par Nico Lombardi (AL Bruxelles)

On affirme aujourd’hui que la démocratie représentative semble illégitime aux yeux de la population, que non seulement les représentants n’écoutent pas ou plus les revendications populaires mais – et bien plus encore – à l’heure de la globalisation néolibérale, que l’ensemble du champ politique serait soumis à la volonté du capitalisme mondiale. Ce postulat est partagé par beaucoup d’acteurs tant à droite, que du côté de certaines franges de la gauche « sociale-démocrate » ou « altermondialiste ». C’est ainsi que beaucoup militent pour plus de démocratie, pour plus de représentativité et un contrôle accru du politique sur l’économique, afin –espèrent-ils- de palier à la dépossession de la souveraineté populaire des citoyens. C’est par exemple dans cette optique que le mouvement des Indignés se bat pour une « démocratie réelle » ou qu’ATTAC défend une taxe sur les transactions financières (taxe Tobin).  Comme si, moyennant une réforme citoyenne de la démocratie bourgeoise, l’exercice du gouvernement deviendrait une puissance exécutrice de la volonté populaire faisant fi de la réalité structurelle de l’Etat – une puissance exécutrice du capitalisme.

L’instauration de la démocratie représentative a pu nourrir cette illusion et cacher la domination du gouvernement et de l’économie sur la souveraineté populaire, tel que le notait à juste titre Giorgio Agamben. Le pouvoir qu’il soit représentatif ou non est domination. Les groupes dominants ont simplement paré leur domination de l’artéfact de la représentation. Dès lors, le postulat qui consiste à considérer que la démocratie bourgeoise – sous sa forme représentative – a pu ou pourrait un jour devenir plus inclusive, plus représentative est une illusion. D’ailleurs, il est important de se remémorer que c’est bien la bourgeoisie qui – parce qu’elle disposait de moyens de plus en plus importants lui permettant de s’autonomiser du pouvoir royal – contribua à l’instauration de la démocratie représentative afin de pouvoir peser sur les décisions politiques. Les diverses assemblées constituantes ne représentaient en réalité que les groupes dominants et son ouverture progressive aux dominés ne doit pas cacher qu’il s’agissait de concessions faites afin de conserver leur position dominante ou d’accorder des droits aux dominés lorsque le rapport de force était en leur défaveur.

Cassons une idée répandue en cette période de crise aigue du capitalisme. L’idée somme toute simpliste que la globalisation et les marchés domineraient le politique au dépend de l’état et des politiciens eux-mêmes. Que les hommes politiques élus démocratiquement – et donc à travers eux, les citoyens – seraient dépossédés de leur pouvoir décisionnel par la toute puissance de la dette et des marchés financiers. Leur pouvoir d’action serait donc entravé, les rendant incapables d’agir concrètement face à la crise et aux marchés. Ainsi, de manière idéale si la toute puissance du capitalisme financier n’était pas, tout bon citoyen pourrait penser que l’appareil étatique et ses politiciens se mobiliseraient pour défendre l’intérêt général de l’ensemble de la communauté… En filigrane, c’est à nouveau l’illusion que l’état (et ses organes gouvernementaux) serait un arbitre neutre, qu’il défendrait l’intérêt du « peuple » de manière impartiale. Or il faut le rappeler, l’état n’est pas neutre, tout comme les politiciens ne le sont guère plus. L’état n’est pas un acteur désincarné par rapport à la société, il n’est pas indépendant des rapports sociaux. Au contraire, il en est la matérialisation. Il cristallise les rapports de forces à chaque période et est au service de la classe dominante en utilisant s’il le faut  la violence et la contrainte. L’état chez Marx, est donc l’instrument de la domination bourgeoise. «Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’État a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet État n’est autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur » (L’idéologie allemande, p.105). Il y a donc confusion (par un tour de passe-passe idéologique) de la sphère privée (la propriété privée des moyens de production) et la sphère publique (l’état) au profit des capitalistes.

Partant de là, si la crise met en lumière les dissensions internes entre capitalisme industrielle et capitalisme financier, l’état reste – ce qu’Engels exprimait déjà par – « l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures du mode de production capitaliste » et les menaces d’hier comme d’aujourd’hui pour la classe dominante organisée restent les mêmes, à savoir le prolétariat et les capitalistes isolés » (Socialisme utopique et socialisme scientifique, p.93). Et même si les politiciens pris au jeu politique dans leur pathétique illusio, peuvent aller jusqu’à croire niaisement qu’ils sont réellement dépossédés de leur prérogatives, en réalité ils poursuivent les intérêts – parfois contradictoires – de la classe dominante capitaliste…

La mise en place top-down d’un processus de participation citoyenne depuis les années 90 n’est donc qu’un approfondissement de la démocratie bourgeoise par d’autres chemins, elle ne remet pas en cause l’existence même de cet appareil idéologique au profit de la classe dominante qu’est la démocratie, au contraire elle l’intensifie en intégrant les critiques dont elle fait l’objet depuis les années 60 tout en se légitimant par ailleurs. Pourquoi ? Parce que « la classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose, du même coup, des moyens de production intellectuelle » (L’idéologie allemande, p.75). Et l’idéologie participative n’est qu’un leurre qui a pour but de maintenir les structures de domination. Que le citoyennisme soit impulsé du haut vers le bas ne relève pas du hasard, tout comme l’inclusion des outils participatifs au sein de l’étude des politiques publiques dans les tours d’ivoires universitaires et autres think-tanks. Les instruments de « participation », de « consultation » ou de « débat citoyen » ne sont que des moyens de légitimer des décisions politiques qui, par ailleurs, sont validées en dernière instance par les politiciens eux-mêmes (on ne traite pas ici des instruments de démocratie semi-directe du type referendum mais bien d’une valeur citoyenne ajoutée) et d’ainsi donner l’illusion aux individus qu’en se battant pour une « démocratie réelle » ils obtiendront une égalité politique. Egalité qui n’est que pure fiction. Comme s’il pouvait exister un espace politico-juridique autonome et indépendant des rapports d’exploitation et de domination où chacun serait égal dans un monde capitaliste profondément inégalitaire.

Un peu partout dans le monde (Belgique, France, Brésil, Québec pour ne citer qu’eux), il existe bien d’un point de vue juridique des dispositions favorisant la participation citoyenne (jurys citoyens, débats publics, budgets participatifs, etc.), mais dans la plupart des cas, ces mécanismes, dont le champ d’action est restreint selon la doxa du agir local à l’échelle des quartiers ou des communes, sont purement consultatifs et leur impacte réel est limité pour ne pas dire inexistant (on ne traite que de sujets secondaires). Ils relèvent plus d’une stratégie markéting et du bon vouloir des élus locaux que d’une participation réelle. De plus, de part leur constitution fictive, ces techniques de participation reproduisent les inégalités sociales. D’une part, en atomisant les individus, elles les privent de la solidarité de groupe. D’autre part, en mettant en place un modèle désincarné des réalités sociales, elles privilégient la participation de ceux qui ont un capital social, culturel, économique et symbolique élevé. Elles réconfortent leur prétention à la parole légitime et aux compétences politiques et au contraire dépossèdent les groupes sociaux défavorisés ou dominés tout en privatisant la participation.

Que se cache-t-il réellement derrière ces mécanismes de participation promus par toutes les grandes institutions (FMI, Banque Mondiale, Union Européenne, etc.) ? En réalité, une nouvelle forme de gouvernementalité, une technologie de pouvoir avec des outils participatifs standardisés et bien encadrés par les « décideurs » politiques et les techniciens du savoir. Un moyen de valoriser et de rendre légitime certains modes d’expression citoyenne considérés comme démocratiques, et inversement d’exclure la masse informe et dangereuse qui refuserait de se plier à cette démocratie civilisée et donc inoffensive. Parallèlement, on créée des spécialistes de la contestation, véritables professionnels payés pour contester, financés par les pouvoirs publics et accrédités à parler au nom de tous dans les enceintes décisionnelles (des ONG et autres organismes qui ne représentent pourtant qu’eux-mêmes). En institutionnalisant la contestation, on la désamorce par une stratégie visant à pacifier les conflits sociaux sous la forme du consensus. De même, en désorganisant les liens effectifs de solidarité et en les réorganisant selon des modalités et des normes fictives qui échappent aux conditions matérielles ou à la volonté des groupes sociaux, c’est également la potentialité radicale de la contestation qu’on étouffe en dépossédant les individus du choix et des moyens de leur action politique.

En somme, loin de constituer une rupture avec le capitalisme néolibérale qui s’accommodait très bien du silence des dominés, la participation citoyenne représente une tentative de réorganisation favorable à la structure étatique garante de l’ordre des choses. Un nouvel art de gouverner donc, une reformulation bourgeoise de la participation désamorçant ainsi le mécontentement et toutes critiques radicales du système. Un simulacre sans conséquence à l’image du carnaval qui donne la possibilité au dominé de se mettre à la place du dominant pendant un jour et – détail qui a son importance- un business lucratif pour les experts en communication et en management…