démocratique », expliquent-ils ainsi. Si les auteurs proviennent intimement de la tradition communiste, ils n’en rejettent pas moins l’autoritarisme bolchevik, la répression de Kronstadt (ratifiée par Trotsky) et vont jusqu’à déclarer : « Reconnaissons-le : à l’échelle de l’Histoire, le mouvement anarchiste porte le drapeau de l’émancipation individuelle bien plus haut que la famille marxiste. » L’ouvrage appelle, partant, à chercher un point d’équilibre, atteignable en individualisant le communisme et en collectivisant l’anarchisme. Accepter le pouvoir à condition de le contrôler démocratiquement et par la base, s’inspirer du zapatisme comme de Daniel Guérin, louer la prescience écologiste et sociale de Bookchin mais critiquer sa technophilie et sa foi en l’échelle locale, instaurer le fédéralisme des entités autogérées, ne pas débouter par principe les élections, placer l’écologie politique en son cœur : autant de pistes ébauchées « pour bâtir une société désaliénée, égalitaire » et « jeter des ponts » à même de construire la convergence idéologique et pratique des prochaines batailles. Mais Besancenot de confier à la présente revue, en 2016 : « Il y a un instinct de propriété sur l’héritage politique assez fort chez les rouges autant que chez les noirs. »

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