Par Nicolas Pasadena (commission antiraciste d’AL)
Les émeutes de Los Angeles débutent après l’acquittement des policiers impliqués dans le tabassage de Rodney King, et touchent de plein fouet une Amérique blanche et riche, qui célèbre au début des années 1990 le triomphe du modèle américain. Ces révoltes, suivies en direct par toute la planète, sont révélatrices du nouvel ordre social.
L’événement que constituent les émeutes de Los Angeles n’est pas toujours apprécié à sa juste importance. Pourtant la situation générale des prolétaires racisés états-uniens de 1992 n’est pas sans écho ailleurs dans le monde après trente ans de libéralisme économique.
Les émeutes de Los Angeles explosent après 20 ans de reflux des luttes du mouvement noir. Les émeutes des années 1960, à l’apogée des mouvements pour les droits civiques et du « Black Power », avaient lieu dans un contexte fortement revendicatif et nul ne doutait de leur caractère politisé. Ces mouvements ont dû essuyer une très lourde répression, les militants et militantes du Black Panthers Party (BPP) furent pourchassés et beaucoup furent emprisonnés et assassinés. L’effondrement du BPP dans les années 1970 marque en quelque sorte la fin des grands mouvements de protestations noirs [1]. Par la suite, les stratégies politiques plutôt réformistes et moins radicales gagnent du terrain : la décennie 1980 fut marquée notamment par la nomination aux primaires démocrates du révérend noir Jesse Jackson.
Les luttes pour les droits civiques, malgré des victoires considérables, n’ont pas réussi à parvenir à une égalité réelle. Ainsi, si juridiquement la ségrégation n’existe plus, par le biais des rouages du capitalisme et de l’État, l’oppression raciale perdure. Dans les années 1980, avec l’arrivée au pouvoir de Reagan, les ghettos vont connaître de lourdes attaques. La politique libérale et de privatisations entreprise durant cette décennie ravage les quartiers noirs : suppressions de services sociaux, des budgets alloués à l’école publique, chômage, disparition rapide de l’État social à tous les niveaux, etc. Ces quartiers plongent dans la pauvreté extrême ; pour nombre de jeunes noirs à l’époque, il y a peu chance de sortir du ghetto ou de s’enrichir par la voie légale. Ce climat social dégradé favorise la mise en concurrence des communautés et des tensions qui en résultent.
Los Angeles et les tensions communautaires
La situation des ghettos de Los Angeles (LA) au début de la décennie 1990 est particulièrement emblématique de ce climat social. Ces quartiers sont concentrés au sud de LA (notamment les quartiers de South-Central, Compton et Watts) et ont été sévèrement touchés par la récession nationale de la fin des années 1980. Ils concentrent des minorités ethniques noires, asiatiques, et latinos. La composition « raciale » de ces quartiers, historiquement noirs, a évolué lorsque les Hispaniques s’y sont installés (leur population aurait augmenté de 119 % en une décennie [2]).
À cela s’ajoute l’implantation de populations d’origines coréennes qui deviennent propriétaires des petites épiceries et des boutiques, anciennement détenues par des Noirs. La compétition économique entre les différentes populations des classes ouvrières est à l’origine d’une certaine animosité raciale : ainsi, dans les années 1980, les entreprises du centre de LA se séparent de la plupart de leurs employé-e-s noirs pour les remplacer par des immigrants et immigrantes latinos, payés moitié moins que leurs prédécesseurs syndiqués.
La pauvreté de ces communautés doublée par l’arrivée du crack dans les quartiers noirs favorisent les guerres de gangs. Les gangs aux États-Unis ne sont pas un phénomène seulement adolescent – des pères de familles, même parfois âgés, en font partie – et ne se résument pas à un seul phénomène de criminalité mais possèdent des aspects socio-structurels : l’appartenance à un gang représente une alternative sociale et possède un caractère affectif et identitaire. Mais la politique répressive contre ces gangs est impitoyable et dans tous ces quartiers, les violences policières sont monnaie courante.
L’affaire Rodney King
C’est dans ce climat que survient le 3 mars 1991 le tabassage de Rodney King lors d’un contrôle radar par quatre policiers. Surpris à une vitesse de 160 km/h, il refuse de sortir du véhicule. En état d’ébriété, il finit par s’en prendre à eux et à les renverser par terre. Les policiers font alors usage de matraques électriques de 50.000 volts. En moins de deux minutes, les policiers s’acharnent sur King et lui assènent pas moins de 56 coups de matraque classique. Vingt-quatre autres policiers sont ameutés sur les lieux : aucun n’intervient pour calmer leurs collègues déchaînés.
Ce tabassage filmé par un vidéaste amateur, George Holliday, est diffusé sur les chaînes de télé américaine et provoque une forte indignation. La solidarité autour de Rodney King se met en place, ce qui vaudra aux policiers un procès très médiatisé.
Les quatre policiers : le sergent Koon (qui commandait), Powell et Wind (les deux auteurs de coups de bâton), et Theodore Briseno (auteur d’un violent coup de pied) sont accusés d’« usage abusif de la force ». La vidéo de George Holliday est versée au dossier et sera examinée image par image par des experts. La défense ayant réfuté les Afro-américains, le jury est composé de dix Blancs, un Asiatique et un Latino. Le 29 avril, après sept jours de délibérations, le jury acquitte les quatre officiers de police.
« No justice, No Peace »
L’acquittement des policiers met le feu aux poudres et des émeutes surviennent dès le premier soir. Le deuxième jour, la violence se répand sans aucun contrôle. On assiste à la télévision à des échanges de tirs quand les Coréens propriétaires de magasins décident d’utiliser des armes à feu afin de défendre leurs boutiques des pillards.
La couverture médiatique, possible grâce aux hélicoptères des équipes de télévision, permet une très large diffusion de l’événement, et les scènes de violence, notamment les images de la ville en flamme, des boutiques ouvertement pillées, et les coups de feu tirés, choquent le monde entier. D’autres émeutes, plus petites, ont lieu dans d’autres villes des États-Unis, comme à Las Vegas, San Francisco, Oakland ou encore New York, Seattle, Chicago, et même dans la ville canadienne de Toronto.
Un couvre-feu, le déploiement de troupes de la garde nationale californienne et des troupes fédérales dépêchées afin de mettre fin au « désordre », finit par faire diminuer la violence. C’est la plus grande opération de rétablissement de l’ordre coordonnée de l’histoire. Pendant des semaines, des unités de la police de L.A. recherchent les biens volés en pénétrant dans les logements ouvriers, pendant que les agents de la police des frontières patrouillent dans les rues à la recherche d’étrangers et d’étrangères en situation irrégulière. 13.212 personnes sont arrêtées, les peines d’amende et d’emprisonnement prononcées sont dans plusieurs cas complètement disproportionnées [3].
Un lourd bilan
Les estimations du nombre de morts varient entre cinquante et soixante. 3.600 incendies sont allumés pendant ces émeutes, détruisant 1.100 bâtiments. Les commerces possédés par des Coréens et d’autres immigrants asiatiques sont principalement visés, même si ceux des Blancs et Noirs sont également attaqués. Certains gangs en profitent pour régler leurs comptes avec d’autres bandes et la police.
Certains commentateurs déclarent que les émeutes ne sont pas politiques mais seulement l’occasion d’actes crapuleux et de règlements de comptes. Si la révolte ne connut pas de relai idéologiquement revendicatif contrairement aux émeutes du temps du Black Power, elle est pour autant fortement politique. Un des slogans des émeutes a d’ailleurs fait florès depuis : « Pas de justice pas de paix ».
Outre le verdict du procès, de nombreux facteurs sont cités comme causes des émeutes, parmi lesquelles le taux de chômage extrêmement élevé parmi les résidents des quartiers du sud de la ville, et l’attitude de la police de LA perçue comme particulièrement violente et utilisant des profils raciaux. Le chef de la police Daryl Gates, déjà critiqué depuis longtemps pour le racisme et la corruption qui sévissaient dans son service, est renvoyé quelques temps après.
Les révoltes ont d’autres impacts : l’opinion publique réclame un nouveau procès des policiers, et des charges fédérales, pour violation des droits civiques, sont déposées contre eux. Le verdict est lu le samedi 17 avril 1993 : deux des agents, l’officier Laurence Powell et le sergent Stacy Koon, sont déclarés coupables tandis que les deux autres sont acquittés. À la suite de la vidéo du tabassage, plusieurs organisations de « copwatch » (littéralement « surveillance de flics ») se développent aux États-Unis.
Des émeutes révélatrices du nouvel ordre social
Les images du tabassage de Rodney King sont diffusées sur les télés au moment même où la guerre du Golfe prend fin, quelques mois après la dissolution de l’URSS et la victoire du capitalisme triomphant. Elles font quelque peu partir en fumée le conte de fée que l’Occident vit à cette époque, celui de la fin de l’histoire, l’instauration d’un monde meilleur sous la coupe du marché et la victoire du rêve américain. Le racisme et les injustices sociales resurgissent alors violemment dans la réalité étatsunienne.
Pour en réduire l’impact social explosif, la criminalisation des émeutiers et des gangs sont le mot d’ordre. Depuis, les dominations raciales n’ont pas disparu aux États-Unis, comme l’a prouvé la gestion des réfugiés noirs lors de l’ouragan Katrina en Louisiane, en 2005. Si l’élection de Barack Obama a tenté de faire croire à la naissance d’une Amérique post-raciale, la réalité est toute autre : les conditions de vie des noirs dans les ghettos en 2012 ne sont pas meilleures qu’en 1992, la crise économique est passée par là et les conséquences sont énormes pour les minorités raciales aux États-Unis.
Si la situation étatsunienne est spécifique, elle n’est pas sans similitude ailleurs. Le constat est clair : à travers le monde, les minorités racisées sont généralement en bas de l’échelle sociale, reléguées dans une forme de marginalité urbaine et territoriale, distincte selon les pays (que ce soit dans des bidonvilles, des quartiers-ghettos ou encore dans des zones rurales) et soumises à l’oppression policière.
Cette frange du prolétariat ne disposant pas toujours des moyens de luttes ni des solidarités des différents mouvements d’émancipation, les stratégies individualistes, les phénomènes de gangs et les replis et divisions identitaires s’y développent.
Parallèlement nous constatons depuis quelques années une expansion du phénomène émeutier à travers le monde [4] : les émeutes Rodney King ont en quelques sortes inauguré cette période. Elles restent une des seules manifestations politiques porteuses d’exigence de justice pour les catégories les plus pauvres du prolétariat.