Par Fabrice (FOB)

Depuis 2006 en Argentine, la Fédération d’organisations de base (FOB) contribue à animer le mouvement social piquetero selon des principes libertaires, en affirmant une ligne féministe de classe. Alors que trois de ses militantes feront une tournée de réunions publiques en France, organisées par l’UCL, un camarade de la FOB explique le sens de leur combat.

Septembre 2019 : trente organisations et des milliers de personnes bloquent la circulation et campent sur la plus grande avenue du pays, en plein cœur de Buenos Aires. Cette mobilisation est une énième réponse à la situation créée par la droite libérale au pouvoir depuis quatre ans : politiques d’austérité, politique d’endettement auprès du FMI, inflation de plus de 50 % et augmentation de la pauvreté correspondante, etc. Les organisations demandent que soit décrété l’état d’urgence alimentaire. Elles veulent recevoir pour leurs cantines populaires davantage de nourriture et d’ «  allocations  ».

Le mouvement Piquetero

Ces organisations font partie de ce qu’on appelle le « mouvement piquetero », un conglomérat d’organisations sociales, chacune avec ses spécificités selon qu’elles se structurent autour de partis politiques, de syndicats ou d’autres groupes militants. On estime qu’elles rassemblent environ 300 000 personnes, chômeurs et chômeuses ou précaires. Les plus grosses structures sont dirigées par des péronistes qui ont directement bénéficié des ressources octroyées  [1].

En Argentine il n’existe pas de système de protection sociale. L’État met en place des programmes dit de « contention » c’est-à-dire qui visent à contenir les actions et mouvements sociaux, et qui sont essentiellement des dispositifs de «  formation par le travail  » (se transformant souvent, en pratique, en simples allocations). N’étant pas des programmes universels accessibles à toutes et à tous, pour en bénéficier il faut soit entrer dans le réseau clientéliste propre au péronisme, soit faire partie d’organisations piqueteras qui se mobilisent – généralement en coupant les routes – et obtenir ces ressources par la lutte.

Une organisation sur des bases libertaires

Lors des mobilisations, on peut voir les banderoles et drapeaux rouge et noir de la FOB, la Fédération d’organisations de base, née en 2006, rassemblant plusieurs structures à Buenos Aires (certaines existant depuis 2001) et dans des provinces argentines. Libertaire dans ses principes d’action et d’organisation, elle rassemble autour d’assemblées hebdomadaires des milliers d’hommes et surtout de femmes, habitant des bidonvilles ou des quartiers relégués. Elles et ils s’organisent et luttent pour améliorer leur quotidien, se retrouvent avec leurs « semblables » pour créer du commun, apprendre à travailler ensemble et à faire les choses collectivement, sur un pied d’égalité.

Même si ces organisations ont été impulsées par des militant·es anarchistes, la FOB ne se revendique d’aucune idéologie spécifique, même si elle a une charte de principes libertaires. Il s’agit de s’organiser en dehors des partis politiques, d’être indépendant de l’État, des syndicats et des églises, de fonctionner sans chef·fes, de la manière la plus horizontale possible. Au-delà de l’objectif d’amélioration des conditions de vie, nous nous organisons et luttons en vue d’un changement social. Nous cherchons autant à construire une force sociale autogestionnaire qu’à développer des pratiques « préfiguratives »  [2], ici et maintenant. Actuellement, la FOB est une organisation moyenne dans le mouvement piquetero puisqu’elle regroupe autour de 5 000 personnes. Nous cherchons constamment à étendre l’expérience, en ouvrant de nouvelles assemblées dans d’autres quartiers et de nouvelles régions.

La particularité des organisations de Buenos Aires est qu’elles sont composées dans leur majorité de personnes d’origine immigrée (boliviennes, péruviennes, paraguayennes). Cela s’explique par leur implantation territoriale (bidonvilles) et par le fait que ces personnes vivent dans des conditions de précarité. Mais ce qui saute aux yeux pour quelqu’un d’extérieur, c’est le grand nombre de femmes participantes et investies dans les différentes instances. Le mouvement de travailleurs et travailleuses sans emploi « Lutte et dignité de Lugano », un des groupes de la FOB, est composé à plus de 90 % de femmes, dans leur majorité d’origine bolivienne. Chaque organisation de la FOB a une assemblée de femmes ou féministe.

Ateliers de formation, de réflexion, mobilisations en particulier pour le droit à l’avortement ou contre les féminicides : la FOB est membre de la Campagne nationale contre les violences faites aux femmes. Ce qui se passe dans les assemblées de femmes et l’axe antipatriarcal traversent toutes les instances et les activités de la FOB.

Bras de fer avec l’État

Des ressources sont donc arrachées à l’État grâce aux mobilisations et négociations. Elles permettent à chaque compañera et compañero de bénéficier d’un revenu minimum. Ensuite, au sein de la FOB, nous effectuons ce que l’on appelle une «  resignification  » de ces programmes, ce qui veut dire que nous les vidons de leur logique étatique pour les utiliser en fonction de nos propres intérêts ou de ceux du quartier. La FOB organise ses propres groupes de travail et commissions. Actuellement dans les trois organisations de Buenos Aires, il existe des groupes de nettoyage d’espaces publics, de construction-rénovation, des ateliers textile, poterie, graphisme, radio, percussion pour les manifs, soutien scolaire, ainsi que des commissions santé, autodéfense (pour les manifs) et médias. Nous avons également une cantine populaire ouverte aux gens du quartier.

Le 27 octobre a lieu le premier tour de l’élection présidentielle. Face à Mauricio Macri, l’actuel président de droite, un « ticket » péroniste – avec Alberto Fernández et l’ancienne présidente Cristina Kichner comme candidate à la vice-présidence – a toutes les chances de l’emporter. Ce ticket est soutenu par toutes les grosses organisations piqueteras péronistes. En cas de victoire, il y a fort à parier que leurs dirigeant·es obtiennent des postes au ministère des Affaires sociales où ils pourront élaborer des politiques publiques pour le secteur. Cela entraînerait une recomposition du camp populaire où, d’un côté, seront bénéficiaires les organisations soutenant le gouvernement et de l’autre les organisations cherchant à maintenir leur indépendance et leur autonomie.

Alternative Libertaire, le mensuel